1998

En un week-end, Wendy avait trouvé un studio près du Briar Street Theater et un petit boulot de serveuse dans une steak house du Loop. La seule faveur qu’elle avait demandée à ses parents, c’était leur break pour déménager. Marilyn avait d’abord catégoriquement refusé que Wendy aille vivre ailleurs, mais plus elle y songeait, plus elle était fière de sa fille, qui se prenait enfin en charge, qui avançait avec audace dans la vie. Elle serra Wendy dans ses bras pour lui dire au revoir. Elle se sentait presque aussi triste que lorsqu’ils avaient laissé Violet à l’université Wesleyenne à l’automne précédent, même si Wendy ne partait qu’à vingt minutes de là. Mais son aînée n’avait pas du tout le même rapport au monde que Violet : Wendy se jetant dans le grand bain de la vie était une perspective bien plus terrifiante que tout ce que Violet entreprendrait jamais.

Postée à la fenêtre longtemps après que les phares du break eurent disparu, elle regrettait le départ de sa fille, et à la fois se sentait fière. Et terriblement inquiète.

« Maman ? Tu ne serais pas en train d’épier derrière le rideau ? »

Elle sursauta et découvrit Liza à sa hauteur. Elle eut un petit sourire.

« Il faut croire que si.

– Sérieusement, qu’est-ce que tu fais ?

– Je regarde mon nid se vider. Ta sœur va me manquer.

– Maman, elle a vingt ans ! » déclara Liza, comme si c’était un âge canonique.

Marilyn s’était mariée à vingt et un ans. À vingt-quatre, elle était mère de deux filles et à la tête d’un foyer. Et pourtant, en regardant Wendy partir, elle se sentait comme le jour de sa rentrée au jardin d’enfants, plus de quinze ans auparavant.

« J’ai le droit de dire que ma fille de vingt ans va me manquer, déclara-t-elle en passant un bras autour des épaules de Liza. Ou bien celle de quatorze.

– Elle va s’en sortir, maman », répondit gentiment Liza.

À un certain moment, vos enfants devenaient des personnes, sans drame, plutôt dans une sorte de continuité. Marilyn dit bonsoir à sa fille, monta l’escalier, voulut enfiler son pyjama, puis se ravisa et se glissa dans les draps en sous-vêtements. Ses filles partaient les unes après les autres. Elle pressa le côté frais de son poignet sur son front pour chasser la migraine. Quand la porte s’ouvrit en grinçant, elle se détourna d’instinct de la lumière en provenance du couloir.

« Tu es éveillée ? » souffla David. Il referma la porte derrière lui, et la lumière vive disparut.

« Comment ça s’est passé ? Comment elle allait ? » Wendy était si compliquée qu’ils ne répondaient pas toujours à leurs questions réciproques avec honnêteté : ce sujet était trop chargé de souffrance, de tension, d’amour dévastateur.

« Bien », répondit-il.

Elle connaissait suffisamment David pour savoir que cette réponse brève n’était pas due à sa maladresse, mais à sa tristesse. Il se glissa près d’elle, son genou s’avançant entre ses cuisses, sa main s’enfonçant dans sa chevelure. Et ils imbriquèrent leurs corps comme deux cuillers. Des fourchettes, préférait dire David, parce qu’il était grand et elle toute légère, et que parfois, leurs membres s’emmêlaient comme des dents de fourchettes.

 

Au bout d’un moment, Marilyn renonça à l’idée de reprendre ses études. Elle en concevait du ressentiment, mais elle avait enfoui sa colère quelque part près des molaires de façon à la mordre de temps à autre et à s’appesantir sur cette injustice. Le plus souvent cependant, elle n’y pensait pas. Elle continuait à emmener les filles à l’école, à assister à leurs matches de water-polo et autres récitals de piano, à signer leurs autorisations de sortie, à recoudre l’ourlet de leurs jupes et à leur préparer à dîner. Ce qui lui prenait tout son temps.

Un matin, elle se rendit à la quincaillerie sur Chicago Avenue pour acheter un nouveau sécateur. À son arrivée, elle découvrit sur la porte un petit panneau annonçant que le bail commercial était à céder.

Elle était moins hantée par ses souvenirs qu’on aurait pu le craindre, élevant ses filles sur les lieux de sa propre enfance, laquelle avait été si pénible. La plupart du temps, elle s’évertuait à créer de nouveaux souvenirs de façon à recouvrir les siens. Par exemple, à Fair Oaks, David et elle occupaient ce qui était autrefois la chambre d’amis, et non la chambre parentale ; elle avait recouvert le papier peint jaune pisseux de la chambre de ses parents d’un motif d’animaux quand elle était tombée enceinte de Grace ; et demandé à ses filles, le jour où ils avaient cimenté l’allée, d’y inscrire leurs initiales et d’y laisser l’empreinte de leur main. La maison familiale était leur refuge à tous, ce qui n’avait pas empêché Marilyn de se l’approprier comme autrefois la maison d’Iowa City et la peinture bleue dans la cuisine : avec un goût pour le renouveau.

