Grace se rendit compte que, pour la première fois, elle était plus âgée qu’une personne de sa famille. Elle se devait donc d’être la tante cool, la grande qui vivait seule, possédait une carte de crédit et un canapé pour les visiteurs. Elle avait décidé ça à l’instant ou presque où Jonah était entré, la surprenant sans soutien-gorge, déprimée, devant un docu-fiction sur le tueur qui recrutait via le site d’annonces Craigslist.
« On fait enfin connaissance, déclara-t-elle. Comment tu as eu mon numéro de téléphone ? Et comment tu sais où j’habite ?
– Ton père m’a fait enregistrer toutes vos coordonnées dans mon téléphone. »
Être plus âgée permit à Grace de réprimer une réaction primaire, à savoir fondre en larmes.
« Comment il va ? demanda-t-elle. Pourquoi personne ne m’a prévenue que tu… » Puis elle remarqua les traits tirés de Jonah trahissant son manque de sommeil, ses ongles rongés, sa peur qu’elle le chasse, et se sentit en devoir de jouer la grande sœur : « Assieds-toi. Je vais te chercher un verre d’eau. » Être avec un membre de sa famille, même si, dans les faits, Jonah était un inconnu, représentait un soulagement inimaginable. Grace était en présence de la personne qui se trouvait avec son père quand tout avait dérapé. Il ressemblait moins à Violet qu’elle ne l’aurait cru. Elle sentit à nouveau ses yeux s’emplir de larmes et se détourna, faisant mine de ranger son unique fourchette dans le tiroir. « Tu as faim ? » demanda-t-elle, puis elle s’aperçut qu’elle n’avait rien de mieux à lui offrir que des pita rassies. En un instant, elle vérifia le solde de son compte bancaire sur son téléphone. Cet argent aurait dû lui permettre de faire des courses pendant deux semaines, mais l’idée de prendre le bus avec Jonah jusqu’au supermarché l’épuisait d’avance.
Alors ils atterrirent au Comeback. Le barman irlandais lui sourit et lui adressa un petit signe depuis le bar. Elle se sentit rougir.
« Tu le connais ? » demanda Jonah.
Elle rougit encore plus, parce que fréquenter un barman, ce n’était guère flatteur.
« Nan, pas vraiment.
– On peut s’installer au bar, si tu veux. »
Elle plissa les yeux en demandant :
« Tu as quinze ans, c’est bien ça ? »
C’était drôle d’incarner la grande sœur. Elle avait tellement vécu le contraire.
« Techniquement seize, maintenant », répondit-il, et elle crut le voir dissimuler un sourire.
Elle le dévisagea. Il paraissait plus âgé qu’un élève de seconde, mais il portait des chaussures de skateur et avait le front constellé de boutons d’acné.
« On prend une banquette, déclara-t-elle. Il faut qu’on parle. »
Il ne protesta pas, et ils s’installèrent entre les hauts dossiers qui atténuaient le bruit du bar.
« Tu étais là. Qu’est-ce qui s’est passé, exactement ? » Jonah jouait nerveusement avec l’étui de la paille. « Wendy a dit que tu avais appelé une ambulance. Merci.
– Pas besoin de me remercier. J’ai fait ce que n’importe qui aurait fait. »
Elle recula, surprise.
« Je voulais juste…
– Désolé. C’est rien.
– Tu peux me… qu’est-ce qu’il… Comment ça s’est produit, en fait ?
– Il a commencé à faire des gestes bizarres, puis il est tombé. Ça a duré, genre… une nanoseconde. Et paf. »
Elle trembla. Elle ne parvenait pas à imaginer la scène, son père adoré par terre comme une poupée de chiffon : ça allait à l’encontre de tout ce qu’elle connaissait de lui. Ce n’était pas du domaine du possible.
« Désolé, dit Jonah. Je ne voulais pas dire ça… Paf.
