Violet naquit quatre jours avant Thanksgiving. À son arrivée, David ressentit un plaisir très égoïste. Déjà, parce qu’elle était en bonne santé, mais aussi parce que sa naissance les empêchait de se rendre à Albany Park pour ce jour férié. Ayant pour ainsi dire élevé son fils seul, Richard attendait les fêtes avec impatience, et Thanksgiving était invariablement associé à une dinde, du bourbon ainsi qu’une partie de foot dans le jardin. Lorsque David rentrait à Chicago, il se rappelait combien il préférait sa nouvelle vie, son animation et sa chaleur, comparées à la froideur et à la tristesse de son enfance. Quand il appela Richard de l’hôpital pour lui annoncer la naissance de sa deuxième petite-fille, ce dernier posa les questions de rigueur, puis demanda : Donc c’est toujours bon pour mardi ?
David cligna des paupières. Marilyn somnolait à côté de lui.
« Je ne pense pas que Marilyn soit en mesure de faire la route. Avec deux bébés, ça va devenir très compliqué. »
Marilyn changea Violet de position dans ses bras en murmurant : Qu’est-ce que tu racontes ?
« J’aurais préféré que tu me préviennes plus tôt, répliqua Richard.
– Nous ne savions pas exactement quand le bébé allait naître, papa. »
Comme si, à présent qu’il était père de deux enfants, il était plus malin que tout le monde.
« Laisse-moi lui parler », demanda Marilyn.
Elle tendit la main vers le téléphone, que David lui donna d’un geste hésitant.
« Richard ? Bonjour », dit-elle en souriant dans le combiné. Elle adorait le père de David. Elle avait déclaré dès leur première rencontre qu’il avait le cœur sur la main. « Je vais bien. Je suis en forme. Nous sommes très heureux. C’est le portrait craché de son père. » Là, elle fit un clin d’œil à son mari. « Je ne vais pas pouvoir venir pour Thanksgiving, c’est trop tôt pour la petite. Vous aurez juste la visite David et Wendy. C’est presque encore mieux. » David se raidit et leva les mains en signe de Mais c’est quoi cette histoire ? Elle fronça les sourcils. « Ils sont ravis de venir. J’aimerais être avec vous, mais… » Elle le laissa parler, puis éclata de rire. « Exactement. La vie est connue pour nous apporter toujours plus de surprises. »
« Mais pourquoi diable tu lui as dit ça ? » demanda-t-il quand elle raccrocha, sans hostilité toutefois.
Elle venait tout de même de mettre leur fille au monde. Elle replaça la couverture de Violet et posa une main sur la petite tête. Elle nageait dans le bonheur et les hormones, ivre d’épuisement et d’amour. À côté de cette joie, il se sentit puéril et entêté. Elle se contenta de lui sourire.
« Mon chéri, pour nous c’est juste une journée, mais lui, c’est toute sa vie.
– Marilyn, tu viens juste d’accoucher, dit-il stupidement.
– Ah oui ? Comment tu sais ça ? »
Elle lui sourit, puis regarda Violet.
« Pars le matin et rentre le soir. Si tu n’as pas envie de le faire pour lui, fais-le pour moi. »
Il le fit pour elle. Quatre jours plus tard, il se rendit à Chicago avec Wendy. Depuis la naissance de Violet, leur aînée était collée à lui. Dans le salon d’Albany Park, elle se blottit contre son cou.
« Comment va Marilyn ? Et le bébé ?
– Elles sont formidables. C’est un peu le chaos, mais Marilyn s’en sort tellement bien. Je n’en reviens pas. »
Faisait-il exprès de jeter sa vie familiale à la figure de son père ? Honteux, il chercha une pièce dans sa poche et la tendit à Wendy pour qu’elle joue avec.
« Je me souviens de la métamorphose de ta mère à ta naissance », dit tout à coup son père, et David sursauta. Il ne parlait pas souvent d’elle. « Elle avait l’air de savoir des choses de façon instinctive. J’étais épaté. Je me sentais tellement pataud, à côté d’elle.
– Oui, ça apprend l’humilité. »
Il sentait bien que son discours se modifiait en présence de son père. Sa langue se faisait plus fleurie, il parlait d’un ton plus prétentieux. Il ne savait ni pourquoi ni comment, et il trouvait cela cruel.
Son père annonça :
« J’aimerais bien remettre ça dans quelques semaines. Si Marilyn est d’accord.
– Thanksgiving ?
– Un dîner. Pour souhaiter la bienvenue à la petite. En journée.
– Tu veux faire un second Thanksgiving ? »
Son père sourit.
