L’aéroport international du Caire ne se trouvait peut-être qu’à 25 kilomètres des pyramides, mais il fallut plus d’une heure à O’Connor et Aleta pour accomplir cette distance dans les embouteillages. O’Connor ralentit en arrivant aux abords de l’enceinte du Mena House Hotel, construit à l’ombre de la grande pyramide elle-même, mais dès qu’il se trouva dans l’allée menant au portail, leur voiture fut littéralement prise d’assaut par une meute de jeunes garçons. Les guides illégaux étaient aux abois : le flot des touristes ne cessait de se tarir. Il n’était, dès lors, pas étonnant que chaque gamin se montre plus agressif que son voisin.
— Plus ce Printemps arabe se prolonge, plus ces gosses deviennent téméraires, dit Aleta en leur faisant gentiment signe de s’éloigner.
— Pour eux, ça ressemble plutôt à un Hiver arabe, dit O’Connor en freinant alors que l’un des enfants, plus désespéré encore que les autres, se jetait carrément sur leur capot.
La sécurité de l’hôtel vint les débarrasser de cette escorte et referma le portail derrière eux.
Ils passèrent à la réception où la réservation faite par O’Connor avait bien été prise en compte. Un groom les accompagna dans l’extraordinaire suite Montgomery décorée par de nombreux chefs-d’œuvre originaux, à commencer par la porte d’entrée incrustée de nacre. Quant au mobilier, il aurait fait un malheur dans n’importe quelle vente aux enchères chez Christie’s ou Sotheby’s.
— C’est incroyable, déclara Aleta, impressionnée malgré elle. Et, bien sûr, il n’y a que toi pour nous trouver une chambre dont les meubles proviennent d’un harem !
Il sourit, goguenard. Elle avait raison : tous ces coffres, tables et divans étaient issus du harem d’un sultan depuis longtemps disparu. Le bâtiment lui-même avait été initialement construit en 1869 pour servir de relais de chasse au roi d’Égypte, Ismaïl Pacha, et n’était vraiment devenu un hôtel qu’en 1886. Plus d’un siècle après, il conservait toute sa gloire. O’Connor détestait les cinq-étoiles tapageurs, préférant les établissements qui avaient une histoire et le Mena House en faisait partie. S’ils n’avaient pas ajouté leurs noms au livre d’or, celui-ci comprenait de prestigieuses signatures : sir Arthur Conan Doyle, le futur roi George V et la reine Mary, Agatha Christie, Cecil B. De Mille, Frank Sinatra ou Richard Nixon. C’était aussi ici, en 1977, que la conférence du Mena House avait permis de jeter les bases des accords de paix de Camp David en 1978 entre le président Sadate pour l’Égypte et le Premier ministre Menahem Begin pour Israël.
— Merci, dit Aleta, la tête posée sur l’épaule d’O’Connor alors qu’ils se tenaient tous les deux sur la terrasse privée.
Au-delà des 60 hectares de jardins et de palmeraies, la grande pyramide et ses deux sœurs plus petites semblaient monter la garde depuis des millénaires, préservant encore leurs secrets.
— Je n’arrive toujours pas à m’habituer à vivre dans un tel luxe, ajouta-t-elle.
— C’est la vie et nous sommes en train de la vivre ; ce n’est pas une répétition, dit-il en glissant le bras autour de sa taille. Quand la compta me demandera de justifier ma note de frais, j’expliquerai que c’était nécessaire : il fallait qu’on soit proches de l’objet de notre enquête… et étant donné ce que j’ai trouvé au palais Kashta, je ne serais pas si loin de la vérité. Je ne comprends toujours pas pourquoi quelqu’un comme Crowley s’intéresserait au Papyrus Euclide. À quelle heure devons-nous voir le professeur Badawi ?
Sa main s’égarait sur les fesses d’Aleta.
— Dans une heure… et non, même si la proposition est tentante, on n’a pas le temps. Pas avec cette circulation.
— Quelle proposition ? protesta O’Connor, hilare.
— Je connais ce regard ! Et enlève ta main de là. Voiture ou taxi ?
— Taxi… j’ai assez conduit dans cet enfer pour aujourd’hui.
*
* *
Encore une fois, le professeur Badawi les attendait devant l’entrée du musée pour s’assurer qu’il n’y aurait aucun problème avec la sécurité avant de les conduire dans son bureau plus qu’encombré et dans lequel régnait toujours cette odeur de moisi si particulière aux vieux livres. Le thé était déjà prêt.
