1984-1985

Marilyn apprit la mort de son père alors qu’elle était en train de préparer le dîner, Liza sur une hanche qui mâchonnait le bout de sa queue-de-cheval, un sac de pommes de terre dans une main et le combiné coincé entre le menton et l’épaule.

« Et si vous vous asseyiez ? » proposa l’infirmier au téléphone.

Mais elle s’était déjà affalée lourdement sur une chaise de la cuisine, ce qui fit sursauter le bébé. Sentant sans doute la tension chez sa mère, Liza se mit à couiner.

« Chut », fit-elle.

Sans savoir si elle s’adressait à l’infirmier ou au bébé.

« Madame Sorenson, votre père a eu une attaque.

– Je le savais », murmura-t-elle en direction du crâne de Liza. Ne s’y attendait-elle pas depuis son départ d’Oak Park ? « Je le savais, je le savais.

– Nous n’avons pas réussi à le ranimer. Je suis désolé. »

Malgré tout, ça restait une surprise. Comme le jour où David et elle avaient signé le bail pour la maison, comme quand elle faisait le chèque mensuel au fournisseur de gaz, comme à la naissance des filles : ces passages obligés de la vie d’adulte qui s’imposaient à vous sans que vous y soyez préparé. Tout à coup, Marilyn était orpheline, et personne ne lui avait dit ce que ça impliquait, ni ce qu’elle devait ressentir. Son père lui faisait la faveur d’une sortie rapide et nette après avoir échoué à exprimer de l’intérêt pour elle ou ses petits-enfants. Elle essaya d’imaginer ses filles grandir et progresser vers l’âge adulte sans leur mère rivée au moindre de leurs pas, comme c’était pour l’instant le cas.

Vous êtes merveilleuses, mes agnelles, avait-elle murmuré à ses filles, le soir, les semaines suivant la mort de son père, en tentant de mémoriser chacun de leurs cheveux. Vous êtes ce que maman a de meilleur dans la vie.

Violet surgit d’une démarche maladroite. De toute évidence trop absorbée par ses jeux avec Wendy, elle venait de faire pipi dans sa culotte. Les deux aînées avaient fait de leurs poupées des exploratrices des fonds marins, la pelle à poussière étant leur embarcation. Elles étaient parfois tellement plongées dans leurs histoires qu’il fallait les extraire de ce monde imaginaire pour leur rappeler des nécessités terrestres telles qu’uriner. Marilyn connaissait si bien ses filles – bien mieux que l’un ou l’autre de ses parents ne l’avait jamais connue. Les yeux de Violet brillaient de larmes, alors Marilyn, l’épaule contre le téléphone pour écouter l’infirmier, Liza mâchonnant de nouveau ses cheveux, ouvrit son bras libre pour serrer sa fille contre elle.

 

Elle s’est apaisée, pensa-t-il dans les semaines qui avaient suivi la mort de son père, mais c’était difficile de vraiment savoir, tant leur rythme de vie ne leur laissait pas le moindre répit. Il voulait prendre quelques jours de congé, mais elle lui avait souri en disant que tout irait bien.

Et tout à coup, ça la reprit.

« Mon chéri, je n’en peux plus de cet endroit », annonça-t-elle un soir, quelques semaines plus tard, sur un ton mélodramatique alors qu’il franchissait la porte. Elle avait une main gantée de caoutchouc et un martini dans l’autre, un geste hérité de sa propre mère, sans doute.

Il était presque certain qu’elle était maquillée, aussi.

« Bonsoir, tout d’abord », dit-il.

Il heurta une paire de bottes de pluie en voulant ranger sa mallette. Puis il la suivit dans la cuisine, où elle se mit à astiquer le plan de travail, Bruce Springsteen à la radio, ce qui pouvait tout autant signifier qu’elle était à bout, en colère, qu’excitée.

« Il y a une souris morte dans la cave, déclara-t-elle. Et la fissure dans la chambre des filles s’agrandit. Je crois que c’est à cause des fourmis. Et puis, la bibliothécaire m’a demandé si j’étais encore enceinte. Elle dit que j’ai pris du poids.

– Tu n’as pas pris de poids.

– Si. Parce que, comme il n’y a rien à faire dans ce trou paumé, je passe mon temps assise. Je te prépare un verre, si tu veux.

– Merci.

– Assieds-toi. Je vais te le chercher. »

Elle jeta son gant dans l’évier et se tourna vers lui, s’arrêtant pour l’embrasser au passage. Lorsqu’elle s’écarta, il perçut le goût un peu cireux de son rouge à lèvres.

« Il me faut plus d’activité physique, déclara-t-elle.

– Mais, ma chérie, tu en as sans cesse. Tu passes ta journée à courir derrière trois enfants.

