27

Le téléphone sonna dans le soutien-gorge de sport de Wendy, qui décrocha en plein cours de barre au sol.

« Wendy ? »

À cette voix, son cœur s’arrêta. Il en avait mis du temps, bon sang. Elle fila dans le couloir.

« Mais t’es où, putain ? Qu’est-ce que tu fous ? »

Elle s’autorisait enfin à admettre qu’elle était terrifiée depuis qu’elle savait que Jonah était reparti de chez Gracie, même si elle continuait à assurer à tout le monde qu’il appellerait quand il serait prêt.

« Je suis plus ou moins en prison.

– En prison ?

– C’est… Je ne suis pas dans une cellule, mais c’est bien une prison.

– Si je n’étais pas si heureuse de te savoir en vie, je te tuerais.

– Il faut que… Ils disent que quelqu’un doit venir me chercher. J’ai la voiture de ton père mais j’ai pas le droit de conduire.

– Comment tu as atterri en prison ?

– Je me suis fait arrêter par les flics à cause d’un phare arrière qui ne fonctionnait pas. Je m’excuse, Wendy. Je ne… pensais pas que ça arriverait.

– Alors que tu as piqué la voiture de ton grand-père pour filer jusqu’en Oregon ? Sans permis ? Tu ne pensais pas que ça allait arriver et que tu allais te retrouver… en prison ?

– Tu n’arrêtes pas de répéter ce mot. Tu trouves ça drôle ?

– J’adore l’idée que tu aies traversé tout le pays sans encombre et que tu finisses par te faire arrêter pour un truc aussi stupide qu’une ampoule grillée.

– Wendy…

– Où es-tu ? Où elle est, techniquement, cette prison ?

– En gros, dans le Montana.

– Genre, un peu dans le Montana ou pas du tout dans le Montana ?

– Dans le Montana.

– Et comment tu t’es retrouvé là ? »

La voix se fit plus petite.

« J’ai voulu passer au Canada, et je me suis rendu compte que je n’avais pas de pièce d’identité.

– Mon Dieu. T’es vraiment dégourdi, dans ton genre, soupira-t-elle. Et tu vas bien ? Tu peux m’attendre dans cette… prison ? Je prends le premier avion. »

Elle entendit grommeler en arrière-fond. Puis Jonah dit :

« Ils veulent te parler. »

Elle ferma les yeux et s’adossa au mur en se demandant si cette chaleur qui circulait dans ses veines, c’était ce qu’on ressentait quand on était mère. Si ce mélange de terreur, de soulagement, d’hystérie et d’épuisement avait un lien avec le fait d’aimer quelqu’un comme un parent, qu’on le soit ou non.

« Passe-les-moi, dit-elle. Et pour l’amour du ciel, plus de bêtises. J’arrive dès que possible. »

 

Marilyn insista pour qu’ils emménagent de façon temporaire dans la chambre du rez-de-chaussée.

« Je n’ai pas la jambe cassée », répondit-il sur le même ton agacé que lorsqu’elle avait exigé une chaise roulante pour sa sortie d’hôpital.

Les deux fois, elle l’avait tout simplement ignoré.

Ainsi, David était installé près de la fenêtre dans un fauteuil que sa femme avait tiré depuis le salon, à contempler le jardin enneigé, Loomis blotti à ses pieds. Son bras cassé avait cessé de lui faire mal, mais le démangeait à cause du plâtre. Il ressentait une empathie nouvelle et rétroactive pour la petite Violet de huit ans, Papa, c’est une très méchante démangeaison, quand elle s’était brisé le poignet en tombant d’une cage à écureuil. L’inconfort dans sa poitrine était moins présent, lui aussi, pourtant, il ne se sentait toujours pas comme avant. Il n’avait pas d’appétit, donc peu d’énergie, il était moins enclin à faire des choses comme se doucher, si bien qu’il avait les cheveux gras et le visage comme de la paille de fer. S’habiller était une épreuve, alors il restait en robe de chambre. Il se sentait honteux. Et il avait une certaine tendance à s’apitoyer sur son sort. Sans compter qu’il pensait sans cesse à Jonah qui, après avoir assisté à la scène, avait disparu depuis près d’une semaine. De toute sa carrière de médecin, David n’avait jamais vu quelqu’un en pleine crise cardiaque. À l’idée d’avoir infligé ce spectacle à son petit-fils, il en frémit, ce qui déclencha immédiatement une douleur dans son épaule. Pas la gauche, celle qu’il avait négligée pendant des mois, mais l’autre, qui s’était brisée dans sa chute.