– Tu peux arrêter de prononcer cette onomatopée ? » Jonah ne semblait pas vraiment en savoir plus sur David. Quand elle lui avait annoncé que son père était toujours dans le coma mais dans un état stable, il avait paru un peu soulagé. Un instant, on aurait même dit un petit enfant. « J’essaie de joindre mes sœurs, mais personne ne répond. Alors j’imagine que… J’en suis réduite à penser que ça va. »
Leur commande arriva, et Jonah engloutit son hamburger comme s’il n’avait pas mangé depuis des siècles. Grace picora le sien. L’avait-elle amené au Comeback parce que ça n’était pas cher, ou parce qu’elle espérait y croiser Ben ? Son ventre se serra à cette idée, de se trouver dans un bar avec son neveu adolescent deux jours après que son père eut fait une crise cardiaque majeure. Elle saisit la vodka soda qu’elle avait commandée et l’avança négligemment entre eux avec un petit signe à Jonah, comme pour dire Tu peux prendre une gorgée. Tu as vu comme je suis cool ?
« Mon père est à l’hôpital, annonça-t-elle, toute ma famille est à son chevet, et moi, je reviens sur les lieux de ma récente rupture pour me bourrer la gueule avec un mineur. »
Elle ferma les yeux et appuya le front contre le bord de la table.
« Je ne savais pas où aller, commença-t-il. Et je…
– Ne t’inquiète pas, dit-elle en lui attrapant le poignet, parce que, au cours des deux dernières heures, elle avait appris à être maternelle. Je suis contente que tu sois là. Même si tu refuses de m’expliquer ce que tu fabriques ici, pourquoi tu as la voiture de mon père, et de me dire si quelqu’un est au courant.
– Avec qui tu as rompu ? »
Elle soupira, le laissant de nouveau changer de sujet et s’approprier le verre de vodka orange.
« C’est idiot de dire ça. On n’était même pas vraiment ensemble. »
Affaiblie par la lassitude et par l’alcool, elle lui raconta tout.
« Ça a l’air d’un sacré connard », déclara Jonah.
Elle n’avait jamais compris pourquoi les hommes étaient toujours si prompts à se tirer dans les pattes. En quoi Ben était-il un connard ?
« Non, il a été honnête avec moi.
– Désolé, dit-il en désignant le barman. Et y a un truc avec ce type ? »
L’Irlandais discutait avec un client âgé près des bouteilles d’alcool mais, de toute évidence, il ne cessait de leur jeter des coups d’œil.
« Rien. »
Elle rapprocha à nouveau la vodka de lui. Elle ne savait plus si c’était la troisième ou quatrième fois. Le temps avançait bizarrement depuis l’accident de son père.
« Comment tu as dit qu’il s’appelait ? »
Elle sentit son visage s’empourprer.
« Je ne te l’ai pas dit. Luke. Pourquoi ? »
Jonah jouait avec un glaçon.
« Juste comme ça.
– On peut parler de ce qui s’est passé, plutôt ? demanda-t-elle. Mon père est à l’hôpital. »
Sa voix se brisa, ce qui la surprit, et Jonah aussi, apparemment, car il se redressa.
« Je ne voulais pas… »
Elle se tut. Un frisson lui parcourut la nuque.
« Tu ne voulais pas quoi ?
– Je n’aurais pas dû le laisser monter dans l’arbre. J’ai genre mille ans de moins que lui. Je n’ai même pas réussi à…
– Mon père grimpe aux arbres depuis toujours. Tu n’aurais pas pu l’en empêcher. »
Elle l’observa et s’autorisa, de son point de vue d’aînée, à se sentir triste pour lui, ce gamin sans famille pris dans la tornade Sorenson.
« Tu sais, Jonah… Mon père voulait juste passer du temps avec toi. C’est comme ça qu’il… » Elle se rendit compte qu’elle parlait déjà de lui au passé. « Mon père a, en tout et pour tout une passion : passer du temps avec sa famille. » Allez savoir pourquoi, ce changement de dynamique permit à Grace de s’exprimer sans s’étrangler. « Mes parents t’adorent, Jonah. Mon père t’a demandé de l’aider comme il me demandait de venir ratisser les feuilles : pour passer du temps avec toi. »
Ses yeux d’un bleu inhumain étaient embués de larmes.
« Oui mais… Il y a eu ce putain de chien. Il a réussi à s’échapper et il m’a surpris. Sinon, j’aurais pu tenir l’échelle. »
Le frisson fut remplacé par une tristesse pesante.
