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Grace avait entendu dire que les courriers légers n’étaient pas nécessairement annonciateurs de mauvaises nouvelles, mais jusqu’à preuve du contraire, ça avait toujours été le cas pour elle. Alors quand elle trouva cette fine enveloppe dans sa boîte aux lettres sous une publicité pour des facettes dentaires, elle lança les deux sur la table en s’arc-boutant contre la déception à venir, ainsi que les murs de son appartement, qui avaient la couleur et la consistance des flocons d’avoine. Il était équipé d’un minuscule réfrigérateur ; la chambre avait des murs en parpaing ; la douche ne libérait qu’un filet d’eau tiède qui devenait glacé si quelqu’un d’autre dans l’immeuble s’amusait à rincer une assiette.

Mais c’était provisoire. Elle avait décidé d’affronter la réalité en habitant un an dans ce taudis (certains prétendaient qu’une existence spartiate permettait d’être plus productif et de s’éclaircir les idées), puis de passer à une autre étape à la fin du bail. Elle se raccrochait à cette résolution tandis que ses amies partaient poursuivre leurs études ailleurs. Quand elle avait reçu sa note aux examens d’entrée en fac de droit, elle avait pensé qu’il s’agissait d’une erreur. Puis qu’elle allait trouver une solution. Que tout finirait par s’arranger, que bientôt, elle trouverait sa place dans le monde, ce boulot qui lui revenait, cet homme qu’elle épouserait et ce petit (quoique, allez savoir, peut-être pas si petit) endroit sur terre qu’elle occuperait un jour. À l’époque, bien sûr, ce plan lui avait paru formidable. Se reprendre en main et faire des économies. La joviale et pragmatique Grace, la petite dernière de deux parents un peu gâteux.

Mais on était presque en avril, ses amis étaient absorbés par leurs études de médecine ou d’art à New York, Seattle ou Singapour, et les lettres de refus continuaient à tomber, l’une après l’autre. Elle travaillait pour 9,50 dollars l’heure comme réceptionniste dans une association qui donnait des conseils juridiques gratuits à des musiciens spécialisés dans les bois, alors qu’elle-même ne jouait d’aucun instrument, et elle n’avait plus le moindre ami. Elle passait le plus clair de son temps dans son appartement misérable, ce qui lui ruinait le moral.

Elle était sortie diplômée du prestigieux Reed College un an plus tôt. La fac de droit de l’Oregon, dont l’enveloppe d’une minceur inquiétante trônait sur la table de la cuisine, était son dernier espoir. Ce n’était pas gagné, vu les non merci qu’elle avait reçus partout ailleurs, mais l’université de l’Oregon était réputée plus accessible que d’autres. De surcroît, elle n’aurait eu que le fleuve à traverser. Il fallait croire que Grace était destinée à rester avec son minifrigo qui, malgré sa petite taille, demeurait désespérément vide, à part une bouteille de chardonnay et quelques bâtonnets de fromage.

Elle vivait un peu comme la représentation qu’elle avait des assassins : chichement et honteusement.

Son téléphone sonna. Quand elle vit que c’était Liza, elle attrapa ses cigarettes et sortit sur le balcon, prétendument la pièce maîtresse de l’appartement. En réalité, il faisait à peine la taille d’un parc pour bébé ou d’une cellule de prison. Sans doute par sadisme, ces derniers temps, Grace préférait parler à Liza plutôt qu’à ses deux autres sœurs, car la vie de Liza était cent mille fois moins intéressante que celle de Wendy ou de Violet – ni mariée, ni mère, ni hantée par les fantômes de son passé, ni bourrée de fric, ni aventureuse, ni couronnée de succès. Liza, avec sa maison quelconque, sa carrière universitaire dans une impasse et son petit ami stupide, était presque la fille la moins pétillante de la famille Sorenson, battant sa benjamine de peu, ce en quoi Grace trouvait un certain réconfort.

« Ma caille, j’ai une supernouvelle ! » Merveilleux. Grace attrapa la rambarde et ferma les yeux. « Devine qui vient d’être nommé prof à la fac ? »

Grace songea à répondre une bêtise du genre Dr Peter Venkman, le ghostbuster, mais le bonheur de Liza l’emporta sur son propre malaise.

