25

À l’hôpital, Violet avait tenté de s’excuser auprès de sa mère, mais Marilyn s’était contentée de la serrer très fort dans ses bras avec un « mon Dieu, ma chérie » qui signifiait sans doute que tout était déjà oublié. Il y avait à présent bien plus grave. Violet n’en revenait pas, quelques heures plus tôt à peine, elles s’étaient disputées, puis elle avait oublié son petit troubadour. Elle s’en voulait terriblement de laisser Wyatt avec une baby-sitter après cet événement, alors Matt était rentré s’occuper des enfants. Il avait maintenant une vraie excuse, se dit-elle amèrement, pour lâcher les types de Dreamworks. Elle était assise avec Liza sur un petit banc devant la chambre de leur père. Le temps, c’était vraiment une notion bizarre. Parfois, Violet avait l’impression que ses journées duraient des mois, par exemple, lorsque ses enfants avaient un rhume ou une grippe intestinale, ou quand, à cause de la météo, elle ne pouvait pas les emmener au parc. À l’inverse, il lui semblait que des années s’étaient écoulées depuis son réveil ce matin-là.

Wyatt était calme quand elle l’avait récupéré à l’école, il avait accepté ses excuses en lui affirmant que tout allait bien, que Jonah connaissait les paroles sans avoir eu besoin de les apprendre.

Jonah.

« On appelle qui, pour Jonah ? » demanda-t-elle.

Près d’elle, Liza cligna des yeux comme si elle sortait de l’eau. Assise dans un fauteuil en face, Wendy ne quittait pas du regard le panneau Sortie de secours placé au-dessus de la chambre de leur père. Violet se souvenait vaguement d’être venue à l’hôpital avec ses sœurs pour la naissance de Grace, David inquiet, le destin incertain de leur mère. Elle se recroquevilla sur elle-même.

« Est-ce qu’on doit… déclencher l’alerte enlèvement ?

– Il n’a pas été enlevé, rétorqua Wendy.

– Oui, mais c’est un mineur sans permis de conduire. N’y a-t-il pas un degré similaire d’urgence ?

– Il a déjà détruit ma voiture, avança Liza.

– Ce gamin est bien plus mature que nous toutes, et depuis longtemps », annonça Wendy, et même si cette affirmation parut exacte à Violet, cela ne justifiait rien.

« Être plus mature que son âge, ça ne fait pas de vous un conducteur prudent. Ça ne veut pas dire qu’il a le droit de se tirer en piquant la voiture de papa, rétorqua-t-elle.

– Il n’a pas piqué la voiture de papa, lança Wendy. Et pourrais-tu s’il te plaît arrêter de nous faire croire que tu en as quelque chose à foutre de ce qui lui arrive ? Quand est-ce que tu lui as parlé pour la dernière fois, putain ?

– Oh ça va, vous deux, supplia Liza. Je vous en supplie, pas maintenant.

– On a fait un dîner pour Noël avec lui un peu avant de partir, déclara Violet. C’est la dernière fois que je l’ai vu.

– Génial, fit Wendy. Bravo. Tu viens de décrocher la médaille d’or pour avoir passé un dîner avec ce gamin dont tu t’es débarrassée à la naissance.

– J’essaie de faire baisser ma tension artérielle, s’interposa Liza. Si jamais ça intéresse l’une d’entre vous. »

Violet posa la main sur l’épaule de Liza en signe d’excuse. Quand elle reprit la parole, elle ne savait même pas pourquoi.

« Je lui ai dit des choses horribles. Je l’ai… mis à la porte de chez moi, en gros. »

C’était plus simple de penser à ça que de se demander quand elle avait vu son père pour la dernière fois. Au cours d’un déjeuner, un week-end à Fair Oaks, quelques semaines plus tôt. Un repas normal, sans raison particulière. Son père avait joué au petit train avec Eli ou bien tiré Wyatt dans un chariot. Malgré elle, son esprit glissa vers ces terres inconnues : les pensées qui avaient dû lui traverser l’esprit. Comme il avait dû avoir peur. La souffrance qu’il avait dû ressentir à l’idée de perdre le contrôle de son corps. Son père formidable, beau et stoïque.

