1996

C’était la moindre des galanteries que de proposer à Gillian de la conduire jusqu’à sa propre voiture par cette soirée au vent glacial, et puis David avait l’impression qu’il se passait quelque chose dans l’habitacle qui faisait battre son pouls très fort et laissait un petit goût acide dans sa gorge. Cela faisait plusieurs semaines qu’il sortait dîner avec elle, des repas pleins de sous-entendus parfois suivis de quelques verres.

« De tous les endroits où il est possible de vivre sur terre, disait Gillian en soufflant de façon exagérée dans ses mains en coupe, il a fallu qu’on choisisse le Midwest. »

Il jugea ce « on » bizarre, comme si Gillian et lui avaient conquis l’Illinois ensemble.

« C’est de la folie », dit-il d’un air absent en démarrant.

Le corps de Gillian semblait se rétracter et se contracter près de lui, emplissant l’air de monoxyde, d’une odeur d’air glacé, d’énergie cinétique, ainsi que d’électricité statique et de menthol. Après tous ces dîners, il en savait beaucoup sur elle. Elle avait passé un an en Italie avant de faire médecine, si bien qu’elle avait de bonnes bases d’italien et un goût prononcé pour les vins rouges puissants de ce pays. Elle avait voté Ross Perot à l’élection présidentielle de 1992 parce qu’elle avait un faible pour les loosers excentriques. Elle s’était cassé la clavicule droite à vélo, son os s’était mal ressoudé, si bien qu’elle conservait une bosse. Il tentait de profiter de ces moments avec elle sans s’interroger sur les conséquences. Quand il rentrait chez lui, il passait en revue toutes les raisons prouvant qu’il ne faisait rien de mal.

« Je suis garée là », dit-elle. Il s’arrêta au niveau de sa petite Honda grise, mais Gillian ne fit pas mine de bouger. « Si tu avais le choix, où préférerais-tu vivre ? demanda-t-elle.

– Eh bien… »

Il était aux prises avec les boutons du chauffage.

« Moi, j’ai toute une liste, reprit-elle.

– Je crois que je ne me suis jamais posé la question.

– Tu n’as jamais songé à vivre ailleurs ? »

La surprise de Gillian le remplit de honte. Était-ce choquant qu’il n’ait jamais imaginé d’alternative ? Sa famille était ici, alors le reste du monde ne comptait pas pour lui.

Là, dans sa voiture, il y réfléchit pour la première fois. Il avait toujours aimé l’hiver. Le sol était recouvert de neige le jour de la naissance de Wendy et celui de Violet. À Iowa City, avant la venue des filles, la chaudière avait lâché, et le soir, à son retour, il avait découvert Marilyn nue, enveloppée dans les couvertures par terre dans le salon. Ce qu’il y avait de meilleur avec le froid, c’était qu’on pouvait s’y soustraire. La ventilation pulsait à présent de l’air chaud tandis que, dehors, la voiture crépitait à cause du blizzard en ce début février. Il se demanda s’il faisait parfois aussi froid en Italie.

« Pourquoi pas la Sibérie ? » avança-t-il, mais ça ne fit pas rire Gillian. « T’ai-je déjà vanté les mérites des pneus neige ? Il nous reste deux bons mois à tenir, tu sais.

– David.

– Les pneus neige, ça change la vie. »

Il ne s’était rien passé entre eux. David se martelait ce constat après chacun de leurs dîners. En revanche, il savait quel vin elle appréciait, qu’elle ne s’était jamais sentie proche de ses parents, qu’elle avait eu une série de rendez-vous sans lendemain à l’automne avec un prof de maths dans le secondaire, un amateur de parapente. David s’était habitué au rythme de sa voix et au poids de ses silences, ainsi qu’à son esprit parfois très sarcastique.

Gillian se rapprocha.

« David, je ne suis pas en train de me faire des idées, n’est-ce pas ?

– À propos de quoi ?

– Allez, monsieur le féministe, tu es si perspicace. Aide-moi un peu. »

Elle se pencha encore plus et il sentit son cœur s’arrêter. Elle dégageait – pour une fois, il la sentit sur quelqu’un d’autre, cette odeur que son épouse adorait – l’odeur presque calcaire des gants en latex. Elle posa une main sur la sienne. À cet instant seulement, il se rendit compte qu’il retenait son souffle.

« Non, je ne peux pas », dit-il. Il avait l’impression que c’était plus intime qu’un baiser de parler si près de la bouche de Gillian tandis qu’elle entremêlait leurs doigts gercés. « Je suis désolé.

