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Château Cornucopia, Sartène, Corse


Evran, la plus grande multinationale au monde, spécialisée dans l’énergie et les armes, éclipsait des compagnies comme Chevron, ExxonMobil, Lockheed Martin ou BAE Systems. Dans son château situé dans les montagnes au-dessus de Sartène, le P-DG et président du conseil d’administration, Sheldon Crowley, appuya sur un bouton placé sous la table de son bureau et un immense écran surgit en silence des profondeurs d’un buffet en cèdre. Crowley mit CNC où l’attendait une très mauvaise nouvelle.

« S’exprimant depuis Huntsville dans l’Ontario, avant la réunion du G7 qui devait s’y tenir, disait le commentateur, le président McGovern a clairement dépeint le changement climatique comme le plus grand défi que nous ayons à relever. Voici un extrait de sa déclaration. »

Le président des États-Unis apparut à l’image.

« Le réchauffement de notre planète est la crise essentielle à laquelle l’humanité doit faire face aujourd’hui. »

Debout au bord d’un lac proche de la municipalité de Muskoka, Ontario, le grand et élégant Texan possédait une silhouette imposante.

« Quatre-vingt-dix-sept pour cent des scientifiques sont désormais d’accord : ce réchauffement est essentiellement dû aux activités humaines et, en premier lieu, à l’utilisation de carburants fossiles. Après les échecs des différents sommets sur le climat, et notamment celui de Copenhague, il revient aux pays comme les États-Unis et les autres membres du G7 de démontrer leur leadership. À cet effet, je vais donc sous peu introduire dans notre pays une législation sur le carbone qui édictera de nouveaux quotas d’émission, notamment pour les centrales à charbon. »

La colère de Crowley enflait à chaque mot. Les parts d’Evran dans l’industrie du charbon étaient considérables. Le conglomérat possédait quelques-unes des plus importantes mines du monde, environ la moitié des centrales électriques aux États-Unis et bien davantage encore ailleurs autour du globe. Le contrôle des émissions rayerait des centaines de millions de dollars de sa colonne de résultats.

« Il nous faut trouver des solutions adaptées au marché afin de combattre le changement climatique, continua le président, et pour les gros pollueurs, cela signifiera une taxe d’environ 10 dollars par tonne de dioxyde de carbone émis. Cela impliquera aussi une hausse des prix des carburants fossiles. Nous ne pouvons laisser cette industrie, qui n’obéit qu’à la seule logique du profit – et les siens sont immenses –, se réguler elle-même ; il nous faut rééquilibrer le secteur de façon à ce que les technologies solaires, éoliennes et marémotrices puissent être compétitives. Voilà pourquoi je suis ravi de constater que la Chine, la deuxième économie mondiale et la première en matière de croissance, a été invitée à cette réunion du G7 ici au Canada et je suis impatient de discuter avec le président de la République populaire. »

« Il s’agit là d’un changement radical de politique de la part du président McGovern, enchaîna le présentateur, et comme certains commentateurs l’ont déjà remarqué, il est peu probable qu’il aurait soutenu une taxe sur les émissions carbone s’il avait dû faire face à des élections ; mais, parvenant au bout de son second et ultime mandat, il voit peut-être dans cette nouvelle loi l’empreinte qu’il pourra laisser… Passons aux nouvelles locales. Le dernier recours en grâce de Wesley Robinson a été rejeté par le gouverneur de l’Oklahoma. Robinson avait été condamné à la peine capitale pour l’assassinat d’un patron de l’industrie du pétrole, Marshall Bradley, et il sera donc exécuté par injection létale à 10 heures demain matin au pénitencier d’état de l’Oklahoma à McAlester. Parmi les autres nouvelles… »

D’une gifle sur le bouton, Crowley fit disparaître l’écran. Il gagna le balcon pour contempler la côte plusieurs kilomètres en contrebas et la Méditerranée plus loin. Datant du XVe siècle, le château avait été bâti par le vice-roi de Corse afin de contrôler le centre de l’île ; une ambition assez semblable à celle de Crowley, à cette différence près que ce dernier visait le monde entier. Si Washington s’engageait sur la voie de la taxe carbone, l’effet sur Evran serait catastrophique.

