2000

Un soir où ses trois aînées étaient à Fair Oaks pour le week-end, Grace, âgée de six ans, fut réveillée par des rires en provenance du salon. Ses sœurs étaient en train de s’amuser sans elle, partageaient des blagues qu’elle ne comprenait pas. Elle allait se rendormir quand elle entendit la voix de sa mère, bien distincte :

« C’est exactement ce que je voulais dire. »

Sa mère et ses sœurs, ensemble. Elle s’avança sur la pointe des pieds jusqu’en haut de l’escalier et perçut quelques derniers ricanements, puis le parquet qui craquait dans le salon. Elle descendit les marches en chemise de nuit et s’arrêta au pied de l’escalier. Liza et Wendy étaient chacune dans un fauteuil, leur mère et Violet sur le canapé. Marilyn avait les pieds sur la table basse, les cheveux noués en queue-de-cheval et elle portait le vieux T-shirt de base-ball aux manches rouges de leur père. Elle n’était pas comme d’habitude. On aurait presque dit Wendy. I’m a fleabit peanut monkey and all my friends are junkies passait sur la stéréo, et Wendy hochait la tête en rythme.

« Ce sont les dangers de la vie d’étudiante », disait sa mère.

À cet instant, Liza repéra sa petite sœur, lui sourit, loucha et tira la langue. Lize était plutôt gentille en général, sauf quand elle avait ce que sa mère appelait « ses humeurs ».

« Il y a un petit fantôme dans le couloir », annonça Liza, et elles se retournèrent toutes vers elle.

Grace se rappellerait à jamais le changement d’expression de sa mère : rayonnante, prête à raconter une histoire, puis, aussitôt, pleine de déception. Grace comprit qu’elle interrompait quelque chose de sacré, une réunion entre femmes, et se sentit à la fois exclue et coupable de gâcher ce moment où sa mère avait l’air si heureuse. Sa mère avait paru si jeune un instant. Elle portait toujours le T-shirt de base-ball, mais le reste était différent. Parfois, Grace avait l’impression d’avoir deux mères, la première plus vieille que n’importe laquelle de celles de ses amies, la seconde pas plus âgée que ses sœurs. Mais Marilyn se ressaisit rapidement et offrit de nouveau le visage que Grace voyait quatre millions de fois par jour : souriant, un peu usé, couvert de taches de rousseur, avec de grands yeux verts qui semblaient toujours heureux de la voir, sauf quand elle boudait.

« C’est une petite caille, pas un fantôme, déclara sa mère en retirant les pieds de la table et en ouvrant les bras. Viens ici, bout de chou. »

Grace fonça vers sa mère, craignant de constater la même déception sur le visage de ses sœurs. Elle ne leur jeta pas le moindre regard en grimpant sur les genoux de sa mère et en plaquant la tête contre sa clavicule.

« Hé, mon cœur, on faisait trop de bruit ?

– Oh, la rabat-joie », ironisa Wendy.

Elle sentit sa mère se raidir.

« Grace n’est pas une rabat-joie.

– Ça veut dire quoi ? demanda-t-elle, piquée par la curiosité.

– Genre, quelqu’un qui se pointe en chemise de nuit petite sirène alors qu’elle devrait dormir, lâcha Wendy.

– Qu’est-ce que vous faisiez ?

– On passait un moment entre filles, petit cœur, répondit sa mère, soufflant son haleine chaude sur le crâne de Grace, sur la raie de ses cheveux bruns.

– Mais moi aussi, je suis une fille ! » protesta-t-elle, et elle surprit sa mère et ses sœurs échanger des regards de connivence.

Wendy ricana.

« Bien sûr, lui dit sa mère. Mais je parlais de mes grandes filles. Un moment entre grandes filles.

– On a des trucs de grandes à se dire, Gracie, implora Violet.

– Il est tard, ma petite chérie, dit sa mère.

– Je vais la recoucher, déclara Liza. Allez, viens, ma caille. »

Grace se sentit tout à coup révoltée. Elle était une fille elle aussi et elle refusait que ses sœurs aient droit à l’autre version de sa mère, et pas elle. Elle posa la tête sur sa poitrine et refusa d’un air de défi :

« Non. Je veux maman. »

Sa mère ouvrit la bouche, puis la referma.