« Laisse-moi émettre une hypothèse, Madame Parfaite. Il s’est servi de ta serviette de bain pour s’essuyer les mains ? »

Liza ferma les yeux.

« Wendy, je t’en supplie. »

Mais Violet était vaccinée contre les piques de sa sœur. Peut-être était-ce enfin l’occasion de se débarrasser de ce terrible souvenir, celui que sa mère lui avait rappelé avec tant d’aigreur le matin même. N’était-ce pas à ça que servaient les sœurs : confier ses secrets les plus honteux ?

« Il a dit à Wyatt que le père Noël n’existait pas. »

Liza fit un petit tss tss puis expliqua :

« C’est moi qui ai dû le dire à Gracie, sauf qu’elle n’avait pas cinq ans mais, genre, dix-sept.

– J’étais hors de moi, dit Violet. Et je lui ai demandé de partir. Mais aujourd’hui, il s’est présenté à l’école de Wyatt et il nous a sauvé la mise. Il n’est pas… C’est un bon gamin. On n’aurait pas dû…

– Bon sang, on sait tous que c’est un bon gamin, la coupa Wendy. Tout le monde le sait depuis des mois. Il n’y a pas de problème, d’accord ? On ne déclenche pas l’alerte enlèvement, et on ne contacte pas le FBI, putain. Il va bien, et on aura de ses nouvelles en temps voulu. »

Un homme avec une tête de vautour passa en tirant sa bouteille d’oxygène. Wendy se leva au même moment.

« C’est un marché gobelin, ici, ma parole ! Je vais faire un tour. »

Autrefois, Violet l’aurait accompagnée. Elle en rêvait, mais elle ne pouvait pas laisser Liza toute seule. Liza, que personne n’attendait chez elle. Liza qui, comme Violet en son temps, se débattait maintenant entre gestation et chagrin. La séparation. L’abandon. Même si, bien sûr, David ne les abandonnait pas.

Liza bredouilla :

« Violet, il ne raterait tout de même pas l’occasion de rencontrer… ce petit être, non ? » Elle mit son front dans sa main. « N’est-ce pas ? Il doit au moins… Mon Dieu, dire que je comptais sur lui pour honorer ce bébé de sa présence, parce que sinon…

– Lize, ça va aller. »

Elle passa un bras autour des épaules de sa sœur, et Liza s’appuya contre elle. Elle revit leur père qui essayait de masquer sa panique avec Gracie toute petite dans la chambre d’hôpital désertée par leur mère.

« Il faudrait vérifier que Loomis va bien. »

Liza releva la tête, l’air perdu.

« Quelqu’un a prévenu Gracie ? »

L’odeur de l’hôpital donnait la nausée à Violet. Elle se leva et tendit une main à sa sœur. Elle avait besoin de respirer l’air nocturne, et sa réponse, qui ne se voulait pas indifférente, fut aussi, sans le vouloir, inexacte :

« Wendy allait justement l’appeler, je crois. »

 

Le problème, quand on habitait dans la ville où on avait grandi, c’était la probabilité de rencontrer des gens qui vous avaient connue avec des couettes, saoule, ou allez savoir dans quel état pathétique. Alors Wendy ne fut pas surprise de voir Aaron Bhargava, mais elle ne fut pas ravie non plus, d’autant qu’il était accompagné d’une petite fille aux yeux immenses, vêtue d’un tutu, et de sa femme enceinte. Wendy fumait une cigarette sur un banc devant l’hôpital. En les repérant à l’autre bout du parking, elle se raccrocha au mince espoir qu’il ne la reconnaisse pas. Ça arrivait, parfois. Elle n’était plus sous cocaïne, ni en déficit de vingt kilos.