« Lize ! Mais c’est génial ! »

Liza venait de franchir d’un coup plusieurs barreaux sur l’échelle de l’intérêt. Certes, Grace pouvait toujours prétendre que ses sœurs, bien plus âgées qu’elle, avaient eu plus de temps pour progresser dans la vie, malgré tout, on pouvait difficilement minimiser la réussite que représentait un poste de prof en fac à trente-deux ans à peine.

« Merci. » Liza était essoufflée et guillerette, ce qui fit sourire Grace, car le lien entre elles était indestructible. Elle se rappelait soudain que la famille peut parfois vous faire oublier votre vie minable. « Gracie, je n’en reviens toujours pas. Le doyen m’a préparé un cappuccino. Lui-même. Dans son bureau.

– Tu as l’air déjà habituée à ce changement de statut social. »

Liza éclata de rire.

« Je suis… Oh mon Dieu, je me sens stone. Je suis tellement heureuse.

– Tu as le droit d’être heureuse. Tu dois fêter ça.

– Je suis sur le chemin du retour. Enfin, je suis… sur le parking d’un magasin d’alcool.

– D’où viennent tous les rêves…

– Ryan va être content, n’est-ce pas ? » questionna Liza.

Liza était la seule à parler de cette manière à sa petite sœur : comme si Grace savait des choses que les autres ignoraient.

« Bien sûr. Ne t’en fais pas. Tu peux être euphorique, Lize. C’est trop cool.

– J’ai la sécurité de l’emploi, maintenant.

– Arrête de te vanter. »

Puis, du bout des lèvres, parce qu’elle n’était pas sûre d’avoir jamais dit ça à quiconque, et encore moins à l’une de ses sœurs, Grace ajouta :

« Je suis fière de toi. »

Liza répondit d’un ton grave :

« Merci, Gracie. Je suis… oh mon Dieu, je suis si émue. Je ne pense pas que je me sois sentie comme ça depuis… jamais, en vérité.

– Tu pourras me refiler des trucs maintenant ? Genre des fournitures de bureau, ou bien des étudiants encore jeunes mais déjà mûrs ?

– C’est pour ça que j’ai signé le contrat, Grace. Bon, ma caille, tu en es où de tes candidatures, toi ? »

Sans savoir pourquoi, Grace ne répondit pas tout de suite. Elle lança un regard de regret à la table de la cuisine.

« Gracie ?

– Eh bien… » La note optimiste sur le deuxième mot avait surgi spontanément. « Juste avant ton appel, j’ai reçu une réponse de l’université de l’Oregon. »

C’était techniquement vrai. Techniquement, ce n’était pas un mensonge.

« Ma caille ! Et tu ne disais rien ! C’est… Gracie… c’est fantastique. Je savais que ça finirait par marcher. Mon Dieu, ma petite sœur va devenir avocate ! Tu te souviens que je changeais tes couches quand tu étais petite, hein ?

– Oui, je crois avoir déjà entendu ça. »

Le sentiment d’égaliser au score n’était pas désagréable, surtout juste après que Liza eut parlé de couches, histoire de souligner leurs neuf ans d’écart. Techniquement, Grace n’avait rien dit de faux, quoi que puisse en penser son cœur qui battait la chamade. C’était Liza qui l’avait dit, pas elle.

« Je suis tellement fière de toi, Gracie. Tu as prévenu papa et maman ? »

Grace prit le temps de répondre :

« Je cherchais la meilleure façon de leur annoncer la nouvelle.

– Quelle belle journée ! » s’exclama Liza.

En plus d’être la moins intéressante de la fratrie, Liza était, de loin, la plus gentille, si bien que Grace ressentit une pointe de culpabilité.

« Écoute, ma caille, il faut que j’y aille. Mais on se reparle vite, d’accord ? Maman et papa vont être ravis. Tu dois fêter ça, toi aussi. Je te promets que je ne t’obligerai pas à m’appeler professeur avant que je puisse t’appeler maître. Je t’aime.