Crowley avait toujours été un grand donateur pour les deux camps qui se partageaient traditionnellement le pouvoir aux États-Unis, y compris pour le président McGovern qu’il avait rencontré à plusieurs reprises. À chaque fois, il lui avait fortement déconseillé toute sanction à l’égard du secteur de l’énergie, mais il était clair que son influence s’amenuisait et pour quelqu’un comme lui, une seule option était désormais envisageable : en finir une bonne fois pour toutes avec ces aléas en installant son propre pantin à la Maison-Blanche – quelqu’un dont il tirerait les ficelles. S’il y parvenait, cela serait le complément idéal à la stratégie plus globale de Pharos. Mais le temps était compté : les nominations des candidats de chaque parti auraient lieu très bientôt. Il lui fallait donc rallier un de ceux qui s’étaient déjà déclarés ou, mieux encore, en trouver un nouveau. Un gugusse qu’il aurait entièrement sous sa coupe. En attendant, il lui fallait trouver un remplaçant à son tueur à gages, Wesley Robinson.

Il décrocha son téléphone et composa une série de chiffres assez complexe. Protégé par un algorithme Twofish avec une clé de chiffrement 256 bits, le système Evran était virtuellement inviolable.

— Oui, monsieur ?

Eugene Reid avait immédiatement répondu à son appel. Criminel au casier chargé, il avait été embauché par Crowley pour diriger la Zone 15 d’Evran. Installée à 8 000 kilomètres de là, au dernier étage sécurisé du quartier général de la multinationale à Dallas, dans une des tours jumelles à façade de verre, la Zone 15 était le nom de code de son service top secret de renseignements et d’espionnage industriel. Crowley avait pris un malin plaisir à la dénommer ainsi, en renversant celui de la très célèbre Zone 51 dans le Nevada, une des plus secrètes bases militaires américaines. À la différence de sa cousine du désert, la Zone 15 d’Evran avait pour but de s’attaquer aux autres géants de l’énergie comme British Petroleum, Royal Dutch Shell, Chevron et ExxonMobil. Et elle utilisait des moyens bien moins recommandables.

— Elias D. Ruger, dit Crowley. Il va être jugé pour meurtre à Chicago. Il faut que le tribunal soit présidé par le juge Braydon O’Reilly.

— Je m’en charge, monsieur.

Dans les années 1980, le FBI avait lancé l’opération Greylord, une enquête de plus de trois ans afin de combattre la corruption endémique du système judiciaire de Chicago. À l’époque, un vaste réseau d’huissiers et d’employés servant de « porteurs de valise » transmettait les pots-de-vin à des juges corrompus. Des micros avaient été installés dans les salles d’audience et le département de la Justice avait autorisé l’emploi de faux suspects – en fait, des agents sous couverture – et la coopération de certains avocats pour comparaître devant les juges soupçonnés. Le dernier à avoir été pris la main dans le sac avait été le juge Thomas J. Maloney, coupable d’avoir reçu plus de 100 000 dollars de « cadeaux » pour acquitter des tueurs à gages et des meurtriers. Crowley ricana. Le trou laissé par Maloney avait été plus que rempli par O’Reilly.

Il raccrocha, sachant déjà que son homme de main serait blanchi. À la différence d’autres pays, aux États-Unis, nul ne pouvait être rejugé pour le même crime après un acquittement, même si de nouvelles preuves émergeaient.

Abandonnant son bureau, Crowley gagna l’épaisse porte en acier installée dans le mur de pierre. Il tapa le code à quinze chiffres qui verrouillait la serrure. Le battant pivota sans un bruit grâce à un système de gonds perfectionné. Il alluma la lumière dans le passage souterrain. Il était venu ici un nombre incalculable de fois mais, comme toujours, il sentit l’adrénaline affluer dans ses veines tandis qu’il descendait les cinquante marches qui menaient à la chambre forte taillée dans la roche. Au bout de l’étroit corridor en bas de l’escalier, il composa un nouveau code, plus long encore, qui ouvrait une autre porte en acier. Sa construction avait duré deux ans et coûté quelque 3 millions de dollars, mais la galerie d’art ultramoderne était équipée de systèmes de préservation et de conservation dignes du Metropolitan à New York ou du Louvre à Paris. Des ordinateurs géraient en permanence la température et l’intensité lumineuse. Pour empêcher tout risque de moisissure, des psychromètres très sensibles fournissaient des données sur l’humidité relative et des lampes LED de 20 watts minimisaient les radiations infrarouges et ultraviolettes, ennemies des tableaux anciens.

Crowley actionna un interrupteur pour éteindre les ordinateurs et une lumière douce illumina une douzaine de chefs-d’œuvre incomparables. Il fit quelques pas sur le parquet jusqu’au Christ dans la tempête sur la mer de Galilée de Rembrandt, l’unique paysage marin du maître hollandais. Crowley en avait fait l’acquisition, ainsi que de plusieurs autres, par l’entremise de Zachary Rubinstein. Le Rembrandt faisait partie des œuvres volées au Isabella Stewart Gardner Museum de Boston. Le 18 mars 1990, des cambrioleurs avaient dérobé treize peintures qui n’avaient jamais été retrouvées. En plus du Christ dans la tempête sur la mer de Galilée et du Concert de Vermeer, ils étaient partis avec trois autres Rembrandt, dont un autoportrait, et un Manet, Chez Tortoni. Le FBI, Crowley le savait, avait consacré beaucoup de temps à cette affaire et, en dépit de la récompense de 5 millions de dollars promise par le Gardner Museum, tout le butin avait disparu sans laisser de trace.