« Jonah, qu’est-ce que ça aurait changé ? Il était en train de faire une crise cardiaque.
– Mais c’est moi qui aurais dû monter à l’arbre. Je n’aurais pas dû…
– Jonah… Il était dans quel état, juste après sa chute ? demanda-t-elle, et sa voix se brisa sur ce dernier mot. Ne me raconte pas de…
– Dans un sale état », dit-il en baissant la tête, et il eut l’air à nouveau d’un petit enfant, épaules affaissées, mains glissées dans les manches de sa chemise.
Grace se demanda ce que ça voulait dire. Elle imagina son père en sang. Elle se demanda s’il avait hurlé, tenta de visualiser la scène. Son père, qui la tenait dans ses bras juste après sa naissance, au chevet de sa femme sans savoir si celle-ci allait survivre. Son père, toujours là pour tout le monde. Elle ferma les yeux et prit quelques bouffées d’air.
« Pourquoi personne ne s’inquiète que je sois seule ici ? Sans vouloir te vexer, pourquoi c’est toi qui es là, et pas une de mes sœurs ? Pourquoi elles ne m’appellent pas ? Mon père est, genre, ma personne préférée au monde.
– Je suis désolé, dit Jonah.
– Ça fait vraiment du bien que tu sois ici, conclut-elle. C’est bon d’avoir quelqu’un qui… ressemble aux gens à qui je ressemble. Ça fait longtemps que personne n’est venu me voir.
– Tu trouves que je ressemble à ta famille ? »
Elle inclina la tête, et la sentit plonger un peu trop bas sur la gauche à cause de l’alcool.
« Oui. Mais pas à mes autres neveux. Pourtant, tu me rappelles quelqu’un, pas de doute. »
Elle était consciente que ce gamin avait expérimenté le monde d’une tout autre façon qu’elle. Ne pas savoir si son père allait guérir, c’était une chose, ne pas savoir qui était son père en était une autre. Cette particularité lui rappela à quel point Jonah était jeune, et à quel point elle avait de la chance.
« Violet avait un petit ami à la fac », annonça-t-elle. Jonah était tout ouïe. « J’ai oublié son nom. À l’époque, je le croyais très intelligent, mais à la réflexion, c’était sans doute un sombre crétin. »
Jonah se décomposa. Grace se souvint alors à qui elle parlait, et comprit à quel point elle ne contrôlait plus ses propos. Si on lui avait demandé de décrire son père, elle aurait pu en parler pendant des heures, recenser ses moindres nuances, ses excentricités, ses goûts, ses blagues débiles, toutes les fois où il avait été là pour elle, où il la soignait quand elle était malade, la bordait, l’avait installée dans ses diverses chambres d’étudiante. Son père qui assemblait son lit en kit de marque suédoise en disant : « C’est dans mon contrat de père. »
« Je ne… j’étais en CE1, alors je ne me souviens pas… Et ce n’est pas parce qu’un père est nul que sa progéniture…
– Tu n’as aucune expérience en termes de père nul, la coupa-t-il.
– C’est vrai », reconnut-elle.
Il regarda son verre vide, puis releva la tête.
« Tu vas devenir avocate, c’est ça ? » Elle ne répondit pas. « Dans ce cas, comment ça se fait que tu habites un… taudis ? » Elle sentit encore ses yeux s’embuer, de honte cette fois. « Je ne veux pas te vexer ni rien, mais ça paraît bizarre que… je sais pas.
– Je ne… vais pas devenir avocate. En vrai. » Toutes ces occasions qu’elle avait eues de tout avouer, où elle aurait dû le faire. Prononcer ces mots face à un membre de sa famille plus jeune et plus désemparé qu’elle : la situation en devenait presque comique. Elle prit une grande inspiration pour la première fois depuis des siècles en compagnie de quelqu’un avec qui elle avait des gènes en commun : « Je n’ai pas été acceptée en fac de droit. J’ai menti à tout le monde. J’habite dans un taudis. Je suis totalement paumée. »
Jonah parut tout à coup mal à l’aise.
« Mais tes parents sont genre superfiers de toi. Ils parlent tout le temps de toi ! »
Elle enroula sa paille autour de son doigt.
