19

« Le salaud. »

Liza entendit son père prononcer ces mots d’une voix cassante dans la cuisine – une seule note grave en opposition aux variations plus mélodramatiques de sa mère à base de David, je t’en prie, pas si fort. Assise sur le canapé chez ses parents, elle venait de leur annoncer le départ de Ryan, les mains jointes sur les genoux comme une lycéenne qui vient de perdre sa virginité. Elle avait bien tenté une plaisanterie sur les divorces des stars qui se passaient bien, mais ni l’un ni l’autre n’avait compris. Sa mère était devenue blême et, en une sorte d’étrange compensation, son père, tout rouge. Marilyn avait quitté son fauteuil à bascule pour venir s’asseoir près d’elle en murmurant oh ma chérie et en lui prenant la main. Son père s’était levé, lui aussi, mais pour faire les cent pas dans le salon, le chien inquiet sur ses talons.

« On va préparer un thé, avait finalement déclaré sa mère en serrant le genou de Liza avant de se lever. Viens m’aider, mon chéri », avait-elle ajouté à l’intention de David. Liza avait vu, de profil, sa mère hausser les sourcils à l’intention de son père, qui l’avait suivie comme un enfant obéissant dans la cuisine. Sans croiser le regard de Liza.

Ce qui conduisait au salaud et au tintement des tasses, Liza seule, le chien tentant de glisser sa truffe humide entre ses genoux. Il jeta un rapide coup d’œil de tous les côtés puis bondit sur le canapé, ses membres aussi longs que ceux d’un poulain, pour s’installer près d’elle. Les chiens n’avaient jamais eu le droit de monter sur les fauteuils chez ses parents, mais Loomis était non seulement malin, mais aussi le dernier enfant de la maison, et il savait en tirer parti. Il posa la tête sur les genoux de Liza, qui caressa son pelage soyeux. Elle savait y faire avec les chiens, et ils le lui rendaient bien ; elle s’en sortirait en tant que mère. Son père pourrait toujours veiller sur elle, n’est-ce pas ?

Elle songea à ce mot, salaud, en l’apposant – même si, bien sûr, son père parlait de Ryan – à cette présence en elle. Techniquement parlant, elle était donc enceinte d’un enfant de salaud, non ? Elle entendit la bouilloire siffler, et son père réapparut.

« Loomis, descends de là ! » s’écria-t-il, et l’instant d’après, David était assis à la place du chien. Il posa une main rêche sur la tête de sa fille et lui tapota le sommet du crâne.

« Ça va aller », dit-il, et le poids familier de la main de son père, le fait qu’il soit sorti de sa réserve masculine pour la réconforter, donna à Liza l’envie de tout lâcher pour revenir habiter chez ses parents, les laisser élever son enfant et vivre elle-même comme une enfant dans le corps d’une adulte mais la convainquit aussi que, oui, ça allait bien se passer. « Tu es une personne merveilleuse, Liza. Ce bébé a une chance incroyable. On laisse ta mère nous apporter un thé et on réfléchit, d’accord ? »

Elle rit malgré elle dans l’odeur cotonneuse de sa chemise.

« Vous êtes en train de vous moquer de moi, tous les deux ? » demanda sa mère en apparaissant dans l’embrasure, le chien lui tournant autour.

Elle adressa un petit sourire triste à Liza et gratta Loomis derrière les oreilles.

« Jamais, annonça son père en serrant Liza contre lui. Viens t’asseoir avec nous, gamine. J’allais demander à Liza de nous expliquer ces divorces de stars qui se passent bien. »

Coincée entre ses deux parents, Liza leur parla des divorces des célébrités et de la crèche de la fac où elle allait tenter d’inscrire son futur bébé. Au bout d’un moment, elle sombra dans la léthargie, et sa mère se pencha sur elle.

« Tu manges suffisamment, mon cœur ?

– Je mange tout le temps. Je crois que je suis simplement fatiguée. »

Sa mère porta une main à sa joue.

« Bien sûr. Et si tu allais t’allonger un peu ? »

Liza n’avait jamais aimé la sieste, et ça ne s’était pas arrangé depuis sa rencontre avec Ryan : elle n’en avait pas le temps. Mais dès que Marilyn évoqua cette idée, elle se rendit compte qu’elle parvenait à peine à garder les yeux ouverts.

Sa mère se leva et la motiva.

« Allez, viens, ma chérie. »

Elle la conduisit à l’ancienne chambre de Violet et la borda comme une enfant. Liza songea à rester là pour toujours. Peut-être que ses parents la soutiendraient, que son bébé n’aurait pas besoin d’aller à la crèche de la fac. Peut-être qu’ils étaient prêts à assumer une nouvelle fournée d’enfants, comme avec Grace, et maintenant Jonah. Peut-être qu’elle pourrait revendre sa maison et venir se morfondre sans frais à Fair Oaks.

