2014

Tout au long de l’agonie de son mari, Wendy avait à peine conscience qu’elle aurait préféré ne pas être seule. Elle se concentrait sur le processus en tant que tel, s’étonnant de son côté ennuyeux, pétrie de honte chaque fois qu’elle se disait Pourquoi on ne peut pas en finir tout de suite ? mais elle aurait bien aimé avoir quelqu’un à ses côtés de temps en temps pour rester auprès de Miles quand elle avait besoin de faire pipi, pour aller lui chercher un café, quelque chose à grignoter ou lui apporter des nouvelles du monde extérieur. Ses parents avaient à maintes reprises proposé de venir, mais elle déclinait toujours, sans savoir pourquoi. Parce que son père n’avait jamais totalement approuvé qu’elle épouse Miles ? Ou que la dernière fois qu’elle s’était retrouvée à l’hôpital avec sa mère, c’était à la mort d’Ivy, et que depuis lors, elles n’avaient plus jamais été aussi proches ? Gracie vivait à Portland, Liza à Philadelphie. Il restait donc Violet, candidate la plus logique, mais – et quand Wendy y pensait, son sang ne faisait qu’un tour – Violet se faisait prier, prétextant que son gynéco lui avait déconseillé de se rendre en cancérologie si tard dans sa grossesse. Wendy avait été tellement stupéfaite par ce mensonge qu’elle n’avait même pas protesté, n’avait pas pris la peine de souligner que le cancer n’était en rien contagieux, que de toute façon, les femmes enceintes passaient déjà pas mal de temps à l’hôpital, que c’était même, pour la plupart, l’endroit où elles accouchaient – leur Mecque. Sa sœur l’évitait comme le jour où elle avait accouché d’Ivy, trop fragile pour supporter ce qui ne correspondait pas à sa vie parfaite. Elle profitait de la chance qu’elle avait d’être épargnée par l’univers, contrairement à Wendy.

Mais toutes ces pensées n’étaient que distraction ; il s’avérait plus simple de rabâcher ça que de regarder Miles, méconnaissable dans son lit, le corps ravagé, la peau grise, comme passé à l’essoreuse, le regard creux, son pouls ténu visible dans son cou décharné. Le médecin avait déclaré que ça pouvait arriver à n’importe quel moment dans les trois jours à venir. Miles avait repris conscience pour la dernière fois une semaine plus tôt, étonnamment lucide, faible mais cohérent. Elle en avait été si heureuse qu’elle avait fait une blague sur un infirmier, disant qu’il ressemblait à un hippocampe, et son mari avait aussitôt replongé dans le sommeil. Ce seraient donc les derniers mots qu’elle lui aurait jamais adressés. Elle lui tenait la main, paume en l’air, et caressait les lignes à l’intérieur. Elles n’avaient pas changé. Il n’y avait plus la moindre chair, mais les lignes de sa main étaient les mêmes – ces hachures si familières.

Elle se glissa dans le lit à ses côtés en faisant attention à ne pas lui donner un coup de genou ou de coude.

« Je ne sais pas comment je vais faire sans toi », déclara-t-elle, même si elle trouvait ça ridicule. Ses mots résonnèrent dans la chambre. Elle éteignit le plafonnier, ne laissant qu’une petite lampe. Elle baissa la voix jusqu’à murmurer : « Je ne sais même pas ce que je suis censée faire. » Miles avait été débranché du respirateur artificiel. Elle écouta son souffle. « Tu es la meilleure chose qui me soit jamais arrivée. Des fois, je me dis que j’ai gaspillé toutes mes cartes dans notre rencontre. Mais ça valait le coup. Parce que tu m’as apporté tout le reste. Je ne sais pas trop comment je vais affronter la vie toute seule, maintenant. Je ne sais pas ce que tu dirais si tu pouvais parler, là. »

Depuis quelques jours, la douleur de le perdre était devenue physique : Wendy avait du mal à supporter le poids qui lui pesait sur l’estomac. Elle se recroquevilla tout autour.

« Merci de m’avoir laissée te ruiner, dit-elle, ce qui, elle le savait, l’aurait fait rire. Merci de m’avoir fécondée. Merci de m’avoir appris l’expression À toutes fins utiles. Merci de m’avoir épousée. Merci pour le jour où tu m’as fait jouir quatre fois d’affilée. » Il n’avait plus son odeur normale, depuis des mois. Elle enfouit le nez dans son pyjama dans l’espoir d’y déceler un effluve connu, le parfum de sa peau. Quand elle finit par le trouver, elle fondit en larmes. « Merci de t’être occupé de moi », reprit-elle. Puis : « Je cherche des paroles de chanson, tu veux que je fasse mon Neil Young pour toi ? » Ça aussi, ça l’aurait sans doute fait rire, alors elle rit à sa place. « Je t’aime monstrueusement, Miles Eisenberg. »

Elle s’enroula autour de son corps et posa la tête sur sa poitrine concave. Puis s’endormit. À son réveil, il n’était plus.