« C’est drôle, dit-elle, qu’ils parlent beaucoup de quelqu’un dont ils semblent avoir oublié l’existence.
– Mais ta chambre, c’est un véritable sanctuaire, putain ! Même si je dois dire que j’ai été plus impressionné par ton poster TV on the Radio que par celui de Coheed and Cambria. »
Elle rougit en protestant :
« J’avais quinze ans. » Puis, se souvenant de sa nouvelle position : « Tu dois imaginer ce que c’était, à l’époque.
– Sérieux, pour eux, tu es toujours une petite fille. C’est comme s’ils attendaient que tu rentres pour remettre ton tamagotchi en route.
– Ce qui fait justement partie du problème, rétorqua-t-elle. Tout le monde refuse de me considérer comme une adulte, du coup, je suis complètement paumée.
– Moi, je vois plutôt des parents qui aiment tellement leurs filles qu’ils sont tristes qu’elles n’habitent plus chez eux. Et je trouve ça cool. »
Elle se ratatina, et l’instant d’après, Jonah était assis près d’elle. Il ne constituait pas la présence la plus réconfortante qui soit, mais il essayait, lui tapotant l’épaule avec une main en tendant un paquet de serviettes dans l’autre. Surtout pour le tirer de l’embarras, elle se sécha les yeux et se moucha.
« Tu es vraiment gentil, Jonah, dit-elle.
– Je dois vraiment aller aux toilettes », répondit-il d’un ton d’excuse.
En son absence, elle tenta de se ressaisir et vérifia son téléphone, espérant y trouver des messages de sa famille. Elle envoya le même texto à Wendy, Liza et Violet : Des nouvelles ? Je me sens exclue.
« Hé, fit Jonah en apparaissant. Le type du bar t’aime bien, tu sais.
– Pardon ?
– Il m’a demandé si j’étais ton petit frère.
– S’enquérir de la famille des autres… Une méthode de drague bien connue.
– J’en sais rien. Mais il a l’air gentil. Tu devrais aller le voir. »
Elle dit d’un air moqueur :
« D’accord, Casanova.
– Je suis crevé. Si t’es d’accord, je peux rentrer chez toi. Je te promets de t’ouvrir la porte.
– Comme si j’avais déjà accepté. »
Elle releva la tête. Luke, le barman, croisa son regard et lui fit un petit signe, ce qui lui rappela le soir de sa fausse rupture avec Ben, où ce type avait été si gentil. Elle lui sourit.
« À demain », dit Jonah en lui prenant ses clefs et en disparaissant avant qu’elle puisse changer d’avis.
Comme elle le regardait s’éloigner, son téléphone émit un bip. Une réponse de Wendy. Décevante, comme d’habitude : Tout est sous contrôle. Va te coucher.
Elle glissa le téléphone dans sa poche et s’approcha du bar.
Il savait pourtant qu’il devait appeler quelqu’un. Wendy. Elle lui donnerait des nouvelles. Mais si celles-ci n’étaient pas bonnes, c’est lui qui devrait l’annoncer à Grace, ce qui lui semblait au-dessus de ses forces.
Ce n’était pas sa faute, si ? Comme l’avait dit Grace, il n’aurait pas pu amortir la chute de David. Comment tout ça était-il arrivé ? Jonah avait peut-être vu quelqu’un mourir sans le savoir. Vu David mourir. David, qui faisait des blagues lourdes de père, qui s’inquiétait pour ses filles, qui semblait aimer l’idée de remettre en état la douche du sous-sol et regarder les matches des Blackhawks avec Jonah. David, qui ne pourrait jamais pardonner à Jonah. S’il était mort, bien sûr, mais aussi s’il était en vie et qu’il apprenait que Jonah avait volé sa voiture pour se rendre en Oregon et jeter sa fille dans les bras d’un barman.
Des petits coups à la porte d’entrée le firent bondir. Il avait promis à Grace de lui ouvrir. Il était presque minuit. Heureusement, ça ne ressemblait pas aux flics. Il s’approcha pathétiquement avec un bâton de fromage à la main et ouvrit à un type d’une vingtaine d’années vêtu d’un T-shirt Pearl Jam.