Crowley sourit. Être le seul à pouvoir contempler l’unique scène maritime jamais peinte par Rembrandt lui procurait une jouissance délicieuse. Le chiaroscuro de l’artiste ne manquait jamais de l’émouvoir : en utilisant un contraste de tons clairs et très foncés, il était parvenu à créer une extraordinaire tension dans cette huile datant du XVIIe siècle. La petite embarcation à voile, avec le Christ à la barre, était sur le point d’être engloutie par une énorme vague et Rembrandt s’était servi du mât torturé par le vent pour diviser le tableau en deux parties. À gauche, il avait capturé l’étrange lumière jaune qui filtrait à travers les nuages d’orage pour venir éclairer les voiles trempées ; mais sous le mât penché, où le Christ admonestait ses disciples qui écopaient vainement, il avait dissimulé la coque dans une semi-obscurité, des ténèbres dépourvues de toute espérance. Crowley hocha la tête, approbateur. Rembrandt avait aussi ajouté un membre d’équipage, dont le visage offrait une ressemblance frappante avec celui de l’artiste lui-même, caprice qu’il se permettait parfois dans ses tableaux, un peu comme une signature supplémentaire.

Il passa ensuite au chef-d’œuvre de Vermeer, Le Concert, mettant en scène trois silhouettes autour d’un piano. Estimé à 300 millions de dollars, ce tableau était le plus cher jamais dérobé. Les peintures de Jan Vermeer – il n’en existe que trente-cinq connues à ce jour – invitaient à l’interprétation, et Crowley se demandait parfois s’il n’avait pas représenté là une scène d’adultère entre deux des trois personnages de la toile. À ses côtés se trouvait une œuvre de J. M. W. Turner datant de 1813, Paysage du Devonshire. Ses esquisses à l’huile sur papier étaient très rares et celle-ci provenait du cambriolage de la Leeds City Art Gallery en 1998. Turner était connu comme « le peintre de la lumière » et Crowley ne se lassait jamais d’admirer ses paysages aux merveilleux contrastes. Des chercheurs sur le changement climatique de l’académie d’Athènes s’étaient mis à étudier les anciens maîtres pour obtenir des indices quant à l’apparence du ciel avant le début des archives météorologiques, et le travail de Turner, avec ses stupéfiants couchers de soleil et son utilisation de la lumière naturelle, permettait de se faire une idée de la profondeur optique de l’atmosphère – la quantité de poussière, de fumée, de cendres volcaniques et de sels marins en suspension dans l’air. Mais c’était là un Turner qu’ils ne pourraient jamais examiner, songea Crowley avec délectation, avant de passer à un autre de ses trésors volés : les Coquelicots de Van Gogh.

Il avait été peint en 1887, peu après l’installation de Van Gogh à Paris et alors que celui-ci expérimentait le style impressionniste, influencé par des artistes comme Toulouse-Lautrec, Pissarro et Gauguin. Il s’était mis à introduire des couleurs vibrantes dans ses œuvres, et les Coquelicots en étaient un des meilleurs exemples. Estimé à 50 millions, il avait été volé au musée Mohamed Mahmoud Khalil du Caire en 2010. Dix ans plus tard, il avait été retrouvé au Koweït pour être à nouveau dérobé dans ce même musée. Maintenant, il appartenait à Crowley, qui se permit un autre de ses rares sourires. Le général Khan, il le savait, désirait ardemment cette toile mais, en découvrant qu’elle se trouvait sur le marché noir, il avait aussitôt offert 5 millions de dollars de plus que le Pakistanais et avait raflé le tableau sous son nez. Rubinstein cédait toujours au plus fort enchérisseur ; Crowley avait néanmoins été furieux d’apprendre que le marchand de Venise avait, par inadvertance, laissé échapper un indice en présence de Khan quant à l’acheteur final. À présent, ce petit Pakistanais exigeait un trophée encore plus fabuleux en échange de sa coopération : le masque de Toutankhamon. Rien de moins. Mais c’était une chose de promettre une icône d’une valeur inestimable et une autre de l’offrir effectivement. Pour Crowley, le rusé petit général avait fait son temps. Par association d’idées, il songea au Papyrus Euclide et il contourna le tableau de Van Gogh pour gagner une vitrine installée contre le mur du fond. Crowley avait fait venir un expert renommé du Conseil suprême des antiquités égyptiennes, sous prétexte d’obtenir des conseils de préservation d’un papyrus mineur qu’il avait acheté en toute légalité quelques années auparavant. Le patron d’Evran avait été tout ouïe quand le scientifique avait expliqué que, comme les autres œuvres d’art exposées ici, les papyrus étaient eux aussi vulnérables à l’oxydation, à l’hydrolyse, à l’acidose et à la lumière. Les pigments et les encres métalliques utilisés par les anciens Égyptiens contenaient souvent de l’arsenic qui était particulièrement sensible à la lumière et pouvaient entièrement s’effacer. Par le passé, le sel contenu dans le sol près de la vallée du Nil avait fourni une protection naturelle contre les micro-organismes et les champignons. Voilà pourquoi, sous la supervision attentive du papyrologue, Crowley avait fait en sorte que soit reproduit à la perfection l’environnement de la vallée des rois.