Elle garda la tête baissée, comme perdue dans ses pensées, les yeux rivés sur une brique encastrée dans le trottoir où était écrit En souvenir de Gretchen et Larry Stanislaus. Elle se demanda si ces deux-là étaient morts en même temps. Si c’était un couple. Peut-être s’agissait-il d’un frère et d’une sœur incestueux ? Ou bien d’une mère et de son fils ? Ou du meurtre suicide sous un train d’une femme avec son petit ami lycéen ?

« Wendy ? » Elle se crispa sans le vouloir et laissa son regard dériver vers le haut avec la nonchalance d’un penseur. « Je me disais bien que c’était toi », déclara-t-il.

Elle ne pouvait pas prétendre ne pas le reconnaître : il n’avait absolument pas changé depuis ses seize ans.

« Mon Dieu ! s’exclama-t-elle. Aaron ! »

Elle se leva, s’approcha, et se rendit compte qu’elle tenait toujours sa cigarette. La petite fille fixait l’objet d’un air intrigué. Wendy aurait pu se contenter d’écraser le mégot, mais elle préféra s’arrêter net devant le trio. Cette cigarette la protégeait. Si elle avait besoin d’une échappatoire, elle pouvait toujours tenter de partir en combustion spontanée.

« Je disais à Jen qu’il me semblait bien que c’était toi, mais les chances que…

– Sont infimes », compléta-t-elle.

Ils ne s’étaient pas quittés en mauvais termes, et ça remontait à vingt ans ou presque, mais Wendy n’en revenait pas de son émotion – Aaron était le premier garçon à l’avoir bien traitée.

« Tu as l’air en pleine forme », dit-il. Elle savait qu’elle aurait dû jouer les modestes, toutefois son apparence était la seule chose à laquelle elle pouvait encore se raccrocher à cet instant, et elle était trop fatiguée pour discuter. Elle tira sur sa cigarette tandis qu’Aaron annonçait à sa femme : « Mon cœur, je te présente Wendy Sorenson. Wendy, mon épouse, Jen.

– C’est Wendy Eisenberg maintenant, corrigea-t-elle en baissant la tête pour souffler la fumée avant de tendre la main à la femme. Ravie de faire votre connaissance.

– J’ai beaucoup entendu parler de vous, déclara Jen. En bien, je vous rassure. »

Wendy décida aussitôt qu’elle aimait cette femme, ce qui s’accompagna d’une tonne de regrets : que Jen ait réussi à garder Aaron Bhargava, ce en quoi Wendy avait échoué. Qu’Aaron Bhargava ait eu la chance de trouver une épouse avec un appareil reproducteur fonctionnel, elle.

« Eisenberg ? » répéta Aaron.

Wendy lui trouvait toujours un petit air de labrador : de la bonté à l’état pur. Un vrai chien d’aveugle. Et il était si doué au lit, se souvint-elle. Elle lorgna de nouveau le ventre de Jen.

« Eisenberg version Gatsby le Magnifique », annonça-t-elle d’un air absent. Les Bhargava la considérèrent avec un sourire perplexe. « Et qui c’est, ça ? » demanda-t-elle en désignant la petite fille, dont les grands yeux bleus étaient toujours fixés sur la cigarette.

Aaron posa une main sur sa petite tête.

« Evi, dit-il. Tu dis bonjour, ma chérie ?

– Pourquoi tu fais ça ? demanda Evi à Wendy.

– Parce que la journée a été longue, répondit-elle.

– Ma chérie, ne sois pas impolie, s’interposa Jen.

– C’est une question très pertinente, fit Wendy. Que je devrais me poser plus souvent.

– Elle est dans la phase des pourquoi, précisa Aaron. Tu as des enfants ? »

Cette question pourtant banale continuait à la désarçonner.

« Je dois y aller, déclara-t-elle. J’ai traîné dehors plus longtemps que prévu.

– Tout va bien ? demanda Aaron.