« De toute façon, moi aussi, il faut que j’aille me coucher, déclara-t-elle. Allez, au lit, ma caille. » Elle quitta le canapé, et Grace, les jambes serrées autour de sa taille, jeta un dernier coup d’œil à ses sœurs. Liza avait l’air déçu, Wendy et Violet énervées. « Dormez bien, mes chéries. Ne vous couchez pas trop tard. »

Marilyn envoya un baiser à la cantonade et monta l’escalier avec Grace, qui posa la tête sur son épaule et fit semblant de dormir pour ne pas avoir à subir les foudres de ses sœurs. Grace, la rabat-joie.

 

Liza voulait un tatouage. La fille insignifiante passe à l’action, on la remarque enfin. Sa vie prend enfin un peu de saveur. Comme elle était encore mineure, il lui fallait une autorisation parentale. Marilyn et David n’avaient jamais spécifiquement interdit les tatouages, mais elle savait qu’ils refuseraient, si elle leur posait la question. Alors elle attendit que sa mère parte rendre visite à Violet pour le week-end, récupéra la vieille pièce d’identité de Wendy abandonnée dans sa chambre et se rendit au Blue Moon Ink sur Division Street avec sous le bras un carton à dessin où elle avait créé son tatouage à partir d’une pochette des Smashing Pumpkins : la grosse étoile, mais sans l’ange. Elle se plaqua contre le fauteuil en cuir tandis que Pitt – d’abord, elle avait cru lire sur sa chemise le mot Bite en typographie de machine à écrire des années 50, ce qui aurait été drôle – reproduisait le dessin sur sa peau.

Au bout de trois jours, elle dut se rendre à l’évidence : son tatouage s’était infecté. Le samedi matin, elle se réveilla fiévreuse et s’installa devant X-files sur le canapé du salon, mais la douleur empirait. Sa nuque était gonflée et sensible, sans parler de l’odeur nauséabonde qui se dégageait du pansement. Impossible d’ignorer la situation.

À qui demander de l’aide ? On ne pouvait pas dire que Liza n’était pas populaire au lycée, simplement elle n’existait pas. Elle traversait chaque journée sans interaction ou presque avec ses camarades et repartait seule le soir, sans avoir pour autant le sentiment d’être détestée. Mais elle n’avait personne à qui demander conseil en cas d’infection à la suite d’un tatouage réalisé en secret. Si elle l’appelait, son père rentrerait aussitôt du travail, certes furieux et en crachant quelques gros mots (Bordel de merde, Lize !), mais il ferait le nécessaire. Wendy apparut alors dans son esprit, l’énervante experte en situation de ce genre, son aînée qui vivait maintenant avec son mari à l’autre bout de la ville dans une maison huppée de Hyde Park. Liza prit une grande inspiration et l’appela.

« Liza ! s’exclama Wendy, étrangement heureuse d’entendre sa sœur. Tu tombes bien, j’avais besoin d’un conseil. » Comme si c’était Wendy qui appelait Liza. « Ce soir, on reçoit des gens abominables originaires de Hong Kong, et je ne sais absolument pas quoi mettre. Il y a des Asiatiques à Oak Park, non ? Dis-moi, ils sont prudes ?

– Quoi ? dit Liza en s’effondrant sur la chaise près du téléphone.

– Je peux porter une robe qui s’arrête au-dessus du genou ou tu crois que les Asiatiques sont genre, superconservateurs ?

– Pas tous, selon moi, répliqua Liza, incrédule.

– C’est une robe noire, donc c’est moins grave. Miles me l’a achetée à Milan. Ça te paraît correct, non ?

– Je…

– Merci, Lize. Merde, ils vont bientôt arriver, je dois me préparer. Tu avais besoin de quelque chose, ou tu appelais juste comme ça ? »

Dans leur famille, personne n’appelait juste comme ça. Liza déglutit à plusieurs reprises, retenant ses larmes.

« Non, juste comme ça.

– Tu es adorable. Merci de ton aide, Lize. Souhaite-moi bon courage pour ce soir, d’accord ? »

Sur ce, Wendy avait raccroché. Liza se mordit l’intérieur de la lèvre et reprit le téléphone.

 

Son père apparut dans le salon et s’assit près d’elle sur le canapé. Elle pleurait malgré elle et regardait ses pieds en refusant de relever la tête.

« Je suis désolée », dit-elle, ce qui parut briser le sort.

Il s’approcha et l’attrapa par sa queue-de-cheval. Puis il examina sa nuque pendant ce qui parut une éternité.