Il contempla le fragment bruni par les siècles et protégé entre deux couches de verre de 3 millimètres d’épaisseur par du papier japonais et de la pâte d’amidon de froment. À lui seul, le contenu de ce minuscule fragment était déjà explosif. Crowley était persuadé que le scribe avait été guidé par un officiel de haut rang de l’ancienne Égypte, peut-être par Aÿ lui-même, le grand vizir ou Premier ministre, à l’époque où le jeune Toutankhamon à peine âgé de neuf ans avait été couronné pharaon en 1332 avant notre ère. Crowley, ainsi que de nombreux égyptologues, soupçonnait Aÿ – qui avait particulièrement profité de son décès puisqu’il lui avait succédé comme avant-dernier pharaon de la dix-huitième dynastie du Nouvel Empire – d’avoir été responsable de la mort du roi à l’âge de dix-huit ou dix-neuf ans. Des analyses récentes aux rayons X du corps momifié de Toutankhamon avaient en effet révélé que le jeune roi avait reçu un coup très violent derrière la tête.

L’encre autrefois noire était devenue grise sous la lente érosion des siècles, mais elle restait lisible et, encore une fois, Crowley tenta de déchiffrer les hiéroglyphes : canards sauvages et scarabées, plumes et griffes se mêlaient à des silhouettes masculines ou féminines, à des cordelettes et des boules, ainsi qu’à d’autres signes représentant l’eau. Crowley possédait une connaissance approfondie des éléments alphabétiques aussi bien que des représentations logographiques de mots entiers. Pour le président d’Evran, les premiers mots du fragment Euclide étaient assez clairs.

L’ancien texte était titré : « Pyramides – Construction ». Mais le texte que l’on découvrait sous les sous-titres « But » et « Énergie » n’avait aucun sens : il s’agissait à l’évidence d’une table des matières qu’un scribe avait pris la peine de crypter.

Comme il le faisait souvent en quittant la galerie, Crowley ouvrit un petit coffre à combinaison creusé dans la paroi rocheuse à côté de la porte. Il ne contenait qu’un unique et épais dossier : une chemise en cuir rouge sur laquelle était gravé en lettres d’or : « Pharos – Un nouvel ordre mondial ». Comme l’adrénaline un peu plus tôt, une sensation exaltante emplit ses veines et inonda son corps : l’ivresse du pouvoir. Le moment arrivait.

*
*     *

À 8 000 kilomètres de là, à l’instigation de l’assistante de direction d’Evran, Rachel Bannister, la Zone 15 travaillait à une tâche cruciale. Crowley avait embauché Juan Pablo Hernandez, un brillant et jeune hacker qui avait fait de la prison pour s’être immiscé dans les recoins les plus secrets de la CIA. Pirater des ordinateurs personnels et des smartphones faisait à présent partie des nombreuses activités de la Zone 15.

Les doigts agiles d’Hernandez volaient sur le clavier. Sa cible lui paraissait curieuse : un certain professeur Marcus Ahlstrom, chercheur en physique nucléaire et, accessoirement, Prix Nobel – mais Hernandez ne se posait plus de questions. Il gagnait désormais plus d’argent qu’il n’en avait jamais rêvé en se livrant à son activité préférée et, cerise sur le gâteau, en étant parfaitement protégé derrière les pare-feu impénétrables de la Zone 15. Il lança une série de programmes, et même si les ordinateurs d’Evran ne disposaient pas encore d’une puissance équivalente à ceux de la NSA, celle-ci suffisait largement pour un scientifique dont l’expertise mondialement reconnue n’allait pas jusqu’à couvrir ses traces quand il se baladait sur Internet.