– Vas-y. Je t’aime aussi. »

Après avoir raccroché, Grace se leva. Ses os craquèrent, comme si son corps avait vieilli d’un coup. Elle s’approcha de la table de la cuisine en regardant fixement l’enveloppe. Peut-être que son demi-mensonge n’en était pas un. Parfois, de bonnes nouvelles arrivaient dans des enveloppes minces. C’est ce qu’aurait dit sa mère. Dans l’Oregon, les gens étaient soucieux de l’environnement. La feuille de papier annonçait peut-être simplement : Vous êtes acceptée ! Rendez-vous sur notre site.

Elle attrapa un couteau dans le tiroir de la cuisine. Son père leur avait appris à ouvrir une enveloppe dignement au lieu de la déchirer comme des sauvages. Et puis, ses parents étaient des optimistes invétérés quant à leur petite dernière : ils n’avaient jamais douté qu’elle soit acceptée en fac de droit, obtienne des bourses inaccessibles et progresse régulièrement jusqu’à devenir juge à la Cour suprême.

Elle ouvrit l’enveloppe avec le couteau et sortit la feuille de papier. Qu’elle parcourut rapidement avec des yeux par trop habitués, puis mit à la poubelle. Le chardonnay, qui s’appelait Moisson d’Hodnapp, provenait de la station-service. Sur les étiquettes de vins plus classes, on lisait des choses comme conviendra parfaitement avec du poisson grillé et un risotto de légumes de printemps, en revanche, il n’était jamais fait mention de bâtonnets de fromage. Cette étiquette arborait juste les armoiries de la famille Hodnapp. Grace plissa les yeux pour lire l’inscription faussement manuscrite : Ce vin conviendra parfaitement à l’amitié.

Elle versa un tiers de la bouteille dans un mug et se rendit sur le balcon pour pleurer sur son avenir.

 

En arrivant chez elle, Liza songeait qu’elle avait de la chance. Wendy avait ouvert la voie en couchant avec plein de gars débiles, futurs Golden Boys blonds en bras de chemise possédant une résidence secondaire à Cape Cod. Sa sœur aînée avait commencé dès le collège pour mettre fin au défilé avec Miles, son – par comparaison très normal mais incroyablement riche – mari. Le petit copain étudiant de Violet avait du mal à vous regarder dans les yeux et donnait l’impression de considérer les Sorenson comme des rats de laboratoire. Quand Liza avait présenté Ryan à ses parents, ils étaient tellement blasés qu’ils avaient à peine remarqué ses tatouages aux bras. Elle se demandait ce qu’ils auraient pensé du reste, bien moins visible : ses crises d’angoisse paralysantes, ses accès de dépression, la façon dont parfois elle entrait dans la pièce et ne le reconnaissait pas, ne voyant plus qu’un homme-enfant à l’expression si découragée qu’elle doutait des moments de bonheur qu’ils avaient partagés.

C’était pire depuis un an, depuis qu’ils avaient quitté Philadelphie pour rentrer à Chicago, où elle avait eu un poste de vacataire au département psychologie de la fac. Certains jours, il ne quittait pas leur lit. Certains jours, elle ne donnait cours que l’après-midi mais se levait quand même à six heures du matin pour corriger un paquet de copies, et quand elle partait à quatorze heures, il dormait toujours. Certains soirs où elle rentrait tard, c’était pour découvrir qu’il s’était nourri de toasts en regardant six épisodes d’affilée de Breaking Bad. Si elle allait se blottir près de lui sur le canapé, il lui déclarait qu’il se sentait inutile, que son existence était inutile – c’était l’expression que son compagnon utilisait. Elle suggérait alors qu’il appelle un de ses collègues, ou bien un ancien ami de la fac. Et là, commençaient les prétextes : Steve Gibbons habitait maintenant à Los Angeles. Mike Zimmerman ne l’avait jamais vraiment apprécié et, de toute façon, il n’avait pas allumé son ordinateur depuis deux mois.