– Je n’ai pas envie d’être une source de problèmes, dit-elle. Mais j’ai cru comprendre que…

– Je ne veux pas que tu te fourvoies… » Il n’avait toujours pas retiré sa main. Un seul centimètre, chargé de particules, séparait leurs visages. David inspirait son haleine chaude aromatisée à l’alcool. La main de Gillian passa sur son avant-bras. « Non, tu n’es pas en train de te faire des idées », dit-il au bout d’une minute. Le sourire qui s’afficha instantanément sur le visage de Gillian était celui d’une petite fille. « Mais je ne suis pas… ce genre d’homme.

– Quel genre d’homme ? »

Elle posa une main sur sa cuisse. Il était tellement habitué à ce geste de la part de son épouse, à cette main qui semblait lui dire bonjour, une petite expression d’affection, qu’il lui fallut quelques instants pour se rappeler avec qui il se trouvait.

« Gillian…

– J’ai besoin de… David, je t’aime vraiment beaucoup, tu sais. Je ne me sens jamais aussi bien qu’en ta compagnie. » Il avait beau reconnaître qu’il en était de même pour lui, il savait aussi qu’il ne l’admettrait jamais, car si Marilyn en avait vent, sa vie serait foutue. « Avec toi, tout est si facile, tu comprends ?

– Gillian, je suis marié. » Il n’aurait pas su dire quand, pour la dernière fois, il s’était senti aussi nerveux. « Je ne peux pas… Ce n’est pas… » Il lui retira la main de sa cuisse. « Je suis flatté. Mais tu es mon amie, et…

– Je ne suis pas folle. »

Il déglutit.

« Non, tu n’es pas folle. »

Elle lui fit un sourire triste en déclarant :

« Ta bonté te perdra.

– Je dois y aller. »

Elle ne bougeait toujours pas.

« Tu rentres en Arctique… » Le regard dura une seconde de trop. Elle se pencha vers lui. « Merci pour ta compagnie, David. »

Elle lui fit un petit baiser rapide, comme si elle lui souhaitait simplement bonne nuit, et sortit dans le noir.

À son retour, il trouva Marilyn sur le canapé, un livre à la main, presque dans l’obscurité.

« Bonsoir », lança-t-il.

La maison était calme. Elle ne le regardait pas. Il n’avait pas l’habitude de la voir immobile comme ça. À son retour, elle était toujours en activité, à préparer les sandwiches pour l’école en gardant un œil sur Wendy, tout en assurant aux trois cadettes que leurs parents étaient encore présents et disponibles si jamais – que Dieu les en préserve – elles avaient un petit problème. Voire un gros.

« Bonjour mon amour », répéta-t-il, et elle leva enfin les yeux, mais très lentement, comme si elle daignait à peine constater sa présence.

« J’ai essayé de t’appeler, dit-elle sur un ton glacial, et le cœur de David se mit à battre la chamade.

– Ah.

– Ça dure depuis six semaines. » Elle posa son livre. « Adrian a dit que tu avais décalé ton tour de garde à la clinique au matin depuis six semaines.

– Pourquoi m’appelais-tu ? » demanda-t-il en essayant de se raccrocher à un semblant de normalité, même s’il savait déjà que quelque chose était détruit entre eux. Pas tout, espérait-il.

« J’avais couché Gracie de bonne heure. Les filles sont toutes occupées. Alors je voulais te proposer de sortir dîner. »

Extrêmement mal à l’aise, il entra dans le salon et s’assit face à elle. Elle avait beau jouer la carte de l’indignation, il vit qu’en réalité, elle retenait ses larmes.

« Je suis désolé, dit-il. Ma chérie, j’étais… » Il se tut. Modifier son planning sans le dire, c’était une chose, mentir en était une autre. « Je suis désolé.

– Tu quoi ? Qu’est-ce que tu étais en train de faire ? Pour rentrer si tard. »

Elle paraissait moins furieuse que blessée. David n’avait jamais su mentir avec conviction.

« Je dînais avec Gillian.

– Ma Gillian ? »

Il marqua une pause. C’était logique : Gillian était la gynécologue de Marilyn. Pourtant, son épouse avait vu Gillian une dizaine de fois dans sa vie, et ce plusieurs années auparavant, alors que lui, il la fréquentait presque chaque jour. Mais les rapports de Marilyn avec Gillian avaient été tellement plus intimes… Ma Gillian. Sa Gillian, celle qui avait mis leur benjamine au monde.

Quel salopard il était.

« C’était juste un dîner », dit-il.