« Bonjour », dit-il, comme s’il était légitime dans cette ville qu’il ne connaissait pas, et non un fugueur bâfrant le fromage de Grace.
« Je… Je me suis… » bredouilla le gars en regardant derrière Jonah. Il parut reconnaître les photos, les rideaux, ces petits efforts de Grace pour faire en sorte que l’endroit ressemble un peu moins à un hôpital psychiatrique. « Où est Grace ?
– Sortie.
– T’es qui, toi ?
– Et toi, t’es qui ? »
Ce genre de confrontation lui manquait, se rendit-il compte : marquer son territoire face aux gars de Lathrop House pour le choix d’un lit ou du programme à la télé. Ça, il savait faire. Son prof de Krav Maga parlait d’autorité naturelle.
« Grace va bien ? Elle…
– Je suis de sa famille, annonça-t-il, parce que le type semblait nerveux, et que Jonah ne tenait pas à ce qu’il appelle la police.
– La famille de Grace ? Et comment ? » Puis le gars eut l’air de réfléchir. « Jonah ? »
Il fut touché qu’un inconnu en Oregon connaisse son nom.
« Je suis Ben, dit le gars en lui tendant la main. Un ami de Grace. Elle est dans les parages ?
– Nan, dit-il en lui relâchant la main.
– Tu habites avec elle ?
– Juste pour un petit moment.
– Elle ne me répond plus. »
Jonah comprit que c’était le type avec qui Grace avait rompu. Celui qui l’avait larguée.
« Je ne pense pas qu’elle rentre cette nuit », déclara-t-il alors.
Il fallut une minute au gars pour comprendre.
« Oh, fit Ben. Je… Pas grave. Ravi de t’avoir rencontré, mec.
– Moi aussi. » Jonah le regarda partir les épaules voûtées. « Je lui dirai que t’es passé », lança-t-il, mais Ben se contenta de lever une main en signe de remerciement sans se retourner.
Jonah s’en voulait d’avoir voulu tester ce gars, voir comment il allait s’en sortir, un peu comme avec Ryan, se rendit-il compte, quand il avait fini par cracher le morceau sur le type en compagnie de Liza dans la voiture. Il venait encore de foutre la merde chez un membre de la famille Sorenson.
C’était le jour de ses seize ans. Il ne l’avait pas dit à Grace, parce qu’il ne voulait pas qu’elle se sente contrainte à quoi que ce soit, mais aussi parce qu’il ne voulait pas être déçu, comme à chaque anniversaire de sa vie post-viaduc. Jusque-là, il s’attendait à passer un anniversaire agréable en compagnie de ses grands-parents avec un poulet trop cuit par Marilyn et cet album des Stones qu’elle adorait mettre sur la platine, une discussion sur le futur tournoi de Krav Maga, et enfin un gâteau au chocolat à son nom. Une belle soirée avec David et Marilyn, des gens qui n’avaient jamais l’air d’en avoir marre de lui, qui l’applaudiraient quand il soufflerait ses bougies et ferait un vœu.
Il se souvint alors de l’enveloppe trouvée dans le bureau de son grand-père, puis écrasée pendant deux jours de route dans sa poche arrière. Il la sortit. Elle était toute froissée. Chaque lettre était écrite en script à part le J, qui comportait une grande boucle en bas. Il attrapa le couteau dans le tiroir de la cuisine de Grace et coupa l’enveloppe.
Un billet de cent dollars en tomba, suivi d’une feuille de papier pliée.
Mon cher Jonah, en ce premier jour de tes seize ans, je te souhaite un excellent anniversaire, et le meilleur pour l’avenir. Merci d’être avec nous. Grand-père.
PS : Sers-toi de ce billet pour t’acheter ce qui te fait plaisir, mais ne dis rien à Marilyn : elle déteste qu’on offre de l’argent.