Elle finit par ne plus proposer quoi que ce soit. Au bout d’un moment, elle se mit à dîner de toasts, elle aussi, assise à côté de lui sur le canapé. Et pourtant, elle rêvait souvent de l’attraper par ses maigres épaules et de le secouer. Arrête de dormir tout le temps, avait-elle envie de hurler. Fais une nuit normale comme quelqu’un de normal, lève-toi à une heure normale et arrange-toi pour qu’il se passe quelque chose dans ta journée. Ce n’était pas la léthargie de la dépression qu’elle ne comprenait pas. Ce qu’elle ne supportait pas, c’était qu’elle aussi, la plupart du temps, rêvait de se rendormir après la sonnerie du réveil. Elle aimait leur lit plus que tout au monde. Si elle s’était écoutée, sans la pression d’un prêt immobilier et d’une salle de cours remplie d’étudiants, elle serait restée au lit, cédant sans regret aux sirènes de Netflix et des barres chocolatées ainsi qu’à la douce satisfaction d’ignorer son téléphone chaque fois qu’il sonnait. Elle le connaissait, ce sentiment de lassitude.

L’ennui, c’était que Ryan n’avait rien envie de faire de sa vie. Elle connaissait son talent, en latence certes, mais dont plein de professionnels disaient qu’il était rare et prometteur. Elle était contrariée par les excuses qu’il se donnait, par sa négligence, son incapacité à voir son propre potentiel.

« Tu es tellement intelligent », lui dit-elle un soir où elle avait insisté pour qu’ils préparent un dîner et se mettent à table. « Tu es brillant, il y a un millier de choses que tu sais faire dont les autres sont incapables. Tu ne le vois donc pas ?

– Ce n’est pas une question d’intelligence, répondit-il, mais de connaître les bonnes personnes.

– Mais tu les connais, les bonnes personnes.

– Tu ne comprends pas, dit-il. Je ne veux pas passer pour un connard, mais tu n’y comprends rien. »

Parfois, il faisait des choses agréables. Il pliait le linge avec soin. Il lavait leurs voitures et passait l’aspirateur dans l’habitacle. Il changeait les ampoules et appelait les parents de Liza pour elle. Dans ces moments-là, elle en faisait des tonnes, l’embrassait dans le cou et murmurait qu’elle n’aurait jamais pensé à faire la vidange, ce qui était vrai mais ne nécessitait pas de telles effusions. Cependant, la plupart du temps, elle le retrouvait devant la télévision ou son ordinateur, et elle avait besoin de quelques secondes pour rassembler le courage de lui dire bonjour. Parce que, si c’était grâce au salaire de Ryan qu’ils avaient eu un prêt pour la maison, c’était celui de Liza qui payait tout. Parce qu’elle était obligée de supporter les remarques déplacées d’un prof assistant, vu qu’il était le chouchou du chef de département. Parce qu’elle voulait juste rentrer chez elle, boire un verre de vin et raconter ça à quelqu’un, mais que ce quelqu’un était plongé dans une saison de Dexter et vêtu du même pantalon de jogging gris depuis décembre et qu’il refusait d’entendre parler des soucis des actifs, ayant lui-même des épreuves bien plus terribles à surmonter.

Elle ne pouvait pas plus l’expliquer à ses parents qu’elle ne pouvait se l’expliquer à elle-même. Elle ne pouvait pas exprimer à quel point ça lui faisait mal, mal jusque dans les os, quand elle tentait de l’embrasser et qu’il détournait la tête en murmurant que ce n’était pas le moment.

Ou ce soir-là, alors qu’elle venait d’apprendre qu’elle allait devenir prof de fac à trente-deux ans, qu’elle rentrait avec un sourire jusqu’aux oreilles, des gâteaux glacés et une bouteille de pinot noir à soixante-huit dollars (le champagne lui donnait mal à la tête), pour trouver toutes les fenêtres du rez-de-chaussée fermées en cette magnifique soirée de printemps, et Ryan amorphe, en pyjama, vautré sur le canapé. Elle ne pouvait même pas exprimer ce qu’elle avait ressenti quand il avait levé les yeux vers elle, vu qu’elle avait une bonne nouvelle à lui annoncer, et fondu en larmes.

« Merde, je suis désolé », dit-il d’un air coupable.