« Oui, c’est ça. Un Second Thanksgiving. »
Même si ça partait d’un bon sentiment, même s’il savait que sa femme trouverait ça charmant, David était furieux.
– Tu ne devrais pas la laisser jouer avec ça », dit son père en montrant la pièce que David avait donnée à Wendy, qu’elle mettait à présent à moitié dans sa bouche.
David la lui retira, et elle se mit à pleurer.
« Tout va bien, tout va bien », murmura-t-il. Mais Wendy hurlait, alors il se leva pour la distraire. « Regarde, petit lion. Un miroir. Et ça, c’est quoi, ma puce ? Une boîte de Kleenex. » Ce fut finalement une bobine de fil qui attira l’attention de sa fille. Son père cousait donc ? Il l’imagina tout à coup faire un ourlet de pantalon, et ça le rendit tellement triste qu’il fut pris de vertiges. Avait-il un coussin à aiguilles en forme de tomate, comme celui de Marilyn ? Une honte brûlante lui traversa le ventre. Comme c’était étrange que la joie suscitée par ce nouveau bébé, par l’idée que sa famille s’agrandisse, puisse coexister avec le chagrin où son père se morfondait depuis des années. Quel salaud était-il d’avoir voulu échapper à ce moment en privant son père d’une des rares joies qu’il lui restait dans la vie ?
Il sentit une main rude sur son épaule. Son père, debout derrière lui.
« Tu t’en sors très bien », dit-il d’un ton plus paternel que d’habitude, et David eut l’impression d’être à nouveau adolescent avec Marilyn, des adolescents responsables de deux bébés et qui ignoraient tout de la vie. « Vos filles ont beaucoup de chance », ajouta Richard, et David hocha la tête, incapable de prononcer un mot.
Pour le repas, ils se contentèrent d’une table avec deux assiettes, d’une cuisse de dinde et d’une tarte à la citrouille que Richard mettrait quatre jours à terminer.
« Wendy va faire une sieste, dit David en débarrassant. On sort jouer un peu au foot ? »
Son père acquiesça, l’air surpris et ravi.
Sa femme était une bonne actrice. Il la regarda à l’autre bout de cette pièce de réception tape-à-l’œil, dans une demeure néoclassique à trois étages – ils se trouvaient chez le doyen de la faculté de médecine –, Violet dans un porte-bébé qu’elle balançait doucement de gauche à droite tout en sirotant un verre de vin rouge avec un sourire un peu assoupi et béat. Elle dit :
« J’adore être maman, tout simplement. C’est le plus grand bonheur du monde. »
Il n’y comprenait vraiment rien : à la maison, elle était nerveuse et triste, elle parlait comme une folle à l’une ou l’autre de leurs filles ou lavait les biberons et les grenouillères à la main avec la férocité d’une grand-mère italienne. Elle dormait d’un sommeil profond mais fragmenté, ce qui paraissait particulièrement malsain mais somme toute très pratique. David travaillait tellement qu’il ne savait même plus si on était mardi ou vendredi, le matin ou le soir. Marilyn venait parfois lui rendre visite à la fac avec les bébés, elle recevait ses baisers comme une junkie, s’accrochait à lui comme un velcro et ne le lâchait plus. Il culpabilisait toujours un peu de devoir l’abandonner.
Et là, elle discutait avec l’un de ses professeurs, un neurologue d’une quarantaine d’années. David se demanda quelle version d’elle-même Marilyn présentait à cet instant. La femme charmante et belle, pleine de confiance en elle, celle dont il se sentait à la fois protecteur et jaloux ? Ou bien la femme au foyer en manque de sommeil, sous le coup des hormones, qui avait néanmoins l’audace de prononcer des phrases telles que C’est le plus grand bonheur du monde ?
« Eh bien, félicitations », lui répondit le professeur, et David eut mal pour son épouse.
Elle était encore si jeune, et ça se voyait. Quand sa façade commença à se fissurer, il quitta son cercle de camarades pour la rejoindre et poser une main sur ses reins.
« Je viens d’entendre quelle joie c’est de devenir parent », déclara le docteur Fletcher avec un sourire peut-être légèrement moqueur. Moqueur de Marilyn ? Elle lançait à son mari des regards désespérés, l’air de dire : Je t’en supplie, ne me trahis pas devant tous ces gens. Je sais que je pleurais sous la douche ce matin, mais je t’en prie, joue le jeu.
« C’est l’expérience la plus gratifiante, la plus terrifiante et la plus merveilleuse qu’on puisse connaître », déclara David, inhabituellement exubérant, et Marilyn lui sourit en se laissant aller contre sa main.