« Pas de doute, c’est infecté. » Il ne toucha pas vraiment la zone, malgré tout elle se raidit. « Ça fait mal, je suppose ?

– Ouais, dit-elle. Enfin, oui, un peu.

– Tourne-toi. » Elle lui fit face et il lui posa une main sur le front, l’air soucieux. « Je n’arrive pas à sentir si tu es chaude. Approche encore. » Ce délicieux geste maternel : David palpait parfois leur front comme Marilyn, en inclinant la tête pour poser la joue au-dessus de leurs sourcils. Il ne lui avait plus fait ça depuis qu’elle était petite. « Tu n’es pas trop fiévreuse, mais un peu quand même. Je vais te prescrire des antibiotiques, et on ira les chercher à la pharmacie.

– Merci.

– Mais Liza, pourquoi ? demanda-t-il en soulevant de nouveau sa queue-de-cheval pour examiner le tatouage. Tu te rends compte que c’est juste à côté de la moelle épinière ? Que ça peut être dangereux ?

– Parce que j’en avais envie, répondit-elle, retenant toujours ses larmes autant que possible, se voulant revêche et désinvolte, plutôt que pathétique et seule au monde comme elle l’était. C’est mon corps.

– Pour l’amour du ciel, Lize, quel cliché ! » Ce fut l’intonation triste dans la voix de son père qui aggrava son malaise. « Tu ferais mieux de nous parler, ce serait plus clair. » Elle avait beau être elle-même sarcastique, elle n’aimait pas toujours l’ironie de son père. Elle grogna. « Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? demanda-t-il gentiment. Dis-moi.

– Rien. »

Elle se détourna de lui, courut dans l’escalier et claqua sa porte.

Le lendemain matin, David apparut de bonne heure dans sa chambre. Elle le sentit s’asseoir au bord du lit, puis, juste après, revint la sensation brûlante à la base de sa nuque.

« Quelle note sur l’échelle de la douleur ? » demanda-t-il.

Depuis qu’elles étaient petites, leur père utilisait cette méthode pour quantifier la douleur. Elles avaient appris à ne pas exagérer depuis le jour où Violet, âgée de dix ans, avait déclaré que son mal à la gorge valait un 9,5. David avait fait asseoir ses trois aînées pour leur parler de cancer au stade terminal en leur disant que si on était encore en mesure d’attribuer un 9,5, alors on ne souffrait pas autant que ça. Ce matin-là, elle s’interrogea quant à la pulsation dans sa nuque. C’était désagréable, certes, mais autant qu’une brûlure au troisième degré ? Qu’un cancer des os ? Elle en conclut que, même si c’était inconfortable, et sans doute exacerbé par la honte, ça ne méritait pas plus de 4.

« Je vais jeter un coup d’œil, d’accord ? Tu risques d’avoir un peu mal quand je vais retirer la compresse. » Elle s’arc-bouta, mais son père avait des gestes doux et précis. Il retira le pansement avec lenteur. Elle sentit le bout de ses doigts palper le pourtour. « Bon, dit-il. Ça a l’air correct. Enfin, si je puis dire, dans la mesure où une personne a pris de l’argent à ma fille pour lui tatouer une étoile à la base de la nuque. Ce n’est pas en train de s’aggraver en tout cas. »

Il y avait presque de la joie dans sa voix, et elle ressentit une étrange curiosité envers son père, la personne qu’il avait été avant elle, avant sa mère, avant toute la famille. Elle avait l’impression que son père avait toujours été un père gentil, doux et austère. « Ne bouge pas, ma chérie. »

Elle sentit une petite pression sur sa nuque pas très différente des aiguilles à tatouage. Et se crispa.

« Papa…

– Désolé, désolé. J’ai juste tracé quelques points au stylo pour vérifier que la région ne se nécrose pas. »

La somme des connaissances médicales de son père… Il prit dans le tiroir de la table de nuit la crème anti-inflammatoire et un coton-tige, puis lui refit un pansement.