Qu’aurait-il ressenti s’il avait ouvert cette enveloppe en présence de David ? S’il avait dépensé une partie de l’argent dans un nouveau panier de basket afin qu’ils puissent à nouveau jouer le soir ? S’il avait soufflé ses bougies ? Au lieu de quoi, il était seul, comme toujours, et par sa propre faute, les uniques personnes qu’il connaissait, soit ignoraient que c’était son anniversaire, soit étaient trop loin. Voilà ce qui se passait quand on relâchait sa vigilance. Même si Violet l’avait chassé avant qu’il ait le temps de se détendre un minimum, se séparant une nouvelle fois de lui sans même le connaître. Si quelqu’un en ce monde ne pouvait ignorer sa date d’anniversaire, c’était bien elle. Jonah admit que ça lui faisait mal qu’elle le rejette si durement. S’ils pouvaient remonter le temps, il aurait aimé qu’elle n’ait jamais baisé avec son père et qu’il ne soit tout simplement jamais né. Une larme coula de ses yeux, il la chassa avec colère. Peu importait à quel point les autres membres de cette famille l’avaient accepté, ce ne serait jamais le cas de Violet, et il ne pouvait s’empêcher de le regretter. Mais il avait son pécule d’urgence, plus cent dollars, plus les deux billets de vingt dollars que Grace gardait dans un bocal sur son petit frigo. Il pouvait disparaître de leur vie et faire comme si cette année un peu dingue n’avait jamais existé.
Marilyn somnolait près du lit de David. Elle était consciente des allées et venues des infirmiers et du reflet vert du moniteur cardiaque, ainsi que la douleur dans sa nuque, un torticolis qu’elle entretenait comme une plante, en ce qu’il matérialisait l’incarnation de ses craintes les plus sombres.
Un bruit en provenance du moniteur cardiaque la tira de sa torpeur et, par réflexe, elle se tourna brusquement vers son mari, ce qui lui arracha un cri de douleur à cause de son cou. David clignait des yeux. Il se passait enfin quelque chose sur ce visage qu’elle ne reconnaissait presque plus depuis deux jours. Elle lui prit la main, qui ne ressemblait pas non plus à la main qu’elle tenait depuis ses vingt ans. Mais il allait s’en sortir.
« Mon chéri », dit-elle en se penchant pour lui embrasser le front. Ce ne fut qu’en voyant une larme tomber dans les cheveux de son mari qu’elle comprit qu’elle pleurait. « Te voilà enfin. »
Il n’était pas totalement revenu à lui, sous l’effet des bêta bloquants, mais au moment où ses yeux se refermaient, elle sentit qu’il lui serrait faiblement la main à trois reprises.
Grace se sentit stupidement victorieuse en rentrant en taxi de chez Luke. Elle avait une sensation agréable entre les cuisses. Elle avait perdu sa virginité avec un type à peu près correct. Elle pouvait maintenant participer aux discussions sur les pénis et la crainte de tomber enceinte (quoique Luke ait utilisé un préservatif, ce qui lui avait évité d’expliquer qu’elle ne prenait pas de contraceptif, contrairement à toute fille normale de vingt-trois ans).
Il n’y avait personne chez elle. Elle posa son sac, appela Jonah, puis découvrit une sorte d’autel sur la table de sa cuisine : trois bouteilles de vin, sans doute onéreuses, comme celles que buvaient Violet et Wendy, avec trois post-it couverts d’une écriture adolescente. Elle sentit ses poils se dresser sur sa nuque avant même d’avoir lu : Désolé si j’ai merdé, je voulais juste t’aider. J’ai pris l’argent dans ton bocal mais je te le rendrai. Merci pour le dîner. Ben a l’air sympa. J.
Non, non, non. Elle espérait que ça ne soit qu’une blague.
Ben a l’air sympa.
« Putain ! » s’écria-t-elle.
L’univers n’aurait-il pas dû lui faire une fleur, vu tout ce qui lui arrivait ces derniers temps ? Elle enfila un vieux sweat-shirt chapardé à son père, ces vêtements que ses sœurs et elle se disputaient sans arrêt, et se laissa aller dans son coin habituel près du frigo. Elle se sentait toujours un peu ivre. Trois heures du matin venaient de sonner, il n’était donc que 5 heures à Chicago. Elle appela malgré tout.
« Ma caille ? »
Wendy semblait étonnamment alerte.