Les quatre groupes de nombres sur l’écran identifiaient l’ordinateur portable d’Ahlstrom. Hernandez vérifia l’heure – près de 10 heures du matin ici, ce qui signifiait près de 17 heures à Stockholm – et Ahlstrom était en ligne. Hernandez aspira l’historique de son navigateur pour l’examiner, déroulant une longue liste de revues scientifiques et d’articles techniques. Soudain, le professeur changeait complètement de cap et consultait une avalanche de sites pornos. Ahlstrom s’était connecté à plus de cinquante d’entre eux.

Hernandez haussa les épaules. Il ajouterait ça à son dossier, mais, et alors ? se dit-il. Le professeur s’ennuyait à Stockholm et, comme des centaines de millions d’autres humains sur cette planète, il cherchait à se distraire. Hernandez continua à fouiller pour voir si le professeur ne se passionnait pas aussi pour le jeu, ce qui pour un geek à l’esprit mathématique semblait une activité un peu plus stimulante. Il ne tarda pas à découvrir que le physicien avait tenté de se connecter à un des plus grands sites de jeu en ligne… faisant, actuellement, l’objet d’une enquête fédérale.

Hernandez transféra ces données dans le dossier d’Ahlstrom. Ses doigts se remirent à courir sur le clavier, retrouvant le mot de passe du savant pour un autre site de paris en ligne. Il devait bien gagner sa vie, pensa Hernandez, car il découvrit la trace de cinq mises – 2 000 dollars chacune – pour des courses de chevaux à Ascot au Royaume-Uni, à Churchill Downs à Louisville, Kentucky, au Royal Randwick à Sydney, au Sha Tin à Hong Kong et à Chantilly en France. Mais ce fut la suite des sites qui intéressa particulièrement Hernandez. La prostitution, il le savait, était illégale en Suède, mais cela n’empêchait nullement une nuée d’escort girls au visage pixelisé de vanter leurs mérites en ligne. Ahlstrom avait cliqué sur le profil de l’une d’entre elles : Salut ! Moi, c’est Frida et je suis bouillante ! J’ai de gros nichons et un cul très sexy, les coins les plus chauds de Stockholm que tu pourras visiter comme tu veux. Alors ne te retiens plus et viens.

Hernandez nota le numéro de téléphone et, très peu de temps après, il eut l’adresse de la prostituée. Il s’occupa ensuite des mails d’Ahlstrom et ne tarda pas à décrocher le gros lot.

— Bingo ! marmonna-t-il.

Cette fois, cela n’avait rien à voir avec des femmes.

De petites doses de cocaïne pour usage personnel étaient légales au Mexique et au Portugal, mais le bonhomme se trouvait à Stockholm. Et si la peine de mort pour usage de stupéfiants était plutôt réservée à des États comme l’Arabie saoudite ou Singapour, si Ahlstrom se faisait choper, ni la police suédoise, ni l’Académie Nobel ne risquaient d’apprécier ce genre de « distraction ».

*
*     *

Quand Crowley émergea de sa chambre forte, le soleil s’était déjà couché, laissant la place à la douceur de la nuit méditerranéenne. Il sortit sur le balcon où Rachel Bannister, debout devant la balustrade, contemplait la mer. La brise caressait ses longs cheveux roux qui balayaient ses épaules nues. Le décolleté plongeant de son élégante robe noire Dolce & Gabbana laissait apercevoir ses seins pleins et crémeux. Plus loin, en contrebas, les lumières de Sartène se reflétaient sur les rues pavées de la cité médiévale.

Elle se retourna, un sourire séducteur aux lèvres. Elle savait depuis très longtemps qu’il était inutile de demander à son patron ce qui se trouvait derrière la porte d’acier de son bureau.

— La soirée est si douce. J’ai demandé au chef de nous servir ici, dit-elle en montrant la table dressée pour deux sur la terrasse.

Les couverts en argent et les verres en cristal brillaient dans la lueur des bougies d’un chandelier.

— Bonne idée, répondit Crowley, appréciant de découvrir le menu rédigé à la main sur la nappe blanche.

— Clos des Goisses, 1988.

Elle lui tendit une flûte en cristal Baccarat. De minuscules filets de bulles d’un des meilleurs champagnes au monde montaient des fines imperfections du cristal.

— 1988… Excellente année, approuva Crowley, savourant le bouquet de levure et de vanille. Quelque chose sur O’Connor et Weizman ?

Rachel hocha la tête.

— Notre homme à Langley nous a fourni quelques informations utiles sur O’Connor.

Cela lui coûtait cher mais Crowley tenait à ce qu’Evran entretienne des contacts au sein de tous les départements clés du gouvernement, y compris à la Maison-Blanche.