Il se blottit contre elle parce qu’elle s’était approchée malgré la lumière sordide, l’odeur de renfermé et le fait que chez eux, tout parte à vau-l’eau. Elle avait laissé les gâteaux glacés dans l’entrée et posé la bouteille de vin, jetant son imperméable dessus pour les cacher et éviter qu’il se sente encore plus mal. Elle le serra dans ses bras le plus fort qu’elle put, il enfouit la tête entre ses seins et pleura comme elle n’avait jamais vu un homme pleurer jusqu’à connaître Ryan.

« Lize, je gâche tout, je suis désolé », se lamenta-t-il, et elle le berça d’avant en arrière, versant elle-même quelques larmes malgré la joie qu’elle éprouvait un instant plus tôt.

« Bien sûr que non », murmura-t-elle en embrassant ses cheveux, ce qui lui rappela, à sa grande horreur, le jour où elle avait consolé Gracie qui venait de tomber de son tricycle alors qu’elles faisaient la course sur le trottoir bosselé devant la maison de Fair Oaks. « Je suis là pour toi, mon amour », chuchota-t-elle, puis elle s’inquiéta qu’il prenne mal ses propos, se dise qu’elle était coincée ici à cause de lui. « Tu ne pourras jamais rien gâcher », ajouta-t-elle, et elle sut aussitôt que ça aussi, ça sonnait mal, parce qu’il pouvait comprendre que de toute façon, vu son insignifiance, il ne risquait pas de gâcher quoi que ce soit.

Une fois calmé, il commença à lui expliquer, d’un ton confus et distant, combien il se sentait mal, combien ça craignait parce qu’il ne savait pas pourquoi, mais il avait le sentiment que son topo pour LemonGraphics n’allait pas être bien reçu, et que c’était peut-être juste ça : il ne savait rien. Un jour, au début de leur histoire, il lui avait lancé un regard désespéré en demandant Comment on peut faire pour que ça cesse ? Ce qui avait brisé le cœur de Liza, parce qu’il attendait une réponse de sa part, une solution trouvée dans ses putains de manuels (qui décrivaient la dépression comme « un état qui se prolonge sur deux semaines au moins, où l’individu ressent de la tristesse et perd tout intérêt pour ses activités habituelles »), lesquels ne disaient absolument rien sur les hommes de trente-trois ans inertes en caleçon qui parlaient à leur petite amie de ce rêve qu’ils faisaient depuis l’âge de onze ans de s’enfermer dans un garage avec une voiture au moteur allumé parce que ça paraît la façon la plus humaine de s’en aller. Elle l’avait pris dans ses bras sans savoir quoi dire en murmurant quelque chose du genre on va surmonter ça ensemble, et il avait eu l’air tellement déçu, abasourdi qu’elle ne puisse pas le sortir de là. Depuis, il ne lui en avait plus jamais reparlé.

Elle murmura des je t’aime au sommet de son crâne parce qu’au moins, ça laissait peu de place à une mauvaise interprétation. Ils passèrent une heure dans cette position jusqu’à ce qu’elle doive uriner.

« Je vais me coucher, déclara-t-il quand elle se leva. Je suis tellement fatigué. Je suis désolé, Lize. »

Il la scruta avec attention. Elle sut qu’elle devait dire quelque chose, mais ce qu’elle éprouvait à cet instant, c’était juste du ressentiment, parce qu’elle avait envie de faire pipi depuis midi, depuis son entretien avec le doyen, aussitôt suivi d’un rendez-vous avec le chef de département, puis d’une réunion avec un étudiant de troisième année inquiet de la somme de travail qu’il avait à fournir – lequel abusait sans doute des amphétamines, vu la façon dont il clignait de l’œil gauche. Il était maintenant vingt heures vingt-cinq, et elle risquait d’uriner sur sa jupe de tailleur en cachemire mis exprès pour le doyen, mais elle n’eut d’autre choix que de prendre la tête de Ryan entre ses mains et d’embrasser son visage humide et salé.

« Ne sois pas désolé, dit-elle. Ce n’est pas grave. Tout va s’arranger. »

Il s’assombrit de nouveau, et ses yeux s’emplirent de larmes.