Elle avait l’air anéantie.

« Il est plus de vingt-trois heures. C’était un long dîner. »

Pas pour Marilyn et lui. Les rares fois où ils embauchaient un baby-sitter, ils étaient capables de flâner jusqu’à plus de minuit, à boire du vin et à déambuler en ville avant de regagner leur banlieue. Mais, à part pour eux deux, c’était en effet une longue soirée.

« Il fallait qu’on parle, dit-il. Des… histoires de cabinet. On avait plein de choses à se dire. »

En réalité, ils n’avaient pas parlé du cabinet. C’était ça, le pire. David savait maintenant, à regarder sa jolie femme épuisée et meurtrie sur le canapé, que pour la première fois depuis leur mariage, elle imaginait le pire. Que ce soit dans leur quatrième année de mariage ou dans leur quatorzième, jamais jusqu’à présent ils n’avaient craint que l’un ou l’autre n’aille voir ailleurs.

« Je pourrais te dire que, nous aussi, il y a beaucoup de choses dont nous devrions discuter. Peut-être que toi et moi, on aurait bien besoin d’un dîner qui dure une heure, voire cinq », rétorqua-t-elle. Elle parut prendre conscience de la faiblesse de sa voix, et se leva pour le regarder droit dans les yeux. « Tu sais, David, j’ai confiance en toi. Mais tu peux comprendre pourquoi cette situation me met… extrêmement mal à l’aise ? »

David se sentit soulagé.

« Ma chérie, ce n’était vraiment rien. »

Là, elle eut l’air anéantie pour de bon.

« Depuis six semaines ? »

Il se crispa de nouveau.

« C’est vrai qu’on a pris l’habitude… » Il se décomposa. « Gillian et moi, on est tous les deux très stressés. »

Elle eut un rire sinistre.

« Et donc ? dit-elle.

– Marilyn.

– Il n’y a pas de Marilyn. Si Gillian et toi êtes les deux seules personnes stressées sur terre, eh bien, passe tout le temps que tu veux avec elle. Ne prends même pas la peine de rentrer. Notre maison ayant le côté apaisant d’un temple bouddhiste, je comprends que tu n’aies pas envie d’y ramener ton stress. D’ailleurs, s’il me percutait de plein fouet, je ne le sentirais même pas.

– Si tu es honnête, avoue que tu n’as pas été très encline à discuter avec moi, ces derniers temps. »

Elle pâlit à sa façon irlandaise – une pâleur mortelle avec deux taches rouges sur les pommettes pour rappeler qu’elle était toujours en vie.

« C’est parce que tu ne m’écoutes jamais, répliqua-t-elle. J’ai tenté de te parler, David. En vain. Mais, moi, je n’ai trouvé personne pour sortir dîner. »

De nouveau, il garda le silence. Marilyn se mettait rarement en colère, mais dans ces cas-là, sa fureur était dévastatrice.

« Tu comprends en quoi ça me blesse ? Tu imagines à quel point je suis offensée ? Que tu te confies à une collègue plutôt qu’à moi ? Tout ce dont j’ai envie, ces derniers temps, David, c’est de te parler. Or, ce sentiment n’est pas partagé. Très bien. Mais j’aurais aimé que tu aies la courtoisie de m’en informer. »

Elle était au bord des larmes mais se contenait.

David avait repoussé les avances de Gillian. Il avait été sur le point d’embrasser une autre femme, et il avait choisi la sienne. Il avait passé d’agréables dîners avec une amie, ce qui était tellement plus reposant que le tourbillon de leur maison. Et pourtant, il était là, avec Marilyn, comme toujours. Tout à coup, il se sentit furieux, sa culpabilité et sa tristesse exacerbées par une colère puissante. Il s’était toujours bien comporté. Il avait fait ce qu’il fallait, en particulier ce soir-là, avec une autre femme dans sa voiture : il avait sorti la carte Marilyn. Il l’avait choisie contre tout le reste, alors qu’avait-il à se reprocher ?

« Tu ne comprends donc pas pourquoi je n’ai pas réussi à te parler, ces derniers temps ? demanda-t-elle.

– Marilyn, tu n’es plus que l’ombre de toi-même. C’est toi qui m’empêches de t’approcher, qui refuses d’admettre qu’il y a un problème. Puis tu t’ériges en martyre, et la seule chose qui compte, à partir de ce moment-là, c’est ta souffrance. »

Il s’immobilisa, très conscient qu’il venait de passer les bornes, des bornes tacites posées des années plus tôt, des bornes à ne jamais franchir. Il s’était levé au cours de la minute qui venait de s’écouler pour la dominer avec son corps, échauffé par les deux cocktails bus pendant la soirée.