— Ce type est intéressant… poursuivit Bannister. Né à Ballingarry, une misérable ville minière au sud de l’Irlande. Un père ivrogne qui le battait à la moindre occasion. À sa mort, la mère d’O’Connor a déménagé à Kilkenny où elle a vécu en faisant des ménages et, sans entrer dans les détails, en attirant dans son lit une longue série d’amants.

— Éducation ?

— Impressionnante. Un des amis de la mère lui a payé un internat à Dublin, mais quand un des prêtres a tenté d’abuser de lui, O’Connor lui a cassé la gueule et s’est enfui. Il a un QI bien supérieur à la moyenne. Il est entré au Trinity College où il a soutenu avec les félicitations du jury une thèse de chimie, suivie par un doctorat sur les virus létaux et les armes biologiques.

— C’est pour cela qu’il a fini à la CIA ?

Crowley était soudain aux aguets. Si O’Connor était si brillant, il risquait d’être difficile à éliminer.

— Pas tout à fait. Il a commencé à travailler pour de grands labos pharmaceutiques… sauf qu’il n’a pas apprécié leur façon de faire, il a donc accepté une forte diminution de salaire pour rejoindre la CIA.

— Un agent de la CIA avec une éthique… intéressant mélange.

— Peut-être, mais il est, paraît-il, un de leurs meilleurs agents. Ça s’est pourtant très mal passé avec l’ancien directeur adjoint de l’agence. Howard Wiley l’avait envoyé à Vienne assassiner Aleta Weizman. Elle militait à l’époque pour que soit connue la complicité de l’agence avec les escadrons de la mort au Guatemala. Quand O’Connor a compris les raisons pour lesquelles Wiley voulait la supprimer, il a carrément fait le contraire de ce qui lui était ordonné : il a protégé Weizman. Ils sont partis en cavale et, en dépit de tous les tueurs lancés à leurs trousses, ils s’en sont sortis. Comme si cela ne suffisait pas, ils ont dans le même temps découvert le Codex maya et la cité inca perdue de Païtiti. À présent, Wiley est derrière les barreaux et il est probable qu’il y reste jusqu’à la fin de ses jours.

Crowley se massa le menton.

— Hum… Donc O’Connor est de nouveau à la CIA ?

— Ils ont ressorti son ancien chef – un certain McNamara – de sa retraite pour remplacer Wiley, du coup O’Connor est revenu.

— Marié ?

— Divorcé, sans enfant. Ce ne sont pas les femmes qui ont manqué dans sa vie, mais il semble que le mot « engagement » ne fasse pas partie de son vocabulaire. Cela étant, Weizman et lui sortent sans doute ensemble, ajouta Rachel.

— Et Weizman ?

— Comme O’Connor, elle est divorcée sans enfant. C’est une archéologue de renommée mondiale… tout comme son grand-père, Levi. Le vieux Weizman avait été débauché par Himmler et les nazis pour trouver des liens entre les Mayas et la soi-disant race supérieure, les Aryens, mais il a été assassiné avec sa femme à Mauthausen tandis que le père de Weizman réussissait à s’enfuir au Guatemala alors qu’il n’était qu’un gamin. Aleta elle-même a grandi au bord du lac Atitlán. Elle avait dix ans quand ses parents et ses frères et sœurs ont été massacrés par les escadrons de la mort du général Montt.

— Qui avaient le soutien de Washington, observa Crowley. Ce qui explique pourquoi elle en voulait tant à la CIA.

— Exactement. À l’époque, Wiley était le chef de station à Guatemala City et il a été vu à San Pedro au bord du lac Atitlán le jour où sa famille a été tuée. Bien des années plus tard, Weizman l’a reconnu et elle comptait bien révéler son rôle. Wiley a paniqué, il a voulu l’éliminer.

— Donc, vous confirmez qu’ils se trouvent à Alexandrie ?

— Oui… apparemment en vacances.

— Leur présence là-bas en ce moment ne serait donc qu’une coïncidence ? demanda Crowley.

Dans trois jours à peine, le groupe Pharos allait y tenir sa conférence annuelle.

— C’est ce que nous pensons. Ils ont avec eux du matériel de plongée assez sophistiqué, ce qui peut ou non avoir son importance… car les gens comme O’Connor et Weizman sont rarement tout à fait en vacances. Les deux dossiers sont dans votre attaché-case.

— Il va falloir les tenir à l’œil, dit Crowley.

— Ai-je le droit de savoir pour quelle raison ? s’enquit Rachel, haussant un sourcil.

— Disons simplement qu’ils pourraient représenter une menace… Le temps nous le dira. À propos d’Alexandrie, comment ça se passe ? demanda Crowley après avoir attendu le départ du chef qui leur avait apporté des escargots persillés.