Il y avait certains aspects de sa ville natale qu’elle aimait depuis toujours. Ces arbres si familiers, la mémoire réflexe qui s’activait quand elle marchait dans la rue. Dès qu’elle entrait dans l’une de ces vieilles boutiques, elle se transportait des décennies plus tôt et retrouvait le parfum lacté un peu écœurant chez le glacier ou la sciure à l’odeur de chlore de la quincaillerie. Elle se revit – l’un de ses seuls souvenirs non pollués par l’attitude de ses parents – perchée sur les épaules de son père qui plongeait en avant pour franchir le seuil de la quincaillerie Mallory. Elle entendait encore le tintement du carillon, elle revoyait les bocaux remplis de balles dum-dum.

« Marilyn Connolly ? Mais où sont passés tous tes bébés ? »

Sur le trottoir devant chez Mallory, Marilyn reconnut une vieille amie de sa mère, que celle-ci retrouvait le dimanche à Ste Catherine-Ste Lucy (son père avait surnommé cette paroisse au nom à rallonge St Thomas de Dakin). Elle ne parvenait pas à se rappeler le nom de cette dame.

« Ce ne sont plus des bébés depuis longtemps, hélas, répondit-elle, et fut surprise de se sentir pleine d’émotion.

– Elles ne vont tout de même pas déjà toutes à l’école ?

– Eh si, dit-elle en s’obligeant à sourire.

– Et qu’est-ce que tu fais de ton temps libre ? Tu en profites un peu ? »

Marilyn n’avait pas encore réfléchi à son avenir. Gracie allait au jardin d’enfants et portait toujours des couches la nuit. Liza avait sans cesse besoin d’être véhiculée et surveillée. Les journées de Marilyn étaient certes plus calmes, mais elle n’avait pas vraiment eu le temps non plus d’envisager la suite.

Elle se rendait à la quincaillerie Mallory à l’occasion pour acheter du terreau, des graines destinées aux oiseaux, des outils pour les rares travaux qu’entreprenait David. Sans être particulièrement attachée à l’endroit, elle l’associait à de bons souvenirs, et Marilyn croyait parfois aux signes du destin. Et puis, il lui restait un peu d’argent hérité de son père, et même si on n’en avait jamais trop avec quatre enfants, ça ne lui paraissait pas un sacrilège que d’en utiliser un peu pour elle. David et elle ne pourraient jamais laisser à leurs filles autant que les parents de Marilyn lui avaient légué en termes immobiliers, mais elle espérait bien compenser ça avec du bonheur, en tout cas, sa poursuite fervente.

Au retour, elle s’arrêta au cabinet de David avec la certitude – un peu honteuse – de ne pas y croiser Gillian, laquelle avait récemment rompu l’association pour ouvrir son propre cabinet à Andersonville.

« Mon ange ! » s’exclama David, et elle se souvint de Gillian lui expliquant que la voix de David se modifiait dès qu’il était question de sa femme.

Elle referma la porte derrière elle et alla s’asseoir sur ses genoux, consciente du ridicule de ce geste, mais trop désireuse d’être près de lui. Elle passa les bras autour de son cou.

« J’ai envie d’un changement radical », annonça-t-elle.

Il posa les mains sur la taille de sa femme.

« Renverser le gouvernement ?

– Je suis sérieuse. »

Il fronça le front pour dissimuler son amusement.

« Très bien.

– Tu me soutiens ?

– Je ne sais pas ce que tu…

– De façon générale. Historiquement parlant. Tu me fais confiance ?

– Plus qu’à n’importe qui sur cette planète, gamine. »

Elle l’embrassa.

« Merci.

– De rien.

– Je ne suis pas folle.

– Je n’ai jamais dit ça.

– Ça pourrait ouvrir un nouveau chapitre, je crois.

– Tu veux bien m’en dire plus, mon cœur ? »

Elle se leva et lui tendit la main en disant :

« Viens, on va faire un tour. »

 

Wendy avait toujours rêvé d’une maison avec un garage dont la porte soit silencieuse. Dans son enfance, le crissement de cette porte signalait le retour de ses parents d’un rendez-vous avec un prof, d’un dîner ou du cabinet, autrement dit, des réprimandes au sujet de ses résultats scolaires ou une liste de corvées. Elle rêvait d’une porte qu’on n’entende pas et d’une voiture européenne qu’on n’entende pas non plus, conduite par un homme qui ne votait pas comme tout le monde, qui certes fumait et buvait, mais modérément, qui avait lu Crime et Châtiment et qui aimait l’odeur de l’encens.