« Salut, dit Grace, et même ça, elle eut du mal à le prononcer. Jonah était là. Mais je viens de rentrer, et il a disparu. Et puis, je suis vraiment inquiète pour papa. Et je viens de coucher avec un Irlandais. J’ai l’impression que tout… que… Je suis si loin de vous. »
Et comme elle n’avait plus aucun moyen de les retenir, des larmes jaillirent de ses yeux, le genre de crise qui ressemblait à un vomissement.
« Gracie, pourquoi tu n’as rien dit, pour Jonah ? »
Elle ravala ses sanglots.
« Il est arrivé sans prévenir.
– À… Portland ?
– Wendy, je n’ai qu’un seul domicile. Oui, à Portland.
– Mon Dieu… On était toutes tellement inquiètes. Il a roulé jusqu’en Oregon ? Il n’a même pas le niveau conduite accompagnée. Et il a détruit la voiture de Liza, tu le sais, non ?
– Non, je l’ignorais, parce que personne ne me raconte jamais rien dans cette putain de famille. Et ce n’est pas comme si je lui avais demandé de venir. Je ne le connaissais pas jusqu’à ce soir.
– Il va bien ?
– Il… n’est plus là.
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Je ne sais pas. Je viens de rentrer, il m’a laissé du vin et un mot d’excuse.
– D’excuse pour quoi ?
– Il dit qu’il m’a pris de l’argent, qu’il est désolé d’avoir merdé et il…
– Il quoi ? C’est hallucinant, Grace. Je n’arrive pas à croire que tu ne nous aies pas appelées.
– Je n’arrive pas à croire que vous ne m’ayez pas appelée. Vous êtes toutes ensemble, moi je suis seule à l’autre bout du pays, j’ai si peur, et personne ne me parle. Moi aussi, je suis sa fille, Wendy.
– Gracie…
– Je rêve de parler à papa, mais j’ai peur d’appeler maman et qu’elle m’annonce qu’il va mourir. Jonah a peur comme moi, et puis je viens de baiser avec un type que je connais à peine, je crois que Jonah l’a dit au type qui m’a larguée, et je me sens… » Elle hoqueta. « Tout part en vrille.
– Ça va aller, Gracie, ça va aller.
– Non, ça ne va pas aller.
– Si, ça va aller, dit Wendy, imitant en cela tellement leur mère que Grace fut presque réconfortée. Ma caille, ce garçon que tu… Celui avec qui tu as couché. »
Leur père plaisantait souvent en disant : « La plupart des gens ont un père et une mère. Gracie a un père et quatre mères. » Il y avait toujours eu quatre femmes pour veiller sur elle, la pousser dans des directions différentes, la regarder de façon amusée ou dédaigneuse, la guider avec l’air de grandes sages. Mais aucune ne lui avait appris à devenir femme. Personne ne lui avait jamais parlé de sexe, à part sa mère qui lui avait un jour sorti son topo catho sur faire l’amour, que ça devait être avec quelqu’un que l’on aimait beaucoup (même si Marilyn ne paraissait elle-même pas très convaincue), et Wendy, qui avait un jour utilisé le mot orgasmique en précisant, quand Gracie l’avait poussée à s’expliquer, que ça voulait dire très très agréable. Elle s’en voulait de se dévoiler ainsi à sa sœur. Elle savait qu’on comptait sur elle pour ne pas faire de vagues. Elle était le lien entre tous les membres de la famille, la petite dernière, la diplomate replète et gentille qui feignait de ne pas voir les disputes à Noël : l’innocente mascotte Sorenson dont la vie était protégée des horreurs de l’âge adulte, en tout cas, deux heures plus tôt encore. Voire huit mois plus tôt, quand elle avait entamé sa vie de mensonges.
« Tu es… Qui est ce type ? Il t’a larguée juste après avoir… »
Grace savait que c’était le moment où sa sœur allait prononcer le mot baisé.
« Non, c’est deux types différents.
– Mais qu’est-ce qui se passe sur la côte Ouest, Gracie ? ! » s’exclama Wendy, et Grace s’entendit rire, ce qui était, elle s’en rendit compte, précisément la raison pour laquelle elle avait appelé sa sœur aînée. « Tu vas bien, n’est-ce pas ? C’était… mon Dieu… consenti ? Ce n’était pas… ?