Le secret qui entourait Pharos ressemblait beaucoup à celui dans lequel baignait le groupe Bilderberg, fondé en 1954 sous les auspices du prince Bernhard de Hollande et qui devait son nom à l’hôtel de Bilderberg qui avait accueilli sa première réunion dans le village d’Oosterbeek aux Pays-Bas. Il rassemblait des personnalités comme la reine Beatrix des Pays-Bas, la reine Sofia d’Espagne, des membres des familles Rockefeller et Rothschild, Gerald Ford, Margaret Thatcher, Henry Kissinger, Tony Blair et une centaine d’autres leaders mondiaux de la politique, de la finance, de l’industrie, des médias et des armées. Les théories du complot foisonnaient autour des Bilderberg, les accusant de vouloir instaurer un nouvel ordre mondial sous l’égide d’une clique puissante et discrète qui manipulait tous les leviers du pouvoir. Ils auraient été derrière l’invasion de l’Irak par les États-Unis afin de sécuriser l’approvisionnement en pétrole et leurs bases au Moyen-Orient ; on les accusait aussi d’avoir élaboré un plan visant à réduire la natalité mondiale. Mais quels que soient les objectifs des Bilderberg, le groupe Pharos était bien plus puissant et il cherchait bien, lui, à établir le nouvel ordre mondial. Un monde dans lequel un petit groupe d’individus déjà richissimes et immensément puissants superviserait un gouvernement planétaire en contrôlant les réserves monétaires, les plus grandes places boursières et les principaux systèmes politiques.

Le plan était ambitieux mais, le groupe Pharos disposant des moyens de provoquer des crises financières majeures en jouant sur la peur des investisseurs, il était surtout réalisable. La plupart des gouvernements tomberaient aux mains des candidats de Pharos, ce qui permettrait la création d’un gouvernement unique mondial et non élu. Une seule monnaie, contrôlée par les banques de Pharos, remplacerait les autres devises, et tandis que les fluctuations boursières s’emballeraient, les autres institutions financières seraient broyées et finalement éliminées.

Mais ce projet allait bien au-delà du contrôle financier et politique, et visait le cœur même de la société et de la civilisation. La classe moyenne serait éradiquée, laissant la place à deux classes seulement : les maîtres et les serviteurs. Le nombre d’enfants par famille serait strictement régulé de façon à réduire la population planétaire. Les juridictions nationales seraient abolies au profit d’un système mondial obéissant à un code pénal rédigé par Pharos, l’ordre étant maintenu par une police et une armée uniques, dotées d’un équipement standardisé ; le tout sous le regard d’une unique corporation médiatique à la solde de Pharos. Pour Crowley et les autres membres du groupe, il s’agissait du pouvoir ultime dont Hitler, Goebbels et les autres n’avaient fait que rêver : l’humanité asservie sous la domination de quelques Illuminati.

— Tout est prêt pour Alexandrie, annonça Rachel. Je vous ai aussi ajouté une copie du dernier rapport d’Oxfam. Les chiffres indiquent que la fortune des quatre-vingt-cinq personnes les plus riches du monde est désormais égale à celle des 3,5 milliards les plus pauvres.

Crowley sourit. Le plan était en marche.

— Les pilotes seront prêts à Figari à 8 heures demain matin.

Figari était l’alternative parfaite à l’aéroport Napoléon Bonaparte d’Ajaccio, le plus important de l’île. Situé à moins de 50 kilomètres d’ici et disposant d’une piste de 2 500 mètres, il pouvait sans problème recevoir les Gulfstream G550 d’Evran.

— Les papiers pour Alexandrie se trouvent aussi dans votre mallette, ajouta Rachel, mais nous aurons largement le temps de voir cela demain.

Elle se pencha vers lui, posant la main sur son bras, lui donnant un nouvel aperçu de ses seins aux pointes déjà durcies.

Crowley sentit la pulsion familière dans son bas-ventre. Rachel n’était pas la seule femme qui l’excitait, mais son abandon au lit, ou ailleurs, lui donnait une satisfaction que son épouse, Lillian, ne lui procurait plus depuis très longtemps.

Le chef apparut, poussant une desserte à réchaud, pour leur servir du canard, accompagné d’un Château Latour carafé une heure plus tôt. Il attendit que Crowley goûte viande et vin avant de se retirer.

— Tout le monde viendra ? demanda celui-ci.

Rachel acquiesça. Elle connaissait la liste par cœur qui, selon les ordres de Pharos, ne quittait jamais Alexandrie.

— Le général Khan sera là… vous vous intéressiez particulièrement à lui.

— Cette petite merde pakistanaise.