Il était déjà prêt à s’excuser, mais elle avait déplié ses jambes et se tenait très droite sur le canapé. À son expression à la fois profondément blessée et ulcérée, il sut que c’était trop tard. Elle se leva et se dirigea vers la cuisine. Il l’entendit chercher quelque chose dans un tiroir, puis sentit une odeur de cigarette.

Il la rejoignit. Elle était face à l’évier, la fenêtre ouverte, et fumait avec des gestes mécaniques, les larmes au bord des yeux.

« C’est ça, le problème avec toi, dit-elle enfin. Tu es un homme adorable jusqu’au moment où tu ne l’es plus du tout. Où tu deviens le plus gros connard sur terre. Pourquoi je n’ai pas su ça avant ? Si je fais tout de travers, pourquoi tu ne m’en as jamais parlé ?

– Ce n’est pas ce que je voulais dire. » Elle le regarda d’un air surpris. « Pas totalement, en tout cas. Mon Dieu, ma chérie, je suis perdu. Je ne sais plus quoi faire.

– J’ai quelques idées sur la question. Déjà, cesser de sortir avec ma gynéco.

– Je ne sors pas avec elle ! On a juste dîné ensemble quelques fois. » Les lèvres de Gillian qui se posaient sur les siennes : ce qu’il avait décidé de ne jamais évoquer. Puis : « Discuter avec elle est bien plus agréable que ce qu’on vit là. »

Marilyn lança :

« Je suis vraiment désolée de ne pas avoir su davantage te divertir. »

Elle lui tourna le dos pour recracher la fumée en direction de la fenêtre puis lui ordonna, d’un ton très calme et dépourvu de toute théâtralité, d’aller dormir dans la chambre d’amis.

« Ou sur le canapé. Je m’en moque. Sur la pelouse, si tu veux. Et si les filles te voient, tu leur expliqueras pourquoi.

– Qu’est-ce que je suis censé…

– Libre à toi, David. Essaie juste de ne pas les affoler. »

Depuis près de vingt ans, jamais il n’avait dormi sans sa femme, à part les quelques soirs où l’une des filles empiétait sur leur territoire.

« Mais demain matin… » Au secours, avait-il envie de crier. Il avait envie de dire Aide-moi. Marilyn ne semblait pas du tout percevoir son désespoir. « Ma chérie. Regarde-moi, ma chérie. »

Ça ne leur arrivait jamais. Ils ne tombaient jamais dans ce cliché pourtant si fréquent dans leur entourage. Ils se disputaient parfois, bien sûr, mais ne dormaient jamais chacun de leur côté. Rien n’était jamais assez grave pour sacrifier le moment où ils se retrouvaient, où ils pouvaient s’embrasser, se caresser et redevenir des adolescents, à l’abri de la surveillance de leurs filles. Elle prit l’escalier et s’arrêta au bout de quelques marches, mais sans se retourner.

« Dis-leur qu’on s’est disputés. Sans expliquer pourquoi. On verra ça plus tard. » Elle monta quelques marches de plus, et s’arrêta de nouveau. « Même si ce n’est pas qu’une dispute. » Encore une marche. « Que ce soit bien clair. »

Elle resta immobile une seconde, puis disparut.

Longtemps après que Marilyn se fut endormie, David se glissa dans leur chambre et s’assit au bord du lit en prenant soin de ne pas la réveiller. Elle avait le visage bouffi à force d’avoir pleuré, même si elle n’avait pas versé la moindre larme devant lui. (Et aussi, ce paquet de cigarettes dans le tiroir : il n’en revenait toujours pas.) Il se retint de se blottir contre elle, comme le faisait Gracie après un caprice. Ce que ses filles éprouvaient, ce n’était souvent pas très différent de ce que lui-même ressentait pour sa femme : l’envie de se serrer contre elle, de l’enlacer et de l’engloutir. Parce que, en dépit de ce qu’il venait de lui dire, elle était la présence la plus réconfortante qu’il ait jamais connue.