– Oui, oui. » Elle se retourna pour écraser sa cigarette dans un petit tas de sable. « C’est juste mon… » Sa gorge se serra quand elle voulut dire père. « Mon mari s’est foulé le poignet au golf. Un accident stupide. »

Elle s’excusa mentalement auprès de Miles tout en le remerciant de lui sauver la mise. Elle n’avait encore informé personne du sms de Jonah reçu peu de temps après son arrivée à l’hôpital. Tkt g pa volé la voiture. Stp npl pa les flics. Deso d’avoir merdé. Wendy était de toute évidence la personne la moins solide de la famille, émotionnellement parlant. Pourquoi l’univers s’en prenait-il toujours à elle ?

« C’est incroyable de t’avoir croisée », dit Aaron, et cette fois, ce fut lui qui s’approcha pour la prendre dans ses bras. Sans sa cigarette, Wendy dut se laisser faire, et se souvint aussitôt de ces muscles si familiers, de ces bras autour d’elle comme un corset. « Au fait, comment vont tes sœurs ? Violet ? »

Elle le garda contre elle quelques instants de trop.

« Elle me dépasse sur tous les plans », déclara-t-elle.

 

Que son père ne soit pas mort engendrait chez Grace un besoin plus irrépressible encore de rentrer à Chicago, sauf que personne n’avait proposé de lui payer un billet d’avion. Marilyn l’aurait très certainement fait si sa fille le lui avait demandé, mais elle ne supportait pas de réclamer et d’ajouter des tâches à une liste qu’elle ne parvenait même pas à concevoir.

Elle en voulait à ses sœurs d’être ensemble à Chicago sans elle. Et elle n’en revenait pas de son propre égoïsme : elle n’était rentrée ni pour le Second Thanksgiving ni pour Noël, renonçant ainsi peut-être – mon Dieu, non, par pitié – à l’ultime occasion de voir son père. Violet avait insisté pour que cet incident ne perturbe pas ses études. Liza avait été gentille, mais elle paraissait préoccupée et tendue, si bien que Grace avait senti la nécessité d’inverser les rôles, comme s’il lui revenait de s’occuper de Liza, laquelle devait accoucher dans moins d’un mois. Wendy avait juste parlé de sa haine des hôpitaux. Grace était donc coincée à Portland. Elle avait écrit une douzaine de débuts de sms à Ben avant de les effacer.

Elle comprenait maintenant comment on pouvait se détacher peu à peu d’une vie normale : les mauvaises nouvelles en cascade, ça finissait par rendre incapable d’autre chose que boire et fumer sur son balcon jusqu’au petit matin tel le personnage pervers d’une sitcom, ou regarder des documentaires sur des assassins.

Quand la sonnette retentit, elle ne s’était pas douchée depuis le dimanche et elle s’empiffrait de pitas rances trouvées dans un placard. Elle paniqua, croyant d’abord qu’il s’agissait de son propriétaire sénile, puis de Ben, avant d’imaginer un meurtrier se faisant passer pour un livreur (elle était en train de regarder Appelez-moi mister Craig, un documentaire sur le tueur en série qui recrutait ses victimes par petites annonces). Elle s’aplatit sur son canapé, roula par terre et rampa vers sa chambre pour que le visiteur ne la voie pas. Elle se dit que ça devait ressembler à ça, quand on touchait le fond.

Une fois dans sa chambre, elle entendit son téléphone biper. On aurait dit un film d’horreur. Comment sa vie s’était-elle mue en une peur abjecte d’actes si ordinaires ? Quelqu’un qui sonnait à la porte, ou bien un garçon équilibré qui vous exprimait son amour. Elle retint son souffle en découvrant le message : slt c Jonah ton neveu. Je vois ton ordi ; ouvre.

Elle respira, étonnamment peu surprise et soulagée de cette visite inattendue. Elle n’était plus toute seule. Elle se leva. Elle allait devoir enseigner à Jonah le bon usage du point-virgule.