— Pourquoi l’inviter, dans ce cas ?

— C’est un cinglé islamiste, qui déteste l’Occident, et c’est peu de le dire. Il voudrait que la charia règne partout. Enfin, pour faire court, nous avons besoin de lui, admit Crowley en savourant son Latour.

Rachel attendit la suite, mais son patron ne lui donna pas plus d’explications.

— Louis Walden sera également présent, dit-elle, consciente que le magnat était un maillon essentiel des projets de Crowley.

Les tentacules d’Omega Centauri Corporation, la plus grande multinationale de médias au monde, atteignaient les coins les plus reculés du globe. Walden contrôlait un nombre hallucinant de télévisions, de journaux, de magazines et de studios de cinéma.

— Ainsi que René du Bois, ajouta-t-elle.

À lui seul, Crédit Group valait plus que HSBC, Deutsche Bank, JPMorgan Chase, Bank of America et Industrial and Commercial Bank of China réunis.

— Il va pouvoir voyager ? s’enquit Crowley.

— Tout dépendra de son procès en appel qui a lieu aujourd’hui, dit Rachel, en songeant à la dernière conférence à Alexandrie où elle avait commis l’erreur de prendre un ascenseur seule avec du Bois.

Le puissant banquier français avait tenté de la peloter ; elle lui avait expédié son genou dans le bas-ventre.

— Les accusations sont sérieuses, mais ses avocats sont optimistes et pensent qu’il récupérera son passeport. J’ai reçu un message pour vous remercier de votre témoignage. Nous serons fixés demain midi.

Crowley hocha la tête. Une commis de cuisine philippine avait accusé du Bois d’agression sexuelle. Les bandes des caméras de surveillance ayant mystérieusement disparu, au final, c’était la parole d’une petite employée contre celle du financier le plus influent de la planète. Crowley ricana intérieurement. Non seulement cette fille de cuisine avait face à elle une des plus formidables équipes d’avocats que l’on puisse s’offrir, mais Louis Walden avait aussi veillé à ce que le cliché d’une prostituée faisant de la retape devant un bordel de Manille, photoshopé pour que son visage soit très ressemblant à celui de la plaignante, soit largement diffusé dans les médias Centauri. À contrecœur ou pas, les autres journaux étaient en train de suivre le mouvement. Ce qui était une bonne chose, se dit Crowley. La réunion de Pharos ne devait en aucun cas être repoussée et, tout comme Walden, du Bois était un élément essentiel.

— Et les autres ?

— Tous ont accepté, confirma Rachel, citant tranquillement quinze noms appartenant à l’élite mondiale : des industriels hyper-riches, des membres de l’aristocratie européenne, des politiciens et des militaires, parmi lesquels l’ancien président de la Banque mondiale, Samuel P. Talbot, l’ancien secrétaire d’État américain, Bradley « Jay » Guthrie, et l’ancien grand chef d’état-major des armées américaines, le général Blaine T. Bradshaw.

Le groupe Pharos était peut-être plus réduit que les Bilderberg, mais la puissance y était plus concentrée et chacun de ses membres obéissait au même objectif : prendre le contrôle des institutions politiques et financières. Le moment était venu pour un nouvel ordre mondial.

— Quand croyez-vous que Pharos prendra l’initiative ? demanda Rachel, en offrant à nouveau son décolleté à sa vue.

— Bientôt, répliqua Crowley. La crise financière mondiale nous a placés dans une situation favorable et nous sommes tout proches d’un contrôle financier global, mais nous devons encore faire des progrès sur le front politique. J’écoutais ce crétin de McGovern tout à l’heure… voilà qu’il envisage une taxe carbone, une fumisterie à laquelle il n’aurait même pas osé penser lors de son premier mandat. Il nous faut une police d’assurance, autrement dit, notre propre employé à la Maison-Blanche. Mais nous en parlerons demain, lors du vol pour Alexandrie.

Il avait fait le tour de la table et caressait les seins de Rachel.

Celle-ci se leva pour l’entraîner lentement vers la balustrade. Les lumières de Sartène et de quelques autres villages tapissaient les montagnes environnantes. Arrivée au balcon, Rachel commença à caresser son patron à travers son pantalon.

— Déshabille-moi, commanda-t-elle d’une voix rauque.

Crowley obéit et sa robe tomba sur les dalles de la terrasse. Uniquement vêtue de ses bas Agent Provocateur en dentelle noire, elle se laissa admirer un instant, avant de se retourner.

— Baise-moi, murmura-t-elle en écartant les jambes, le regard fixé sur le village en contrebas. Baise…

Elle n’eut pas le temps de finir. La saisissant par les hanches, Crowley s’était déjà enfoncé en elle.