« Mon amour », dit une Marilyn électrisée par le froid du dehors. Elle l’embrassa sur la tête. Elle lui apportait du thé et un toast, qu’elle posa sur la petite table près de lui. « Les Roth viennent d’acheter une incroyable souffleuse à neige. Un engin futuriste. On dirait une surfaceuse pour patinoire. » Elle se percha sur l’appui de fenêtre. « Dan l’a passée dans l’allée et sur le trottoir pour nous. » Elle se rappela alors combien David aimait retirer la neige à la pelle, un petit plaisir qui lui serait refusé cet hiver. Elle attrapa le pilulier sur la table de nuit, ce genre d’objets qu’utilisaient les patients âgés, et versa la ration multicolore du jour dans sa main. « Tu préfères de l’eau plutôt que du thé ?

– Ça ira, dit-il. Puis : Merci, gamine. »

Elle sourit et lui balaya les cheveux sur le front.

« Et si tu prenais une douche aujourd’hui ? Ça pourrait te faire du bien. Il fait si froid, dehors. »

Infantilisation mise à part, David avait du mal à concevoir le simple fait que Marilyn soit à la maison. Elle ne le quittait presque plus. Elle lui administrait ses médicaments, lui préparait des repas de convalescent, s’allongeait près de lui et lisait les nouvelles sur un ton joyeux.

« Tu as instauré un congé “conjoint malade” à la quincaillerie ? avait-il demandé. Pour que les femmes puissantes puissent prendre soin de leur mari handicapé ? »

Elle avait tourné une page sans le regarder.

« J’ai mis Drew à ma place.

– Pardon ?

– C’était plus simple. »

Puis elle lui fit un sourire las.

« Tu as tout abandonné pour moi ? » Il eut un terrible sentiment de déjà-vu. « Marilyn… je ne vais pas te laisser…

– C’est réglé, dit-elle en se penchant pour l’embrasser sur l’épaule. Je retournerai à la quincaillerie quand nous serons prêts. Une fois que tu remonteras aux arbres, d’accord ? »

Il s’était maintenant habitué à sa présence à la maison, et à sa sollicitude de chaque instant.

« Une douche, dit-elle d’une voix préoccupée, comme si elle pensait à autre chose. Et peut-être une petite sortie ? Au supermarché. Ou au cinéma, si tu te sens assez aventureux ?

– Nan, dit-il, j’ai pas envie.

– Eh bien, répondit-elle d’une voix faussement gaie en entreprenant de faire le lit. Parfois, il suffit d’un petit coup de pouce. On va te donner une douche, ça te réchauffera, ensuite tu seras tout propre et on pourra…

– Pour l’amour de Dieu, Marilyn, peux-tu arrêter de me parler comme à un enfant ? » En train de border les draps, elle s’immobilisa. « Désolé, dit-il, même s’il n’était pas sincère.

– Non. C’est une demande… sensée. » Elle s’éclaircit la gorge et termina sa tâche. « Mais c’est difficile pour moi de te parler comme à un adulte quand tu te comportes comme un petit garçon. J’ai un peu de mal à faire le lien entre la personne que tu es actuellement et mon mari.