— Je suis navré pour vous, Hassan. Je n’imagine même pas ce que vous avez dû endurer, dit Aleta. Le masque de Toutankhamon est une perte effroyable.
Badawi esquissa un triste sourire. Il semblait avoir vieilli depuis leur dernière rencontre.
— Espérons qu’il sera vite retrouvé. C’est terrible pour le musée, bien sûr, mais aussi pour le pays tout entier.
Il s’interrompit pour boire une gorgée. Le thé ou shai était le breuvage national ici, un statut que le café n’avait jamais détrôné. Il était si essentiel à la vie des Égyptiens que le gouvernement avait acheté des plantations au Kenya pour s’assurer un approvisionnement de qualité.
— Le musée accueille près de 2 millions de visiteurs par an… ou plutôt accueillait, poursuivit-il. Les coups durs semblent s’enchaîner pour nous. Depuis le renversement de Moubarak, le pays est plongé dans la tourmente et le tourisme s’effondre. Nous sommes vraiment dans une situation précaire. Ajoutez à cela le vol du masque…
Voyant une larme poindre au coin de l’œil du professeur, Aleta posa la main sur son bras.
— Pardonnez-moi, dit-il en sortant un mouchoir, mais ce pays possède un tel potentiel… un tel potentiel ! Nous étions les leaders du monde arabe et maintenant nous sommes en ruine. Plus de 20 millions d’Égyptiens vivent avec moins de un dollar et demi par jour et la situation ne fait qu’empirer.
— L’Égypte se relèvera et vous avez beaucoup d’amis qui vous aideront par tous les moyens, le réconforta Aleta.
O’Connor observait avec intérêt cet échange entre les deux archéologues. Deux personnes fascinées par le passé, mais qui envisageaient l’avenir avec la même passion et le même désir de combattre l’iniquité. Cela faisait très longtemps que lui-même se débattait avec l’injustice omniprésente en ce monde. En raison de ses missions et de la nature de son métier, il avait compartimenté son angoisse et banni certaines idées dans les tréfonds de son cerveau. Mais, parfois, une conversation comme celle-ci ramenait à la surface toute sa frustration devant le fossé qui ne cessait de se creuser entre quelques méga-riches et la grande masse des pauvres que venaient gonfler chaque jour un peu plus les membres d’une classe moyenne en difficulté.
— Oui, dit Badawi. J’espère simplement que le gouvernement militaire de l’Égypte sera temporaire et que la démocratie reviendra, sinon la corruption et le népotisme seront encore bien pires que sous Moubarak et sa dictature de trente longues années.
Il saisit un dossier sur son bureau.
— Entre les enquêtes de police et les intrusions des médias, j’ai quand même repensé à notre dernière entrevue. Il y a quelque chose de très excitant dans cette photographie que vous m’avez montrée… et cela concerne les points au-dessus des pyramides.
Le remords s’empara d’Aleta. Elle n’avait pas été tout à fait honnête avec son vieil ami, mais le regard d’O’Connor était éloquent : elle devait mettre ses sentiments de côté.
— Oui… la superposition de ce qui semble être une constellation. Mais s’agit-il d’Orion ou du Cygne ? interrogea-t-elle, tout excitée de voir un archéologue de la trempe du professeur Badawi envisager les mêmes hypothèses. Vous pensez qu’Euclide a tenté de nous dire quelque chose ? s’enquit-elle après avoir détaillé sa théorie sur ces deux amas célestes.
— C’est bien possible. Si la disposition des pyramides reproduit non seulement celle des points cardinaux, mais aussi le mouvement de certains astres, ce serait une découverte absolument fascinante. Je ne suis pas très calé en astronomie, mais avez-vous vu cette émission sur les récents cercles de culture au Royaume-Uni ?
Seigneur, se dit O’Connor. C’est reparti.
— Non… j’étais en voyage d’étude. Quelle émission ? demanda Aleta.
— Trois autres cercles viennent d’apparaître près de l’observatoire de Chilbolton : le premier représente une Fleur de vie, le deuxième donne une image détaillée de la constellation du Cygne et le troisième montre les planètes de notre système solaire, expliqua Badawi. Tous trois sont d’une extraordinaire complexité.
— Et ils sont apparus juste après la fermeture des pubs, intervint O’Connor, sarcastique.
— Ne faites pas attention à lui, Hassan. Pour un scientifique, il fait preuve d’un esprit assez borné.
