28

« Il a peur de te transmettre des microbes », annonça Marilyn d’un air peu convaincu face à la déception de Liza, qui comprit que son père ne viendrait pas.

Une demi-heure plus tôt, comme Marilyn s’activait à Fair Oaks en attrapant tout ce qui pouvait se révéler utile dans les heures à venir – cartes à jouer, baume à lèvres et, allez savoir pourquoi, lampe torche –, elle s’était arrêtée pour lancer un regard assassin à son mari.

« Tu te comportes comme un enfant.

– Je ne ferais que vous gêner.

– Je n’ai pas le temps de flatter ton ego, mais tu sais très bien que ça n’est pas vrai. »

Bien sûr, David devait avoir une autre raison. Que Marilyn ignorait, mais qui devait lourdement peser sur son mari, pour qu’il oppose une résistance aussi ferme. Mais elle n’avait pas de temps à perdre avec ça.

« On peut en rester là, Marilyn ?

– Liza a besoin de toi.

– Tu seras à ses côtés.

– Moi, j’ai besoin de toi.

– Tu n’aurais pas supporté que ton père surgisse pendant l’un de tes accouchements.

– Mon père n’était pas le père que tu es pour nos filles. » Elle ressentit alors un mélange de peine et de nostalgie, ainsi qu’une vague de tristesse pour Liza. « Notre fille est sur le point d’accoucher. Toute seule. Elle a besoin de nous. »

Mais David ne voulut rien savoir. Marilyn emmena sans lui sa fille à l’hôpital en s’émerveillant de son calme. L’unique détail qui trahissait son état, c’était, par moments, son silence quand elle agrippait la poignée au-dessus de la vitre.

« Ça va aller, ma chérie », murmura Marilyn, et elle éprouva une vague de sympathie rétroactive pour David, qui l’avait emmenée chaque fois à l’hôpital. Elle se retrouvait aussi impuissante que lui à l’époque, et Liza rêvait sans doute de l’assassiner, tout comme Marilyn avait eu envie de tuer son mari dans ce genre de situation.

« Pourquoi tu ne m’avais rien dit de cette douleur ? demanda Liza après une contraction.

– Je voulais te faire la surprise. »

Dans la salle d’accouchement, l’odeur à la fois diffuse et forte faillit la terrasser, lui rappelant non pas des souvenirs douloureux, mais son mari, il y a longtemps, quand les effluves de l’hôpital étaient encore une nouveauté pour elle, avant qu’elle imprègne à jamais David et devienne l’essence même de leur mariage, comme les grenouilles qui, racontait-on, finissaient par s’accoutumer à l’eau bouillante. Elles passèrent les heures suivantes à bavarder et à faire des commentaires sur les infirmiers, mais Marilyn voyait que les contractions empiraient.

« Tu veux t’allonger, ma chérie ? » lui demanda-t-elle, et Liza fit signe que non.

Liza se dirigea vers la fenêtre. Sa fille était d’un côté énorme, d’un autre tellement enfantine – à la fois fragile et courageuse.

Marilyn ne remarqua pas la porte qui s’ouvrait derrière elle.

« Comment ça se passe ici ? »

Elle reconnut aussitôt cette voix inscrite à jamais dans son esprit. David n’est pas mon patient. C’est mon ami. Elle se retourna lentement et eut honte de penser en premier lieu que Gillian avait bien plus de cheveux gris qu’à leur dernière rencontre.

De quand ça datait ? Au moins d’une dizaine d’années, sans doute plus près de vingt. Gillian n’avait plus d’existence concrète pour eux, elle n’apparaissait plus que dans les rêves de Marilyn, associée à ces moments particulièrement sombres de son mariage en tant que femme ayant un jour eu le pouvoir de défaire tout ce que Marilyn avait passé sa vie à construire. Ce qui avait terni son statut de sauveuse en ce moment si terrifiant de sa vie. Le jour où David lui avait annoncé que Gillian ouvrait son propre cabinet, Marilyn avait savouré le soulagement que tout ça soit derrière elle, la colère de se sentir soulagée, mais plus tard, au petit matin, elle avait sauté sur David d’une façon qui ne lui était pas coutumière, le réveillant avec ses mains dans son caleçon comme pour dire Tu es à moi, à moi, à moi.

Et voilà Gillian qui réapparaissait. Marilyn regarda sa fille avec étonnement, mais cette dernière ne laissa rien paraître. Elle reconnut, car elle faisait pareil, le regard concentré de Liza, entièrement tourné sur elle-même. Tout ce qui comptait pour le moment, et pour les heures à venir, c’était elle. Le monde extérieur n’avait plus d’importance.