– Une transition parfaite, enchaîna-t-elle, vers la chambre des filles.

– Les fourmis. Tu me l’as déjà dit.

– Non. Elles vont finir par s’entre-tuer là-dedans, David. »

Elle s’assit à côté de lui en riant, car sa façade domestique n’était que ça : une façon de rendre sa journée vaguement plus intéressante. Elle avait encore de l’humour. Elle aimait leur vie. Parfois. Certains jours, David l’entendait même chantonner en pliant le linge. Elle rayonnait dès que Liza poussait un cri de bébé. Elle venait de planter une rangée de tulipes dans le jardin. Il lui attrapa une main et fit tinter son verre contre le sien.

« Ah bon ? dit-il en prenant une gorgée de martini. On en arrive bientôt à Sa majesté des mouches ?

– Pas loin.

– La bibliothécaire se trompait, n’est-ce pas ? Tu n’es pas enceinte ?

– Mon Dieu, non. Mais je n’en peux plus de cet endroit, David. »

Il s’en voulait, le soir, non parce qu’il avait passé la journée à s’amuser, loin de là, mais à l’idée que la vie de Marilyn soit aussi insignifiante. Il l’embrassait et craignait de croiser son regard, tant il ne la reconnaissait plus. Elle avait les yeux creux et éteints, et en général un sourire forcé. Parfois, elle lui rendait son baiser, parfois, elle se contentait de se laisser embrasser, puis, inévitablement, l’une des filles appelait, ou la casserole débordait et elle la rattrapait, tirée de ses idées noires par le chaos qui régnait sans cesse chez eux.

Il s’en voulait de ne jamais pouvoir lui offrir un peu de temps pour elle. À vingt-neuf ans, elle était devenue la maman de trois filles, leur statue du commandeur, et il n’y avait de la place pour rien d’autre dans sa vie. Même si ça avait été le cas, il était de toute façon trop tard parce qu’elle n’avait pas eu le temps de se connaître avant la naissance des filles. Elle avait renoncé à tant de choses, alors qu’elle avait déjà si peu au jour de leur mariage. Mais David était si désireux de l’avoir auprès de lui qu’il n’avait pas vraiment songé à ce que cela impliquait pour elle. Voilà comment il avait vu les choses : la conquérir, la remporter. Ce n’était pas juste. Elle méritait mieux.

Il observa la cuisine autour de lui. Chaque centimètre de la paroi du frigo était recouvert de peintures de princesses aux cheveux roses et de dinosaures arc-en-ciel. Il y avait à peine de la place à table pour la chaise haute de Liza, et l’évier était cerné par les bols et les petites assiettes en train de sécher. Et puis, il y avait sa femme, qui n’en pouvait plus de cette cuisine qu’elle avait peinte en bleu sur un coup de tête avant que l’un ou l’autre sache encore ce que c’était de se sentir débordé.

« J’ai reçu un appel du notaire de mon père aujourd’hui, annonça-t-elle.

– Ah bon ?

– La maison est à nous, dit-elle d’une voix hésitante. Si on le souhaite. »

Fair Oaks. La maison du père de Marilyn, celle où elle avait grandi, avec ses lilas et le ginkgo sous lequel il avait perdu son pucelage.

Il détestait Oak Park. Déjà, parce qu’il avait grandi dans un quartier plus central mais bien plus pauvre d’où il jalousait l’aisance des banlieues avec leurs prétentieuses rues pavées, flanquées de jardins où on aurait pu caser neuf maisons comme celles de son père. David détestait ce quartier et craignait de ne jamais s’y adapter, contrairement à Iowa City : ils n’étaient pas assez riches, et ils avaient déjà trop d’enfants. Oak Park n’était ni au nord de Chicago où se concentrait la communauté juive, ni au sud avec ses catholiques orthodoxes, mais à l’ouest – un endroit peuplé de gens normaux, catholiques pas très convaincus et autres agnostiques sceptiques ou blasés, ou bien tout simplement de familles qui préféraient rester au lit le dimanche matin. Oak Park, ses pelouses immenses et ses esprits étriqués, terre natale d’Hemingway et de Ray Kroc, lieu de résidence de ces contradictions sur pattes que son beau-père, ouvert d’esprit sur les questions sociales, quoique pas du tout sur la fiscalité, appelait « des victimes du syndrome “pas de ça chez moi” ». Oak Park, dont David ne comprenait pas la topographie, si différente du béton dans lequel il avait grandi, même si, à vol d’oiseau, les deux endroits n’étaient pas très éloignés, Oak Park avec ses pommiers et ses orangers, Frank Lloyd Wright contre le Tom, Dick ou Harry qui avait dessiné l’immeuble sans ascenseur à parement en vinyle où David avait grandi. Oak Park avec ses demeures équipées de piste de bowling en sous-sol et de piscines intérieures, un temps habitées par les bandits de la Grande Dépression, rachetées depuis par des banquiers d’affaires ou des neurochirurgiens dont les gamins roulaient en BMW et avaient les moyens de se payer des études en sciences sociales dans des universités privées sans aucun débouché. David détestait l’idée de vivre dans un endroit aussi riche et snob.