« Ta mère risquerait d’en faire une attaque, Liza-lee », déclara-t-il. Elle cligna des yeux, il lui caressa les cheveux d’un geste un peu gêné. « Donc motus, et je m’occupe de toi jusqu’à la cicatrisation, d’accord ? Ça reste entre nous. » Elle tourna la tête vers lui sans prêter attention à la douleur dans son cou. C’était rare, voire extraordinaire, d’entendre son père parler ainsi. Elle savait qu’il l’aimait, qu’il les aimait toutes. Mais il n’était pas très bavard, et n’exprimait jamais ses émotions avec ses filles : il réservait ça à leur mère. « Si tu as envie de lui dire, dis-le-lui. Mais ce n’est pas moi qui le ferai. Ce n’est pas mon rôle. Moi, mon boulot, c’est de te soigner. »

Elle ouvrit la bouche, puis se sentit incapable de parler. Il se pencha pour l’embrasser sur le front.

« Tu es quelqu’un de bien, Lize. Si jamais la douleur dépasse 4, tu me préviens tout de suite, d’accord ?

– D’accord », croassa-t-elle, et elle suivit la silhouette de son père qui disparaissait dans le couloir.

 

Wendy avait été très surprise de voir combien c’était facile de devenir une épouse. Elle s’était installée chez Miles peu de temps après leur rencontre et y avait aussitôt imprimé sa marque : du lait de soja au réfrigérateur, des boîtes de tampons sous le lavabo, des vaporisations de son parfum Bulgari sur les draps. Ils s’étaient mariés un an plus tard dans le jardin de ses parents lors d’une cérémonie digne de Gatsby le Magnifique. Ce soir-là, le champagne avait coulé à flots. Puis ce fut comme si quelqu’un avait pressé sur un interrupteur : la maison de ville sur trois étages à Hyde Park était à présent à son nom, et Miles l’emmenait de cocktails en dîners de charité. Après deux soirées un peu difficiles, elle avait compris ce qu’elle devait porter (robe cintrée et pashmina) et ce qu’elle ne devait pas porter (tout type de vêtements aux épaules dénudées), et ce fut comme si elle évoluait depuis toujours dans ce milieu. Elle discutait avec les vieilles connaissances de Miles, les charmait, mais elle savait également s’y prendre avec leurs épouses, leur murmurant Je suis plus vieille que j’en ai l’air, vous pouvez me croire, ou bien Bunny, j’ai tant à apprendre de vous. Il fallait y mettre du sien, mais ça fonctionnait. Elle évoluait enfin avec aisance quelque part. Elle était jeune, belle, on la trouvait vive et intelligente, on s’imaginait qu’elle avait permis à Miles de trouver un équilibre, alors que c’était tout le contraire. Il était riche, ayant hérité de la fortune de ses grands-parents, ce qu’il considérait comme une chance génétique, il partageait donc volontiers, et il avait aussitôt ajouté le nom de Wendy sur ses comptes en banque.

Les cours qu’il donnait à Harold Washington lui procuraient le sentiment d’être utile. Ses parents auraient préféré qu’il enseigne dans une université plus prestigieuse, et ils étaient prêts à œuvrer dans ce sens, mais il avait refusé, expliquant à Wendy que passer ses journées entouré d’étudiants dont les parents avaient les moyens de payer quarante mille dollars par an, comme les siens l’avaient fait pour lui, ne pourrait qu’alimenter sa haine de l’élite américaine. Miles était mal à l’aise avec la notion de privilège et refusait l’idée d’avantages acquis. Il aimait ses étudiants, c’était évident. Il passait des heures à corriger leurs devoirs et à préparer ses cours. Il prenait son travail au sérieux, alors qu’il n’en avait pas besoin pour vivre, et Wendy jugeait cette attitude belle et noble.

Outre ses cours, il faisait partie de plusieurs conseils d’administration de sociétés à but non lucratif, et surtout, il passait du temps avec elle. Elle commença à prendre en charge diverses associations et autres clubs, et une fois son emploi du temps établi, cessa de se sentir coupable d’avoir abandonné son petit boulot et ses cours du soir.

Elle prit pleinement possession de sa nouvelle vie, avec son Audi, son carnet de chèques et son mari anticonformiste. Elle avait enfin trouvé le moyen de se débarrasser de tout ce qui, chez elle, ne cadrait pas avec la classe moyenne très classique dont elle était originaire. Elle aimait, et elle était aimée.

Et puis, un jour, elle répondit au téléphone. C’était Violet, la seule personne qui manquait à ce tableau merveilleux. Mais avant qu’elle puisse exprimer sa joie, sa cadette lui expliqua d’une voix méconnaissable la situation dans laquelle elle s’était fichue. Ce fut le début d’une longue chute qui ne pouvait que mal se finir, tel un enfant qui a perdu le contrôle de sa luge.