« Marilyn. »

L’expression du médecin était candide et bienveillante, voire avenante. Gillian s’approcha, bras grands ouverts. Marilyn accepta sans empressement son étreinte.

« Gillian.

– Je me demandais si j’allais te voir. J’espérais bien que oui. »

Liza s’écarta de la fenêtre avec une tête incrédule et, d’une voix lourde, lança :

« Putain, ça fait mal. »

L’instinct de Marilyn, un besoin presque physique, la poussait à rejoindre sa fille. Elle aurait tant aimé pouvoir l’aider, mais Liza l’avait violemment rejetée pendant les dernières contractions.

Qu’est-ce que tu… fais ici ? aurait été une question stupide. David sait-il que tu es là ? aurait été terriblement hostile. Qui savait combien d’heures Marilyn allait devoir passer avec cette femme ? Liza poussa un gémissement, et elles se tournèrent toutes les deux.

« Ma chérie, tu…

– Non, lâcha Liza d’un ton agacé.

– La boucle est bouclée, n’est-ce pas ? » fit doucement Gillian en effleurant le coude de Marilyn.

Elle était tiraillée entre le choc de découvrir la vieille amie de David et la douleur de voir sa fille souffrir à ce point. Elle ne savait plus où elle en était.

« On m’a dit que tout se passait bien pour Liza », annonça Gillian, ce qui la ramena sur le terrain de l’accouchement. Jusque-là, c’étaient des infirmiers qui venaient s’enquérir de l’état de sa fille.

« Oui, c’est une guerrière.

– Ça doit être de famille », dit Gillian en lui effleurant de nouveau le bras. Marilyn ne se souvenait pas d’une femme aussi tactile. « Qu’est-ce que ça donne, Liza ? »

Sa fille secoua la tête et alla s’allonger sur le lit.

« L’existence humaine, c’est vraiment quelque chose de bizarre, n’est-ce pas, mon cœur ? lança Marilyn.

– En effet, fit Gillian », même si ça n’était pas à elle que Marilyn s’adressait. Elle vérifiait un moniteur. « David est en route ? »

Marilyn ne sut pas quoi répondre. Cette femme avait-elle cessé d’être amoureuse de son mari, ou bien David hantait-il encore ses rêves ? Elle n’était pas très heureuse de revoir Gillian, que cette femme empiète à nouveau sur l’intimité de leur famille, même si elle n’était sans doute là que sur requête de Liza.

« David vient de faire une crise cardiaque, annonça-t-elle. Il n’est pas prêt pour… ce genre d’émotion. »

Avant que Gillian puisse répondre, Liza demanda :

« Docteur Levin, pouvez-vous venir ? »

Marilyn lança un regard de gratitude à sa fille, les yeux pleins de larmes à cause de toutes ces émotions, et elle prit la main de Liza tandis que Gillian, de nouveau, tenait leur destin entre les siennes.

 

Le temps paraissait incroyablement long quand ce n’était pas vous qui accouchiez. Marilyn se souvenait de la naissance de ses filles, de ces heures à la fois interminables et éphémères, comme issues d’horloges différentes, mais là, à l’hôpital avec Liza, elle était consciente du soleil qui descendait dans le ciel, de la batterie de son téléphone qui faiblissait, du goût fétide dans sa bouche, des gargouillements de son ventre, de ses yeux qui la piquaient de fatigue, la suppliant de les laisser se fermer. Liza était de plus en plus nerveuse.

« Mon Dieu, maman, tu es vraiment obligée de rester debout comme ça ? »

Marilyn saisit cette occasion pour se glisser dans le couloir et appeler son mari, à qui elle n’avait pas envie de parler, mais qui serait malgré tout content d’avoir des nouvelles de Liza. Pour l’instant, elle s’était contentée de lui envoyer de brefs sms. Wendy leur avait écrit à tous deux un message pour annoncer qu’elle avait retrouvé Jonah.

« Ma chérie, dit-il. Comment ça se passe ? »

La vie semblait les assommer d’autant de bonnes que de mauvaises nouvelles. Même si tout s’arrangeait, avec un bébé à naître et un Jonah retrouvé, Marilyn était fatiguée, énervée et incapable de cacher sa froideur.

« Bien. Elle en est à sept centimètres.

– C’est…

– Gillian est incroyablement attentionnée, le coupa-t-elle. Aussi efficace que d’habitude. »

Il se tut, avant de lâcher un :

« Mon Dieu… » Elle entendit tourner les rouages de son cerveau. « Marilyn, je… J’avais complètement oublié…

– Donc tu le savais, dit-elle. Tu le savais, et tu ne m’as rien dit.