– C’était consenti. Wendy, je me sens si nulle. J’avais bu, j’étais furieuse, alors j’ai fait un peu n’importe quoi. Quand tu es seule depuis aussi longtemps, tu ne sais plus ce qui est normal ou pas. Tu vois ce que je veux dire ?
– Plutôt, je crois, répondit gentiment Wendy.
– Ce n’est pas moi qui merde comme ça, d’habitude. » Cette fois, Wendy mit du temps à répondre, et Grace en conclut qu’elle avait blessé sa sœur, car cela revenait à insinuer : D’habitude, c’est toi qui merdes. « Je suis désolée. » Wendy ricana. « Je ne voulais pas…
– Gracie, reprends tout depuis le début », dit Wendy pour la mettre à l’aise, et Grace s’exécuta.
« C’était ma première fois, confia-t-elle presque dans un murmure.
– Oh ma chérie, fit Wendy d’un ton maternel dont elle n’était guère coutumière. C’est normal que ça te fasse bizarre, dans ce cas. » Grace entendit un objet tomber. « Attends, je me prends un verre. Gracie, je suis désolée, mais je ne peux pas t’écouter raconter ça en étant sobre. » Un tintement, un bruit de baie vitrée, puis celui d’un briquet. La voix de Wendy était enfumée quand elle reprit la parole. « Décris-moi le type, demanda-t-elle. En détail. Pour que je sache à qui j’ai affaire. »
Une fois que Grace eut satisfait sa curiosité, Wendy demanda :
« Et alors, c’était comment ?
– Quoi ?
– Le sexe. Je dois maintenant accepter l’idée que tu es devenue une femme. C’est important de discuter de ces choses-là. C’était comment ? »
Grace déglutit.
« Euh… bizarre ? Et… je ne sais pas. Un peu douloureux.
– Ouais, beaucoup de filles disent ça.
– Et pas toi ?
– Oh mon Dieu, non. C’était génial.
– Sérieux ? »
L’avantage avec Wendy, c’est que sa sœur avait assez de fantaisie pour surmonter l’énormité des mensonges de Grace et se concentrer sur l’anecdote la plus croustillante.
« En fait… C’est drôle qu’on en parle, parce que je viens de revoir… Je ne pense pas que tu te souviennes d’Aaron Bhargava, tu étais trop jeune. Mon vrai premier petit ami. Il était hyper canon. Il l’est toujours, d’ailleurs. Je l’ai croisé sur le parking de l’hôpital.
– Vraiment ?
– Dingue, non ? Par hasard. Il jouait au tennis à l’époque, et…
– Hé, Wendy ? Tu crois qu’on peut… ? Je m’en veux d’avoir cette discussion alors que…
– Ma caille, si papa savait qu’on passe notre temps à pleurer sur son sort, il nous tuerait. Qu’est-ce qu’il ferait, s’il était éveillé, là ? »
Cette question faillit déclencher une nouvelle cascade de larmes, mais Grace se mordit la langue.
« Il est 5 heures du matin chez vous, donc il serait sans doute en train de courir dans les bois avec son horrible T-shirt de l’université Wesleyenne.
– Imagine que c’est la nuit, que tu es triste et que papa te console. Qu’est-ce qu’il te dirait ?
– Je ne sais pas. D’être courageuse, sans doute.
– Exactement. Puis il sortirait une blague débile et il te prendrait dans ses bras avec toute sa maladresse, mais c’est le meilleur geste du monde, pas vrai ? » Grace acquiesça, même si Wendy ne pouvait pas la voir. « Tu veux vraiment entendre l’histoire de ma virginité perdue à quinze ans avec un joueur de tennis ?
– Oui », souffla Grace.
Elle allait tout dire à Wendy. Elle n’en pouvait plus de mentir, et puis, elle s’était déjà confiée à Jonah, donc il était inutile de continuer à cacher ça sous le tapis. Mais avant, elle voulait que sa sœur aînée lui raconte son histoire, comme si elle la mettait au lit. Elle se blottit contre le réfrigérateur en serrant les manches du pull de son père contre elle, le téléphone sur l’oreille. Wendy avait, sans qu’il y paraisse, reprit la main, ce qui n’étonnait pas Grace. Parfois, entendre une voix autre que la sienne, ça suffisait à votre bonheur.