« Vous-même, vous avez des enfants ? » demanda-t-elle au docteur Fletcher.
Wendy était restée sous la garde d’une voisine, mais Violet, âgée de dix semaines, était encore trop petite pour être confiée. Ils n’avaient pas voulu emmener les deux filles, pourtant David savait que Wendy manquait déjà à Marilyn.
« Mon Dieu, non, s’exclama le médecin. Je me suis toujours dit que, vu mes longues heures de travail, ce n’était pas un service à leur rendre. » Marilyn rougit. David ne la quittait pas des yeux. « Mais certains y parviennent, apparemment, ajouta-t-il.
– En effet », déclara David.
Le docteur se pencha vers eux d’un air conspirateur.
« Mon conseil, c’est de vous en tenir à deux. Corrigan a quatre gosses, et il tient à peine debout. »
Il désigna de la tête l’un des chefs de service de David à l’hôpital, debout à côté de sa femme, tous deux avec des têtes de déterrés, les yeux cernés, leurs corps titubant dans deux directions opposées.
« Quatre ? » s’exclama David en serrant plus fort la hanche de sa femme.
« Il s’est endormi au cours d’une appendicectomie la semaine dernière », confia le docteur Fletcher.
David ne comprit pas ce que Marilyn voulut dire quand elle lui pinça la main et s’éloigna. Elle resta muette sur le chemin du retour.
« Belle demeure, n’est-ce pas ? lança-t-il comme ils traversaient le pont à pied. J’ignorais qu’il y avait de telles maisons dans le coin. »
Il se rendit compte qu’il ouvrait une porte qu’il aurait mieux fait de laisser fermée.
« Oui, on est bien loin d’avoir ça », dit-elle en levant la main pour protéger Violet de la lueur des phares. Leur quartier tombait un peu en ruine, mais il était calme. Il y avait un parc à quelques rues où elle pouvait promener les filles. Les environs étaient sûrs et chaleureux. Il se hérissa à ces propos, mais avant qu’il ait le temps de s’en offenser, elle le prit par le bras et passa le sien dans son coude. « Désolée, dit-elle. Je suis de mauvaise humeur.
– Fletcher est vraiment trop condescendant. »
Leurs hanches se heurtèrent à plusieurs reprises avant qu’ils trouvent le bon pas. Elle répondit :
« Il doit me prendre pour… Qu’est-ce que je lui ai raconté, déjà ? Tout le bonheur du monde… N’importe quoi. J’espère que je ne t’ai pas mis dans l’embarras », conclut-elle d’un air abattu.
Son visage n’était pas tourné vers lui, mais vers les lumières qui scintillaient sur la rivière. Il secoua vigoureusement la tête.
« Bien sûr que non. Jamais.
– Je me demande si j’aurai un jour à nouveau quelque chose d’intéressant à dire.
– Tu es trop dure avec toi-même.
– Tu tentes toujours de me rassurer, dit-elle en rajustant son sac sur son épaule. Mais là, je serais prête à tuer pour une cigarette. » Elle s’était mise à fumer après leur déménagement dans l’Iowa, puis avait arrêté pendant la grossesse de Wendy et n’avait pas repris, d’autant qu’elle allaitait Violet. « Un petit plaisir terrestre qui m’aiderait à tenir le coup…
– Et nous, on n’est pas tes plaisirs terrestres ? Moi et les filles ?
– Les filles et moi, le corrigea-t-elle. Non, tu es insaisissable. Je ne parviens jamais à te mettre la main dessus. »
Cette déclaration était à la fois incroyablement romantique et insupportablement triste.
Quand ils arrivèrent chez eux, David libéra la voisine tandis que Marilyn allait vérifier que Wendy dormait bien. Puis il prépara deux sandwiches à la confiture et au beurre de cacahuète, car il savait que sa femme n’avait presque rien mangé à la réception. Quand il les apporta dans leur chambre, elle allaitait Violet d’une main et de l’autre caressait le dos de Wendy qui respirait bruyamment, blottie dans le creux du genou de sa mère. Sa femme avait retrouvé ses filles. Elle n’avait plus à justifier ses choix de vie face à des types comme Fletcher. Elle leva les yeux, et il se mit à genoux devant elle.
« Je le saurais, si j’avais une mammite ? lui demanda-t-elle en plissant le front. Wendy a besoin qu’on la change, si tu veux bien. »
Dans les moments de tension, ils n’auraient de cesse de répéter cette expression : Tout le bonheur du monde…