Mais sa femme, qui l’avait suivi dans l’Iowa, lui avait offert cette vie merveilleuse et chaotique, lui avait permis de devenir médecin et père, et l’aimait encore malgré tout, cette femme donc détestait l’Iowa. Et leur maison craquait aux coutures. Dieu merci, ils parvenaient encore à en rire, mais David ne savait pas combien de temps ça durerait. Marilyn était son épouse. Il serait à ses côtés où qu’ils vivent. Le reste, conclut-il, n’avait pas vraiment d’importance.

Elle le regardait avec appréhension, alors il lui sourit. Son soulagement valait tout l’or du monde. Pour garder sa main dans la sienne, il aurait déménagé des dizaines de fois.

 

La troisième marche à partir du bas grinçait depuis la nuit des temps. En redescendant après avoir couché les filles, Marilyn trouva David sur le canapé, l’air embarrassé au milieu de leur salon vide. Il lui sourit, et elle vint s’asseoir à ses côtés.

« Je ne m’étais jamais rendu compte de la taille de cet endroit, dit-il. Je crois que la maison de mon enfance pourrait tenir rien que dans cette pièce.

– Mon petit garçon aux allumettes…

– Je suis sérieux. Mon lit serait rentré dans la cheminée, la chambre de mon père dans… le hall, j’imagine. C’est comme ça que tu dis ?

– Tu peux l’appeler comme tu veux, répondit-elle en lui frottant la cuisse.

– Jusqu’à ce que je m’habitue, je vais être insupportable.

– Moi aussi », dit-elle. Il lui lança un regard plein de sous-entendus. « Mais je serai patiente. »

Le mariage, avait-elle compris, était une lutte de pouvoir étrangement plaisante à base d’ego en friction perpétuelle et d’humeurs contradictoires : protection et réciprocité. Marilyn était capable de mettre sa personnalité en sourdine pour laisser briller celle de David. Elle ne s’autorisait à se sentir confiante et pleine d’entrain que lorsque David était angoissé et pessimiste. S’il avait un sujet d’inquiétude, alors elle n’avait plus le droit d’être inquiète. Il lui avait fait le cadeau d’accepter de venir vivre à Oak Park. Elle se blottit contre lui en regardant le bazar dans le salon. Ils avaient déballé les jouets des filles, du moins une partie – elles avaient environ soixante-dix fois plus d’affaires que leur mère –, et tout l’indispensable. Mais il restait des tonnes de cartons empilés au hasard, des meubles posés là où ils avaient pu, des tapis roulés qui donnaient l’impression de contenir des cadavres, ainsi que tout ce qui avait appartenu au père de Marilyn – la bibliothèque remplie d’encyclopédies aux bordures dorées, les petites tables que restaurait autrefois sa mère.

« On commence par quoi ? » demanda-t-il d’une voix épuisée.

Il prenait son nouveau poste le surlendemain. Il avait terminé la veille son stage à l’hôpital de Cedar Rapids, il était rentré à minuit, il avait fini d’emballer ce qui restait de la cuisine et de leur modeste salon. Il s’était couché à trois heures du matin et levé à six pour aller récupérer la camionnette de location, puis il avait entamé une partie complexe de Tetris avec le contenu de leur vie domestique, réussissant à tout caser sans gâcher le moindre centimètre cube. (Marilyn avait découvert, après coup, un carton oublié dans le placard de la chambre, et quand elle le lui avait apporté, il avait l’air si abattu qu’elle avait décidé qu’elle se passerait de cette parure de lit, même si elle appartenait autrefois à sa mère – de magnifiques draps Pratesi avec des fleurs de lis lavande. Elle avait abandonné le carton sur le trottoir.)

« On commence par prendre une bière sous le porche, déclara-t-elle.

– Il est déjà vingt heures. Nous n’avons que demain pour tout installer avant que je reparte au travail.

– Et alors ? dit-elle en quittant le canapé. On va dehors. » Il observa sa femme, puis le bazar dans leur nouveau salon. « Allez, viens. On a les cinquante années à venir pour ranger. »

Sur ce, il sourit, secoua la tête et la suivit en direction du porche. Ils n’avaient pas encore disposé le mobilier de jardin, si bien qu’ils s’assirent sur de vieux matelas pneumatiques trouvés dans le garage.