Il promena son regard sur la chambre, et ses yeux s’accoutumèrent à la pénombre. Un livre cartonné trônait sur la table de nuit, ce qui signifiait que Gracie était venue là pour son histoire du soir. Des paniers de linge dans un coin attendaient d’être distribués. À la tringle de la fenêtre : quelques-unes de ses chemises sur cintre, de retour du pressing. Ils avaient beau se disputer sans cesse, l’atmosphère avait beau être pire que jamais entre eux, ce qui plombait l’ambiance à la maison – les filles étaient plus discrètes, et eux plus nerveux –, Marilyn continuait à s’occuper de tout, des filles, du linge, elle pliait, rangeait, câlinait, véhiculait, et pendant ce temps il mentait à son épouse, à ses enfants et ses patients pour aller boire des cocktails en compagnie d’une femme certes agréable et intelligente, dont la présence lui procurait un plaisir indéniable, mais qui n’avait pas les mêmes obligations que lui, puisqu’elle était célibataire. Par certains côtés, Gillian ressemblait à sa propre femme, mais elle ne serait jamais plus qu’une amie. Une amie sans conjoint plus réceptive à leur attirance que lui. Il posa doucement une main sur l’épaule de sa femme, cette personne qui était sa raison de vivre. Pas étonnant qu’elle ait pleuré. Pas étonnant qu’elle garde des cigarettes en secret plus de cinq ans après avoir arrêté de fumer. Pas étonnant qu’elle l’ait chassé de leur chambre ce soir-là. Il était encore un enfant. Sa femme avait épousé un petit garçon.

Il se rappela avoir ressenti la même inadéquation à la naissance de Wendy. À vingt-deux ans, Marilyn était plus effrayée par l’idée de l’accouchement que par celle d’endosser le rôle de mère. À l’instant où Wendy était née, où David l’avait posée – alors qu’elle braillait à pleins poumons – sur la poitrine de sa mère, Marilyn avait changé. Elle avait mûri d’un coup, elle était devenue la maman de Wendy. Elle était dans son élément. Et c’était lui qui, les yeux humides, avait été envahi par une panique toute nouvelle, laquelle lui broyait le ventre. Ce phénomène s’était reproduit à la naissance de chacune de leurs filles. Malgré les responsabilités croissantes, l’accumulation régulière de dettes, d’obligations et d’années, chaque fois, sa femme avait endossé avec facilité son rôle de mère. Une première, puis une deuxième, une troisième et une quatrième, tout en devenant progressivement propriétaire d’une maison, médiatrice familiale, chauffeur. Elle s’occupait de la maison et des filles, prenait soin de Richard, le père vieillissant de David qui, désormais sous dialyse, avait besoin d’aide. Elle apaisait leur chien exubérant, mais aussi son mari. Elle était chargée de toutes ces tâches alors que son emploi du temps, à lui, n’avait pas, presque pas, changé. Et pourtant, c’était lui qui déconnait. Qui, en cette soirée terrible, lui avait fait une crise, déversant sur elle un tsunami d’inepties et de méchancetés. Puis son adorable femme avait pleuré jusqu’à s’endormir dans une position alambiquée qui, en d’autres circonstances, aurait pu être drôle.

 

Liza devait aller passer la nuit chez une amie, mais la soirée avait été annulée à la dernière minute. Elle entendit donc son père rentrer et sa mère, effrayante de froideur, prononcer encore et encore ce nom : Gillian. Puis elle sentit l’odeur de cigarette monter de la cuisine. Pour finir, sa mère se retira dans sa chambre et pleura longtemps, le bruit le plus effrayant qu’elle ait jamais entendu.

Gillian Gillian Gillian. Liza avait entendu ce prénom une bonne dizaine de fois ce soir-là. C’était la collègue de son père, la gynéco de sa mère, la femme qui avait sauvé sa petite sœur. Mais c’était davantage encore, apparemment : un catalyseur qui venait jouer un rôle majeur en cette année terrible où Wendy était en résidence surveillée et où leur famille ne se regroupait qu’autour d’insupportables dîners à base de viande ou de poisson, alors que Liza songeait à devenir végétarienne. C’était le chaos. Depuis « l’incident » de Wendy avec les pilules, son père travaillait encore plus, et sa mère s’était jetée corps et âme dans la surveillance de son aînée. Son père aurait-il une maîtresse ? C’était impensable, mais Liza ne trouvait aucune autre raison pour que sa mère pleure si fort. Et fume dans la maison. Qu’elle fume, tout court.

Ses parents n’avaient pas dormi dans le même lit cette nuit-là. Gillian, Gillian, Gillian. Son père était sur le canapé, sa mère en larmes dans leur chambre, et Liza blottie dans son lit, profondément troublée, incapable de trouver le sommeil sous ses couvertures, partagée entre son envie de tout raconter à ses sœurs et la crainte de ce qu’elle pourrait ainsi déclencher.