— Dans ce cas, reprit Badawi, notre ami le scientifique pourrait apprécier d’apprendre qu’une analyse chimique des épis de blé aplatis a montré que leur structure moléculaire avait été altérée. On y a découvert des isotopes radioactifs assez rares qui n’avaient jamais, jusqu’à présent, été décelés dans du blé.
Aleta dévisagea O’Connor par-dessus le rebord de ses lunettes. « Alors ? On fait moins le malin ? » semblait-elle lui demander.
— Hum, fit O’Connor sans rien concéder, mais avec un intérêt soudain éveillé.
C’était la première fois qu’il entendait parler d’une analyse d’isotopes à propos des cercles de culture.
— L’émission donnait-elle le moindre indice quant à la signification de ces cercles ? demanda Aleta.
Badawi sourit.
— Notre ami risque de trouver cela un peu tiré par les cheveux, dit-il avec un clin d’œil à l’adresse de sa jeune collègue, mais certains autres scientifiques, des personnalités éminemment respectables, ont émis l’hypothèse qu’ils pourraient contenir un avertissement. Le système solaire est représenté de façon très fidèle à une exception près : la Terre. Elle est montrée avec une surface dentelée et un sillage, ce qui pourrait faire songer à l’image d’une planète se réchauffant rapidement : un cercle de feu et une traînée de fumée. Quant à la Fleur de vie, l’antique représentation de ce que nous appellerions l’énergie irradiante ou énergie libre, elle semble fournir une formule codée pour une technologie qui produirait de l’énergie sans combustion, une technologie qui se baserait sur les lois de la nature ou les vibrations de la planète… de nombreux chercheurs pensent qu’il serait judicieux de s’y intéresser.
— Et la constellation du Cygne ? Je me demande si nous ne devrions pas la privilégier face à Orion… fit Aleta.
— L’étoile alpha du Cygne au-dessus du cimetière au nord-ouest de la deuxième pyramide m’a en effet intrigué, dit Badawi. Connaissez-vous le ciel nocturne de l’hémisphère Nord, docteur O’Connor ?
— Je n’en connais que les formations majeures… je ne suis pas du tout un spécialiste en astronomie.
— Une des meilleures cartes a été dessinée par John Perring en 1837, dit Badawi en quittant son bureau. Je l’ai étalée ici. Vous pouvez voir qu’il a dessiné un plan détaillé des pyramides et de tout le plateau de Gizeh. Maintenant, si nous superposons le Cygne, dit Badawi en s’emparant d’un calque sur lequel figurait la constellation, vous pouvez voir les étoiles alpha, delta, gamma et epsilon, ainsi que l’étoile bêta du Cygne qui tombe au-dessus de la zone du Gebel Ghibli, ou la « colline du sud », à l’est de la petite pyramide, à la limite d’un cimetière islamique. Mais c’est cette petite étoile sans nom ici qui tombe à l’intérieur du cimetière qui a éveillé ma curiosité.
— Et la mienne, renchérit Aleta. Elle semble se trouver à l’aplomb d’un puits que Perring a marqué sur son plan.
— Exactement, dit Badawi, une lueur d’enthousiasme brillant dans ses yeux sombres, comme s’il se sentait proche de la solution d’une très vieille énigme. Dans les textes anciens, ce puits était connu sous le nom de Bir el-Samman.
— Et maintenant ? demanda O’Connor.
— Il est toujours là, mais ce cimetière est interdit aux non-croyants ; pour pouvoir l’inspecter, il nous faut donc obtenir une autorisation. Les Frères musulmans, ou ce qu’il en reste, ont d’autres chats à fouetter en ce moment avec les militaires qui les traquent sans merci. Mais j’ai gardé quelques contacts. À cela s’ajoute un autre problème : il s’agit d’un puits artésien qui est donc relié à la nappe phréatique sous le plateau de Gizeh, ce qui implique l’existence possible d’un dédale de galeries inondées.
— Nous sommes entraînés pour ce type de plongée, le rassura O’Connor. Si ces galeries existent, elles n’ont pas dû être dérangées depuis très longtemps, la visibilité devrait donc être bonne.
— Je l’espère, dit Badawi. Depuis très longtemps maintenant, on s’interroge sur ce qu’il peut bien y avoir sous les pyramides ; certains se demandent si nous trouverons un jour la salle des archives, même si certains archéologues obtus ne veulent pas en entendre parler.
O’Connor afficha un sourire désarmant.
— La « salle des archives » ? Pardonnez mon ignorance, mais plus je vous fréquente tous les deux, plus elle semble s’accroître.