« Putain. Je déteste te faire ça.

– Tout va bien, mon cœur. Tout va s’arranger. »

Ses déclarations devenaient moins convaincantes à mesure que s’intensifiait la pression des cent cinquante litres d’urine qui cherchaient à s’échapper de son corps.

« Je ne sais pas si…

– Ryan, je t’en supplie. J’ai envie de faire pipi depuis au moins huit heures. »

Elle ne voulait pas paraître dure, mais il eut l’air aussitôt blessé et elle le détesta l’espace d’une seconde. Elle s’élança dans une course maladroite.

« Mon chéri, je t’aime. Mais laisse-moi dix secondes, d’accord ? »

Elle fonça vers la salle de bains, et à l’instant où elle libérait un jet d’urine qui jaillit comme des chevaux de course sur la ligne de départ et lui procura presque un orgasme dû au soulagement, il apparut sur le seuil. On aurait dit un bambin endormi et tourmenté, et elle sentit son énervement se dissiper.

Il se pencha pour l’embrasser sur la tête.

« Je vais me coucher », annonça-t-il.

Elle termina, se releva et ne prit pas la peine de se laver les mains, de peur qu’il en profite pour s’échapper.

« D’accord, mon chéri, je te rejoins vite. » Elle lui attrapa le poignet et l’attira à elle. « Dors bien », dit-elle, défiant ainsi sa mère, avec quatre filles récalcitrantes à mettre au lit, quant au bonsoir le plus apaisant jamais prononcé.

Il monta péniblement l’escalier et elle guetta le grincement du lit pour aller chercher ce qu’elle avait laissé dans l’entrée. Les gâteaux glacés, ces monstruosités aussi larges que des visages humains, avaient fondu sous son imperméable pour former une flaque infâme qui avait atteint la bouteille de vin, si bien que, lorsqu’elle la souleva, un cercle blanc resta coagulé sur le parquet.

Quand elle se leva le lendemain matin, elle découvrit Ryan en train de préparer le petit déjeuner.

« C’est pour fêter la nouvelle », dit-il en se tournant vers elle, un sourire comme placardé sur le visage. « Je suis vraiment fier de toi, Liz. Félicitations. »

Elle sentit ses yeux s’emplir de larmes, ce qui la surprit. Elle s’approcha de lui par-derrière et passa les bras autour de son torse. Il se tourna vers elle, et elle prit son visage entre ses mains, y retrouvant enfin la trace de quelque chose qu’elle connaissait.

C’était moins du désir qu’un optimisme volontariste, voire un regret pathétique pour ce qu’ils n’étaient plus, à savoir un couple qui fêtait leurs succès réciproques devant des crêpes aux myrtilles. Elle ignorait quand ils avaient fait l’amour pour la dernière fois, car à l’époque, elle ne pouvait deviner qu’ils s’acheminaient vers une période aussi sombre.

« Je suis toute mouillée », dit-elle.

Ryan demanda :

« Pourquoi ? »

Et elle répondit :

« Pourquoi, je n’en sais rien. »

Ils firent l’amour contre le plan de travail avec l’aisance et l’urgence de temps meilleurs.

Plus tard, elle s’efforcerait de ne pas associer le bébé au jour de sa conception.

 

Wendy lui avait laissé plusieurs messages à la suite du déjeuner raté, mais Violet attendit trois jours avant de la rappeler. Wyatt était au jardin d’enfants et Eli à la sieste. Elle fit les cent pas au rez-de-chaussée, rassemblant le courage nécessaire. Matt l’en avait dissuadée le matin même devant son bol de céréales, déclarant que Wendy avait vraiment merdé et que Violet n’était pas obligée d’y donner suite. Son mari avait raison, mais ça ne changeait rien à l’existence de ce garçon. Matt était parti sans l’embrasser. Elle enfonça les doigts dans la terre du dattier du Mékong. Elle avait imprimé un planning d’arrosage pour la femme de ménage, mais elle avait des doutes quant à la capacité de Malgorzata à lire l’anglais tout en redoutant que la sermonner à ce sujet ne soit pas politiquement correct. Elle alla remplir l’arrosoir, consciente du fait que ce n’était qu’un moyen de gagner du temps. Il y avait certes une petite chance pour que le garçon ne soit pas celui qu’elle croyait, mais les messages laissés par Wendy n’allaient pas dans ce sens, et les crampes d’estomac de Violet corroboraient ses craintes.