« Je pose un encas sur la table de nuit au cas où tu aies faim à ton réveil. Essaie de manger un peu, d’accord ? Tu dois prendre soin de toi. »

Elle murmura une réponse à moitié endormie, et la dernière chose dont elle se souvint, ce fut le doux parfum de lilas quand sa mère se pencha pour l’embrasser.

 

Wyatt s’exerçait pour sa présentation au jardin d’enfants avec la ferveur d’un adulte qui va se produire au Carnegie Hall. Dans un mois, il serait L’Étoile de la Semaine et devrait montrer son talent en public. Ils étaient dans le salon, où son fils tentait de jouer à la guitare les premiers accords de Have You Ever Seen The Rain ?

« Maman, Jonah pourra venir à mon concert ? » demanda-t-il.

Violet se figea. Wyatt ne jurait plus que par Jonah depuis la soirée chez eux et prononçait son prénom à une fréquence inquiétante. Maman, tu crois que Jonah aime le pad thaï, lui aussi ? Ou bien Je vais dessiner un cheval pour Jonah.

Violet s’était pourtant arrangée pour passer chez ses parents toute seule et fuir les réunions familiales. Mais parfois, elle n’avait eu d’autre choix que d’emmener ses enfants, et Wyatt était sous le charme. À l’idée de voir Jonah ailleurs qu’à Fair Oaks, elle fut prise de vertiges.

« Il sera en cours à cette heure-là, mon chéri », dit-elle en se demandant si son fils enregistrait mentalement le ton de sa voix pour comprendre plus tard à quel point elle était tendue, comme elle l’avait fait avec la voix de sa propre mère.

Comment expliquer la présence de Jonah à Shady Oaks ? Ce jeune homme perturbé vient tout juste de surgir de mes lombes. L’adoption de petits Américains est très à la mode en ce moment, vous ne le saviez pas ? Wyatt la fixait d’un air si sérieux. Son adorable petit garçon qui ne réclamait jamais rien. Elle tendit la main pour repousser les cheveux sur son front.

« Tu aimes bien Jonah, hein, mon cœur ? »

Il remit ses petits doigts sur les cordes, la langue au coin des lèvres, preuve de sa concentration.

« Oui. »

Elle ne trouva rien d’agréable à dire.

« Qu’est-ce que tu aimes chez lui ? »

Il gratta les cordes. Le médiator était à peine plus petit que sa paume.

« Il est drôle, répondit-il. Et gentil. »

Pourquoi n’avait-elle pas plaisir à entendre ces mots ? Pourquoi ne capitalisait-elle pas là-dessus pour créer un lien entre son fils adolescent et le plus jeune ? Pourquoi ne se sentait-elle pas comblée à l’idée qu’on puisse se tromper, prendre toutes les mauvaises décisions, mais voir les choses s’arranger quand même ? Parce qu’elle se souvenait de ce que Matt lui avait martelé à de nombreuses reprises : qu’une situation menant à une autre, l’histoire de Jonah allait se poursuivre, que Violet le veuille ou non, que le secret ne resterait pas gardé longtemps, et qu’il était impossible qu’ils soient épargnés par ce changement.

« On reprend ? » proposa-t-elle.

Son fils : d’une timidité à vous en briser le cœur et trop nerveux pour se produire seul, alors Violet avait accepté de l’accompagner au chant. Matt et elle en avaient plaisanté au lit. Quand elle répétait avec Wyatt, la concentration sans faille de son fils et le tremblement dans sa petite voix lui donnaient presque envie de pleurer. Il pinça une corde, elle tapa en rythme sur la table basse. Puis Wyatt déplaça les doigts sur les barrettes pour l’ouverture. Ce petit corps qu’elle avait fabriqué, qui maintenant faisait de la musique. La voix de Violet tremblait, elle aussi, quand elle chanta.

Juste après, elle l’applaudit vivement.

« Maman, pourquoi tu pleures ? »

Elle secoua la tête.

« Parce que je suis heureuse, mon chéri. Je suis fière de toi. »

Il grimpa sur ses genoux et se blottit contre elle en souriant comme si c’était la chose la plus absurde qu’il ait jamais entendue.

« Mais on ne pleure pas quand on est heureux. »

Elle lui caressa le front, inspira son odeur, contempla sa complexité, songea à tout ce que Wyatt allait encore apprendre sans elle. La question de son fils était logique, mais elle n’avait aucune réponse.