— La salle des archives, comme la bibliothèque d’Alexandrie, est censée contenir des papyrus sur lesquels est enregistrée l’histoire de l’Égypte antique… même si, à la différence de la bibliothèque, nous ne disposons que de vagues témoignages évoquant son existence, expliqua Aleta. Au XVe siècle, al-Maqrizi, un historien né au Caire, évoquait des passages souterrains qui auraient été construits à proximité des pyramides pour, comme il l’écrivait, recevoir « la sagesse et les acquis des différents arts et sciences ». Et bien avant lui, l’historien gréco-romain du IVe siècle Marcellinus parle de passages souterrains tortueux près des pyramides.
— Nous nous en sommes peut-être approchés en quelques occasions, enchaîna Badawi. Henry Salt, qui était le consul général britannique ici au début du XIXe siècle, a découvert l’entrée de catacombes à l’ouest de la grande pyramide.
— Mais pas de papyrus ? s’enquit O’Connor.
— Non. Mais en 1934, la tombe d’Osiris, le dieu égyptien de la Vie dans l’au-delà, a été mise au jour entre la deuxième pyramide et le sphinx par le docteur Helim Hassan de l’université américaine du Caire. Les chambres ont été explorées dans les années 1990 : il y a trois niveaux superposés, avec un accès facilité par des conduits verticaux. Mais là non plus, pas de salle des archives ni de papyrus. Et bien sûr, le niveau des eaux souterraines a monté depuis les temps anciens, ce qui risque d’en rendre l’exploration plus difficile encore.
— Plonger dans des espaces confinés, marmonna O’Connor. Non, ce n’est jamais sans risque.
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* *
Les anciens, accompagnés par le professeur Badawi, ouvraient la voie devant O’Connor et Aleta munis de leur matériel. Ils circulaient parmi des allées et des allées de tombes et de mausolées, certains en forme de dôme, d’autres avec des toits en V ou tout simplement plats, mais tous étaient impeccablement blanchis à la chaux. Ils atteignirent finalement un bosquet de vénérables sycomores dont l’un, estima O’Connor, devait avoir au moins deux cents ans.
Il posa sa tenue de plongée près du parement en pierre qui entourait le puits pour sortir un plomb de son sac.
— Professeur Badawi, pourriez-vous expliquer aux anciens que je vais lâcher ce poids dans le puits afin d’estimer sa profondeur ?
Mieux valait leur faire comprendre chaque étape, plutôt que risquer une mauvaise interprétation qui pourrait les offenser.
Il attendit que le professeur ait traduit ses propos avant de faire descendre la corde lestée dans le puits semi-circulaire, observant les nœuds de couleur situés à 10 mètres les uns des autres.
— C’est profond, dit-il finalement. À peu près 15 mètres jusqu’à la surface, puis encore 35 mètres jusqu’au fond.
— Il va donc s’agir d’une plongée dans une trentaine de mètres d’eau, dit Aleta, et peut-être davantage si le puits est relié à un réseau de canaux souterrains.
O’Connor acquiesça, déroulant une échelle de corde qu’il fixa à la base du sycomore le plus proche. Les vérifications de sécurité et de l’équipement prirent encore une vingtaine de minutes. Enfin, Aleta et lui furent prêts.
— Nous n’aurons pas beaucoup de place, dit-il. Je préfère plonger le premier pour voir comment ça se présente et on décidera à partir de là.
Il fixa ses palmes à sa ceinture avant d’entamer la descente vers la surface d’un noir d’encre. Quand il l’atteignit, il enfila ses palmes, alluma sa lampe frontale et continua à se servir de l’échelle, jusqu’à ce qu’il arrive au dernier barreau, 5 mètres sous la surface. Aussi noire qu’elle apparaisse d’en haut, l’eau était ici parfaitement claire et sa puissante lampe n’avait aucun mal à révéler les anciens murs de pierre. Il vérifia sa jauge de profondeur avant de poursuivre la plongée. Il trouva l’ouverture à près de 25 mètres : elle faisait près de 2 mètres de large. Les parois en pierre avaient depuis un moment laissé la place à de la roche naturelle. O’Connor alluma sa deuxième lampe portative. En cas de problème, il en avait même une troisième. C’était une règle essentielle lors de plongées dans des grottes souterraines : toujours emporter trois sources de lumière. Malgré les progrès de la technologie, les lampes demeuraient l’élément le moins fiable de l’équipement et se retrouver coincé dans une grotte sans lumière était une des causes majeures d’accident.
Le tunnel partait à angle droit depuis le puits en direction des pyramides.