Elle s’arrêta à mi-chemin de la cuisine et appela Wendy sans réfléchir. Règle cette histoire, s’ordonna-t-elle, comme si le fait de téléphoner à sa sœur était une conclusion plutôt qu’un début.

« Je rêve », lança Wendy.

Ce qui agaça Violet.

« À ta place, j’éviterais de faire des blagues, cracha-t-elle.

– Je t’ai appelée genre quatre-vingts fois. Je commençais à croire que tu avais transmuté. »

Violet se rappela qu’elle était avocate, et qu’elle avait un jour obtenu d’une grande compagnie aérienne un million de dollars de dédommagement pour un jus d’orange rance distribué dans un avion.

« Tu n’avais pas le droit, déclara-t-elle. Tu n’avais pas le droit de me mettre dans cette situation.

– Tu as écouté mes messages ? Putain, Violet. J’ai mal évalué la situation.

– Tu te moques de moi ? »

Sa voix grimpa jusqu’au plafond en voûte de la véranda pour dégouliner ensuite le long des parois. Dans sa famille, on ne criait pas. Violet ne se mettait pas souvent en colère. C’était très gênant de percevoir ainsi sa propre hostilité.

« Wendy… tu sais combien ça a été dur. Alors, dans un monde où ce serait normal, même de très loin, que tu… »

Elle pressa le front contre la paroi vitrée et regarda, dans le jardin, cette cabane suspendue qui leur avait donné envie d’acheter la maison. Elle regrettait que cette conversation ruade sur le paysage bien agencé de sa vie. Elle était furieuse au-delà du possible que cela empiète sur ce fameux après-midi.

« Explique-moi comment tu l’as retrouvé, demanda-t-elle.

– C’est une assez longue histoire, dit Wendy.

– Sans blague.

– Je me suis tout simplement montrée un peu curieuse, déclara Wendy. Il y a quelque temps. J’ai fait des recherches.

– C’est quand, il y a quelque temps ?

– Ça n’a pas d’importance.

– C’est moi qui décide ce qui est important et ce qui ne l’est pas.

– Violet, j’ai agi sur un coup de tête. J’avais eu sa famille d’accueil un jour au téléphone. Ça fait des siècles. Je pensais ne plus jamais avoir de nouvelles, mais la bonne femme m’a rappelée il y a quelques semaines, et… Violet, si moi, tu me trouves bizarre, je te jure que cette femme, on dirait Joan Baez. Elle m’a expliqué que mon coup de téléphone avait été prémonitoire, et que je… »

Violet perdit rapidement le fil du récit.

« Mais qu’est-ce que tu racontes, Wendy ? Il s’agissait d’une adoption plénière. Ça n’a pas de sens de parler de famille d’accueil.

– Je t’ai dit que c’était une longue histoire. »

La voix de Wendy se radoucit et retrouva soudain le niveau de compassion d’une personne normale. Violet s’effondra sur une chaise près de la baie vitrée et ferma les yeux.

« Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Ses parents… ses parents adoptifs… sont morts. Dans un accident de voiture. Je sais, c’est dingue. »

Violet eut la même sensation que lorsque ses fils étaient malades, un élan d’empathie, une sorte de communion. Quand Wyatt pleurait pour aller au jardin d’enfants, elle pleurait aussi. Quand Eli avait mal aux dents, elle sentait ses racines presser douloureusement l’intérieur de ses propres gencives. Ces sensations provenaient d’un endroit incandescent derrière son cœur qu’elle sentit pulser en imaginant ce garçon, dont elle n’avait toujours pas demandé le nom, aimer d’autres gens qui l’aimaient en retour et qui, un jour, n’étaient pas revenus à la maison.

« Quel âge il avait ?