– Ce n’est pas juste de me reprocher…

– Je ne te reproche rien. » Elle dit ça d’un ton si naturel qu’il en fut surpris. Elle se plaça face à lui. « C’est pour ça qu’on est mariés, non ? Pour être là en cas de besoin. Le magasin n’est pas ma priorité pour l’instant. Parce que je t’aime, et parce que ton bien-être compte bien plus pour moi que tout le reste. Tu en ferais autant à ma place, n’est-ce pas ?

– Bien sûr.

– Je te reproche seulement ton incapacité à voir le bon côté des choses.

– J’ai failli mourir », dit-il, et c’était la première fois qu’il prononçait ça tout haut.

Elle lui saisit les mains.

« Mais tu n’es pas mort. Voilà le bon côté des choses. Tu es là, et tu vas t’en sortir. Dans cet intervalle, j’essaie juste de t’aider. »

Il inspira lentement et sentit la chaleur de la main de sa femme dans la sienne. Elle était la seule personne de sa connaissance capable d’une telle prouesse : concevoir une convalescence comme un moyen de jouir de la vie, de découvrir de nouveaux passe-temps.

« Merci », dit-il.

Elle sourit et lui aplatit à nouveau les cheveux.

« Tu n’as pas à me remercier. Pour la première fois de notre vie, on a du temps tous les deux ensemble. Ce serait criminel de ne pas en profiter.

– On pourrait aller faire des courses.

– Oh, mon grand aventurier, dit-elle en se baissant pour l’embrasser.

– Seulement si tu acceptes de te doucher avec moi. »

Le téléphone sonna et elle se leva, lançant par-dessus son épaule :

« Je vais sérieusement y songer. »

 

Étonnamment, le premier mot de Liza avait été David. Pas papa, contrairement à Wendy. Ni maman, comme Violet, mais David, deux syllabes bien nettes sorties de sa petite bouche en forme de guidon de vélo à la table du dîner. Ses parents avaient échangé un regard. À l’époque, ils se disputaient sans cesse au sujet de l’argent, des charges de la maison, de l’organisation, mais là, ils avaient éclaté de rire, la tension de ces mois difficiles dissipée l’espace d’un instant.

Quel serait le premier mot que prononcerait son propre enfant ? Désespoir, se dit-elle sombrement. Injustice. Crise existentielle. Tristesse. Elle était sur la balancelle de sa véranda à s’émerveiller de son propre volume et de sa solitude. Les seules choses qui lui rappelaient qu’elle n’était pas totalement seule, c’étaient les petits coups qu’elle ressentait parfois dans son ventre, puisque le bébé était maintenant trop gros pour bouger vraiment.

« Je suis la fille de David et de Marilyn », disait-elle parfois pour se présenter à des amis de la famille. Son enfant ne pouvait actuellement que dire Je suis un Sorenson-Marks de sexe encore indéterminé. Je suis issu de Liza Sorenson et de Ryan Marks, deux personnes qui ont voulu bien s’entendre en vain.

Elle bougea avec difficulté sur la balancelle, et pendant trente secondes, une sensation étrange s’empara de son torse. Puis un fluide chaud à l’odeur forte coula entre ses jambes. Depuis quand avait-elle à ce point perdu toute dignité dans la vie ? Non, ce n’était pas possible. Elle ne devait accoucher que dans quelques jours. Mais la sensation fut si violente, si douloureuse. Elle surgissait uniquement de son apitoiement sur elle-même.

Putain de merde. Elle craignit de vomir. Elle songea à Dick, le tatoueur, à l’odeur de ses aisselles, à l’aiguille sur son cou qui avait provoqué un 4 sur 10 sur l’échelle de la douleur. Comme elle avait été naïve. Elle avait envie que son père soit là. Elle voulait tout recommencer. Elle saisit son téléphone.

« Maman ? » dit-elle. La fille de David et de Marilyn. Le soulagement de pouvoir se qualifier ainsi. « Maman, j’ai besoin de toi. »