 

C’était vrai, sa gynéco lui avait fait cette recommandation. Ce n’était peut-être pas médical, comme conseil, néanmoins, elle avait bel et bien dit à Violet qu’il ne serait pas raisonnable de rendre visite à quelqu’un d’aussi malade à quelques semaines de son accouchement. Sa gynéco était un peu hippie, Violet l’appréciait, même si parfois aussi, elle l’horrifiait. Non seulement elle lui conseillait d’éviter l’hôpital, utilisait le terme yoni pour désigner son sexe, mais ne comprenait pas pourquoi il était hors de question que Matt lui masse le périnée à l’huile d’olive. Elle avait évoqué les radiations et les produits chimiques du service de cancérologie, et Violet ne pouvait chasser de son esprit la crainte d’appuyer par erreur sur le mauvais interrupteur et d’absorber une substance toxique qui traverse son sang jusqu’au bébé, lequel naîtrait avec des cornes, ou bien mort, rien qu’une enveloppe de bébé, comme celui de Wendy. Mais ce genre d’inquiétude n’était pas politiquement correct.

Elle accueillit donc les recommandations de son médecin avec soulagement. Elle en avait honte : elle était contente – contente ! – qu’un avis médical l’empêche d’approcher la mort tandis que son enfant était si proche de naître. Encore une pensée non politiquement correcte.

Elle prenait des nouvelles de sa sœur, c’était la moindre des choses. Elle envoyait des sms à Wendy et lui passait des petits coups de téléphone chaque jour, malgré sa vie sans intérêt mais prenante. Elle le fit jusqu’à ce qu’une nuit, ça ne soit pas sa vessie qui la réveille, mais la ligne fixe du téléphone. Elle était partie sur-le-champ. Elle avait confié Wyatt à Matt et roulé jusqu’à Hyde Park pour rejoindre Wendy quelques heures à peine après la mort de Miles. Mais quand elle avait sonné, sa sœur lui avait dit en soupirant : « Mon Dieu, tu es vraiment irrécupérable. »

Si bien que ce fut Violet, et non Wendy la jeune veuve, qui pleura cette nuit-là dans les bras de leur mère. Violet qui, après s’être vu refuser l’accès à la maison de sa sœur, avait décidé d’aller à Fair Oaks au lieu de rentrer à Evanston et sangloté tout le long de la sinistre Chicago Avenue, Violet qui s’était quasiment effondrée contre la porte de ses parents puis contre sa mère.

« Je sais, ma chérie », lui murmura Marilyn.

Elle leur prépara du thé, puis Violet se blottit sur le canapé, la tête sur les genoux de sa mère.

« Elle a refusé de me voir, dit-elle en sanglotant. J’ai… pourtant fait tout mon possible.

– Calme-toi, mon cœur. Bien sûr que tu as fait ce que tu pouvais. »

Elle pleurait en s’assoupissant par moments, apaisée par la chaleur douce et un peu surannée de la robe de chambre de sa mère.

« Ma gynéco m’avait conseillé de ne pas aller à l’hôpital. Je sais quelle impression ça donne. Je sais que ça paraît dur comme attitude, mais… »

Sa mère lui passait une main dans les cheveux.

« Ce n’est pas dur, Violet, c’est humain, tu comprends ? Nous nous devons à notre famille. Tu t’es protégée, tu as protégé ton bébé. Il n’y a pas de mal à ça.

– Elle vous a laissés entrer ?

– Quelques minutes à peine.

– Sa propre mère ? dit-elle, indignée et stupide à force d’épuisement.

– Ta sœur joue de malchance », reprit Marilyn, et avant que Violet puisse rétorquer qu’elle avait déjà entendu ça mille fois, sa mère insista en tapotant le ventre de Violet. « À chacun ses batailles, ma douce, d’accord ? Tu as une vie merveilleuse. Un beau petit à naître. Tout le monde est en forme chez toi. Concentre-toi là-dessus. »

Sa mère cherchait encore une fois à voir le bon côté des choses – c’était l’une de ses caractéristiques les plus agaçantes –, malgré tout, cette affirmation la dérangea. Devait-elle s’excuser d’avoir une existence indemne de toute tragédie ? De vivre une vie sereine ? Elle avait mené plus d’un combat et accepté de nombreux sacrifices pour y avoir droit.

« Je trouve que ce n’est pas juste que…

– Ma chérie, l’interrompit Marilyn d’un ton un peu sec en posant une main sur son épaule. Ta sœur vient de perdre son mari. Accorde-lui quelques jours, d’accord ? »