– Quatre ans.

– Mon Dieu, il a donc atterri…

– En famille d’accueil. Plusieurs. Puis dans une institution, à Lathrop House. Tu te souviens de ce gamin, à l’école, qui vivait là-bas, ce qui attristait tant maman ? »

Incapable de parler, Violet hocha la tête. À quatre ans.

« C’est là-bas qu’il a fait la connaissance d’Hanna, reprit Wendy. Une bonne femme totalement barrée. Mais elle l’a recueilli. Ils habitent à un kilomètre de chez nos parents.

– Putain.

– Comme tu dis. C’est dingue, non ? Bref, il… d’après Hanna, l’administration a vraiment merdé sur ce coup-là. Il aurait dû être aussitôt adopté par une autre famille à l’époque, mais… ça n’a pas été le cas. Il est tombé dans une faille du système. S’est ensuivie une multitude de placements chez des gens qui prennent des gosses uniquement pour gagner un peu de fric, tu vois le genre. D’après Hanna, rien d’atroce, cependant. Elle dit qu’il a plutôt eu de la chance, même si je préfère ne pas savoir ce qu’elle entend par là. Il a finalement atterri à Lathrop House, où il a rencontré Hanna, et ça fait six mois qu’il vit chez elle. Elle dit qu’il est si discret qu’on pourrait presque l’oublier, ce qui n’est pas faux, d’après ce que j’ai pu voir.

– Mon Dieu. »

Elle essaya de se représenter Wyatt ballotté par le système, d’imaginer l’un de ses fils connaître ce genre d’instabilité. Ça va ouvrir des portes que tu as décidé de laisser fermées, Violet, lui avait dit Matt le matin même.

« C’est vraiment la merde, mais ça a l’air d’un gentil gamin, dit Wendy. Étonnamment bien adapté.

– Comment il… ?

– S’appelle ? » dit sa sœur en riant, un rire brut et surprenant. « Je suis désolée. Il s’appelle Jonah Bendt. Je sais, c’est un boulet, ce nom. »

Jonah. Elle tenta de prononcer ces deux syllabes. Ce n’était pas le prénom qu’elle aurait choisi mais, à l’époque, elle ne s’était pas autorisée à y réfléchir et s’était contentée d’un pas de prénom. Elle essaya de faire correspondre ce nom au profil entraperçu dans le restaurant ainsi qu’à la forme floue sur la seule échographie qu’elle s’était jamais permis de regarder.

Cette situation n’aurait pas dû se produire. Rien de tout ça n’était censé surgir dans la vie pour laquelle elle avait œuvré si dur, ni se matérialiser comme du gravier sur cette route qu’elle avait choisi de ne pas suivre, même si elle pensait à lui au moins une fois par semaine. Rien de tout ça n’aurait dû la rattraper, surtout maintenant que son mari venait d’être promu avocat associé et que Violet gravissait rapidement les échelons de l’élite sociale d’Evanston, que l’un de leurs fils allait entrer à l’école et que le suivant en prendrait vite le chemin.

« Bon, écoute, Violet, dit Wendy. Il y a un problème…

– Tu l’as déjà dit, murmura Violet, qui se sentait flottante, désincarnée. Tu as été prémonitoire, et tout ça.

– C’est bien moi, ça », fit Wendy, d’une voix soudain très sérieuse.

Eli apparut sur le palier de l’étage encore à moitié endormi, son ornithorynque en peluche à la main. Violet lui fit signe de descendre, et il grimpa sur ses genoux.

« Cette… histoire d’Amérique du Sud », continua Wendy, parce que bien sûr, il ne pouvait y avoir qu’une histoire d’Amérique du Sud, parce que dès qu’il s’agissait de sa sœur, rien n’était jamais normal, parce que bien sûr, Violet n’avait pas le droit de faire tranquillement un câlin à son petit garçon se réveillant de sa sieste car Wendy, la pyromane de sa vie, faisait tout flamber autour d’elle.

Elle caressa le dos de son fils en s’obligeant à écouter sa sœur. Un geste mécanique, régulier, comme les enfants qui se rassurent en se balançant d’avant en arrière.