– Ma chérie, ce n’est pas ça. Je comptais te le dire. Je voulais te le dire, mais je me doutais que tu risquais de mal le prendre, alors j’attendais le bon moment, et puis il y a eu l’histoire Jonah, et l’histoire Ryan, et je n’y ai plus pensé… Liza voulait quelqu’un qui… Je ne sais pas pourquoi… Qui connaisse notre famille. Quelqu’un qui comprenne que, parfois, les choses sont plus compliquées qu’elles en ont l’air.

– David, nous ne sommes pas les Manson. Ce n’est pas comme si nous avions un terrible secret qui…

– J’ai juste voulu la soutenir, ma chérie, je voulais attendre le bon moment pour t’en parler, mais il y avait toujours… et puis… »

Dans cette phrase inachevée, Marilyn entendit tous les moments difficiles qu’ils venaient de traverser. David dans ce même hôpital, trois étages plus bas, en soins intensifs de cardiologie. Elle se massa l’arête du nez.

« Ce n’est pas tant la présence de Gillian qui m’énerve que le fait que tu ne m’aies pas prévenue. Que tu aies brandi cette peur des microbes pour me laisser affronter la situation toute seule, sans être au courant de rien.

– Je ne suis pas au mieux de ma forme, dit-il, et à la douceur de sa voix, elle reconnut chez lui un réel découragement. Je ne pensais pas être en mesure de vivre un long accouchement, et je ne peux pas être utile vu que je… ne me sens pas moi-même. C’était impossible.

– Oh mon amour », soupira-t-elle.

Elle leva les yeux et vit Gillian surgir dans le couloir.

« Je suis désolé de ne pas t’en avoir parlé », répéta-t-il. Son homme si distrait. « Crois-le ou non, ça m’est sorti de la tête.

– Je te pardonne. On parlera d’à quel point tu es un grand malade à mon retour.

– Embrasse Liza pour moi. Dis-lui que je l’aime.

– D’accord.

– Et toi aussi. »

Elle sourit. Gillian n’était plus qu’à quelques pas.

« De même.

– Désolée de t’interrompre, dit Gillian quand elle raccrocha.

– Pas du tout.

– Je t’ai apporté un café. On a une longue nuit devant nous.

– Oh, merci. »

Marilyn accepta la tasse et prit une gorgée en grimaçant tant le café était sucré. Gillian comprit.

« Désolée. C’est une vieille habitude. Dans ces moments-là, je m’en remets à la caféine et au sucre. C’est ton premier ?

– Premier quoi ? »

Gillian lui sourit.

« Petit-enfant.

– Oh non. Violet a deux garçons. Trois, même. » Elle ne réussit pas à en dire davantage. « Eli et Wyatt sont encore jeunes. Et Jonah est… eh bien, il a seize ans, maintenant.

– Comment diable peux-tu avoir un petit-fils de seize ans ? s’enquit Gillian en souriant.

– C’est une longue histoire. Il se passe beaucoup de choses dans notre famille ces temps-ci.

– Je suis désolée pour David. Je n’étais pas au courant, Marilyn. Comment va-t-il ?

– Il se remet lentement. D’un point de vue physique, en tout cas. Il est rentré à la maison, il se déplace. Mais il a du mal à… Mon Dieu, l’idée de notre propre mort, c’est terrible, non ? »

Elle ne s’attendait pas à ressentir une telle boule dans la gorge.

« L’un des avantages de mon métier, annonça Gillian, c’est que je peux presque faire comme si les humains se contentaient de naître. Et oublier le reste. Même si, à mesure que je prends de l’âge, ça devient de plus en plus dur à croire.

– Je me rappelle à quel point tu me paraissais jeune, à l’époque, dit Marilyn.

– On dirait que tu vas tomber le masque, rit Gillian.

– Oh non, je… Je voulais juste dire que c’est drôle que… À l’époque, tu me paraissais plus proche de l’âge de mes filles. Maintenant, nous sommes de la même génération. J’imagine que c’est logique. Et toi, comment vas-tu ?

– Bien. Je suis en bonne santé. Très occupée. J’ai dans ma vie deux bergers allemands turbulents et quelques moments de bonheur. » C’était étrange d’entendre une réponse aussi franche, mais Marilyn enviait à Gillian cette capacité à exprimer ses émotions. « Je pense encore parfois à David et toi, déclara Gillian. À votre famille. Je suis sûre que vous êtes à l’origine de mes trop grandes espérances dans la vie. »

Marilyn secoua la tête.

« Eh bien, nous… »

Gillian changea de sujet avec tact :

« Liza est impressionnante. »

Comme par intuition, Liza intervint pile au bon moment :

« Docteur Levin ? »

Gillian posa sa tasse, et Marilyn l’imita.

« Bonne idée, le sucre, finalement », dit-elle en suivant le médecin dans la chambre. Gillian, au chevet de Liza, était déjà dans l’instant d’après.