Voilà quels étaient ses rêves : une porte de garage silencieuse, une vie intéressante. Avec Miles, elle avait tout ça, mais pas comme elle l’avait imaginé. Déjà, il avait quinze ans de plus qu’elle. Ce qui lui convenait très bien, malgré les réticences de sa famille. Elle en avait vingt, et lui trente-cinq. D’accord, il avait été son prof, un détail que ses parents n’appréciaient guère, mais la situation ne s’était pas prolongée au-delà d’une heure. Wendy avait fait sa connaissance le soir où il donnait le cours inaugural d’économie à la fac Harold Washington (elle avait vu une publicité sur le bus d’Halsted, mis ses pourboires de côté et s’était inscrite à deux cours du soir). Violet s’était plongée avec vigueur dans des études sociales et artistiques sur la côte Est. Grace était adorable mais exaspérante, elle passait son temps à se glisser dans sa chambre quand Wendy regardait The Kids in the Hall. Liza était presque adulte, mais bizarre, lunatique, elle utilisait des mots à mauvais escient et ne comprenait pas que ça fasse rire les autres. Wendy n’en pouvait plus de tout ça, alors elle était partie.

Elle regarda Miles pénétrer dans la salle pour venir donner son premier cours et se retourna vers les autres élèves, s’attendant à voir toutes les femmes émoustillées, pour ne découvrir que de l’indifférence. Elle se plaça face à lui, bien droite. Il sortit quelques livres de son sac, passa une main dans ses cheveux un peu longs et grisonnants (prématurément, de toute évidence) et glissa un paquet de cigarettes American Spirit dans une poche. Mais pourquoi Wendy était-elle la seule sous le charme ?

Elle sortit son bloc-notes et repoussa les cheveux de son visage. C’est là qu’il croisa son regard, et Wendy sut aussitôt qu’il serait à elle. Elle ne put retenir un sourire, ce qui l’horrifia. Elle avait souri de toutes ses dents comme ces gens qui racontent une mauvaise blague et se réjouissent trop tôt de la chute. Elle le vit s’éclaircir la gorge puis mâchonner l’intérieur de sa lèvre inférieure (un signe de nervosité chez lui, elle l’apprendrait par la suite).

« Bonjour », dit-il en tapant quelques petits coups sur le bureau. La salle se fit peu à peu silencieuse. Il s’assit au bord du bureau recouvert de contreplaqué et enfonça ses mains dans les poches. Elle remarqua sa montre, à la fois imposante et discrète, autour de son poignet droit. Une Cartier. Elle avait passé suffisamment d’années à divertir l’élite de banlieue pour savoir repérer les signes extérieurs de richesse. « Je m’appelle Miles Eisenberg et je serai votre enseignant ce semestre. » Puis il proposa que chacun se présente, et croisa à nouveau le regard de Wendy. « Voulez-vous commencer ?

– Oui, bien sûr. »

Wendy savait y faire dans ce genre de situations. Elle se redressa.

« Parfait. Dans ce cas, choisissez tous un partenaire. Puis, ensemble, vous interrogerez l’un de vos camarades. Ainsi, tout le monde apprendra à se connaître. Pourriez-vous désigner quelqu’un ? »

Elle déglutit, croisa les jambes et le regarda fixement.

« Vous ? »

Il y eut quelques gloussements autour d’elle. Miles Eisenberg devint écarlate.

« Je… oui, d’accord. Les autres, trouvez-vous un partenaire, et nous nous accordons… » Il jeta un coup d’œil à la pendule. « Cinq minutes. »

Les minutes allaient être longues et terriblement inconfortables, mais Wendy était ravie. Elle alla rejoindre son futur mari à son bureau.

Elle rentra avec lui ce soir-là dans sa maison en briques marron située au cœur de Hyde Park, un quartier huppé, une maison qui possédait un hall d’entrée. Et là, tout dérapa. Elle le plaqua contre un mur.

« Si tu dis encore une fois que je suis trop jeune, je pars me dégoter un gamin de quinze ans. »

Il rit et tendit une main pour repousser les cheveux de Wendy.

« Wendy, tu es mon étudiante. »

Elle avait déjà réfléchi à ce problème quand elle était accoudée au bureau en contreplaqué, à lui raconter son petit boulot au restaurant de fruits de mer McCormick & Schmick. Puis, une heure et demie plus tard, quand ils s’embrassaient dans sa voiture – une Audi. Le destin avait voulu qu’elle jette son dévolu sur son prof de cours du soir et découvre qu’il était riche.

« Mais pourquoi enseigner à des ratés quand tu peux t’offrir une voiture qui coûte un milliard de fois plus que le plasma sanguin de tous tes étudiants réunis ?

– Je trouve ça enrichissant. »

Cette réponse était éminemment satisfaisante : une personne qui faisait quelque chose parce qu’elle en avait les moyens, et que ça la comblait. Dans le hall d’entrée, alors qu’elle se pressait contre son sexe, elle songea à lui devant cette classe, à l’étrange grâce qu’il dégageait.

« J’annule mon inscription à ton cours. Et voilà, je ne suis plus ton étudiante. »

Il inclina la tête.

« C’est tellement irréel, tout ça, tu sais ?

– Si tu me dis de partir, je m’en vais », déclara-t-elle, espérant avoir l’air convaincue par ses propos.