La progéniture

15 avril 2000
Seize ans plus tôt

En présence des gens, elle se sentait prise à la gorge. Cela pouvait paraître étrange pour une femme qui avait, certes sans l’avoir voulu au départ, mis quatre filles au monde, mais c’était une réalité : Marilyn avait du mal à supporter ces corps embarrassants, des corps qu’elle ne contrôlait et ne comprenait pas, des corps qui n’avaient pas reçu son assentiment. Fuyant ses invités, elle avait trouvé refuge sous le ginkgo. Elle maîtrisait l’art de recevoir, mais il y avait des décennies que cet effort l’épuisait, depuis les clients fortunés de son père jusqu’aux collègues sans humour de son mari, amis lunatiques de ses filles, voisins de passage, et enfin sa clientèle en perpétuel renouvellement. Ce jour-là, il y avait dans son jardin près d’une centaine d’inconnus sur leur trente et un, sans cesse en mouvement, de surcroît un peu éméchés à cette heure, venus célébrer le mariage de Wendy, sa fille aînée. Ces gens étaient sous sa responsabilité le temps de la soirée alors qu’elle avait déjà tant de pain sur la planche, pas au sens propre – puisqu’elle n’avait même pas goûté aux charcuteries et autres fromages disposés sur trois immenses tables sur tréteaux –, mais au sens figuré : elle était mère de quatre filles dont elle avait la charge d’un point de vue tant biologique que social, quatre filles dont les robes pastel formaient autant de pois sur la pelouse, le fruit de ses entrailles ensemencées par son tendre mari, lequel se révélait pour l’instant introuvable. Marilyn avait embrassé la maternité une première fois sans le vouloir, puis égrené un chapelet de filles, chacune avec sa couleur de cheveux et son degré d’inadéquation à la vie. Marilyn Sorenson, née Connolly, fille unique et résiliente issue d’une lignée d’Irlandais catholiques et caricaturaux, avait reçu à la fois un héritage patrimonial et tragique. Elle était elle-même finalement assez banale : une blonde tirant sur le châtain à peu près capable de discuter littérature et d’éduquer ses filles, vêtue d’une robe fourreau vert forêt qui laissait deviner à la fois la courbe de ses mollets musclés et une constellation de taches de rousseur sur ses épaules. Depuis le début des festivités, on la désignait comme la « mère de la mariée » sur un ton plein d’émotion et elle s’efforçait de tenir son rôle, de faire comme si elle ne se consacrait pas exclusivement au bien-être de ses filles, lequel ne semblait acquis pour aucune ce soir-là.

Telle la calvitie, la normalité sautait peut-être une génération. Violet, sa deuxième fille, une adorable brunette toute de soie vêtue, puait l’alcool depuis le réveil, ce qui n’était pas son genre. Wendy, source d’inquiétude depuis toujours, paraissait en revanche moins perdues qu’à l’accoutumée. Peut-être parce qu’elle venait d’épouser un homme qui possédait des comptes dans les îles Caïman – ou bien parce que son tout nouveau mari était, comme Wendy aimait le clamer, « l’homme de sa vie ». Grace et Liza se montraient aussi sauvages l’une que l’autre malgré leurs neuf ans d’écart, la première, future élève peu dégourdie et timide de CE1, la deuxième terminant son année de seconde sans le moindre ami à son actif. Comment était-il possible de concevoir des êtres humains, de les créer à partir de rien, puis soudain de ne plus les reconnaître ?

D’un point de vue sociologique, la normalité restait une notion à creuser.

Grace l’avait rejointe sous le ginkgo. Sa petite dernière allait sur ses sept ans – un âge insupportable, encore à des années-lumière de quitter la maison – et demeurait tellement bébé que, la nuit précédente, elle avait voulu se glisser dans leur lit. Ce qui n’aurait pas posé problème s’ils n’avaient point été tous les deux nus. Depuis toujours, l’anxiété poussait Marilyn à aller chercher, tel un aimant, le réconfort animal de son mari.

« Ma chérie, et si tu… » Elle hésita. Les seuls enfants présents au mariage étaient bien plus jeunes que Grace, et Marilyn n’avait pas envie d’encourager le penchant antisocial croissant de sa benjamine – lequel se manifestait par sa passion pour les chiens – en lui suggérant d’aller jouer avec Goethe. Cependant, il lui fallait un moment à elle, quelques secondes pour respirer l’air un peu plus frais de ce début de soirée. « Ma chérie, va voir papa.

– Mais je le trouve pas, se lamenta Grace avec ce reste de prononciation enfantine avalant les syllabes.

– Eh bien, cherche encore, l’encouragea Marilyn en se penchant pour l’embrasser sur les cheveux. J’ai besoin d’une minute, ma caille. »

 

Grace s’éloigna. Elle était déjà allée voir Wendy. Elle s’était balancée sous le porche avec Liza jusqu’à ce que l’attention de sa sœur soit attirée par un garçon en costume de soirée et baskets. Elle avait déjà persuadé Violet de la laisser boire quatre gorgées de champagne dans son élégante flûte en cristal. Elle n’avait plus personne vers qui se tourner.

C’était bizarre de devoir partager ses parents le temps d’un week-end, d’avoir à nouveau toutes ses sœurs à Fair Oaks. Parfois, son père la traitait de « seule fille unique au monde avec trois sœurs ». Elle leur en voulait d’empiéter sur son territoire. Alors, comme chaque fois, elle alla trouver du réconfort en la présence de Goethe, se roula en boule contre lui sous un buisson de fleurs rouges et passa la main dans le pelage rêche de son arrière-train qui paraissait lissé au fer.

 

Liza s’en voulait un peu de voir sa petite sœur se consoler auprès du chien tandis qu’elle faisait de même avec la bouche d’un inconnu. Mais le garçon d’honneur avait un goût de whisky fumé et de roquette, et il agitait ses doigts entre ses cuisses de telle manière qu’elle détourna la tête et décida que Grace pouvait se débrouiller toute seule, que ces choses-là ne devaient pas s’apprendre trop tôt.

« Parle-moi de toi », dit le garçon d’honneur dont les jointures caressaient le string en dentelle minimaliste qu’elle avait mis au cas où se présente une occasion comme celle-ci.

« Qu’est-ce que tu veux savoir ? » demanda-t-elle d’un ton presque hostile.

Elle ne maîtrisait pas encore très bien l’art de la séduction.

« Vous êtes quatre, non ? Ça ressemble à quoi ?

– À un ahurissant bain d’hormones. Un marathon d’instabilité et de soins capillaires. »

Il sourit, un peu perplexe, et elle s’avança avec effronterie pour l’embrasser.

 

Violet, ivre comme jamais, se trouvait seule à une table dont elle avait sans doute fait fuir les invités, se dit-elle. La soirée de la veille lui revenait par éclairs : le bar qui autrefois était un bowling, son camarade aux yeux bleus et aux coudes hyperlaxes, la pince de ses cuisses de sportif à l’arrière du break qu’il avait emprunté à sa mère ; les sons qu’elle n’avait pas tout de suite identifiés comme s’échappant de sa propre gorge, des gémissements bestiaux dignes d’une actrice porno. Comment il avait joui le premier – quand ils avaient escaladé les sièges pour regagner l’avant de la voiture, elle avait senti un écoulement entre ses jambes – puis, avec habileté et précision, l’avait fait jouir à son tour pour la toute première fois de sa vie. Comment elle lui avait demandé de la déposer à une rue de chez ses parents, au cas où Wendy ne soit pas encore au lit.

Elle regarda Wendy, en robe Gucci sans bretelles le jour de son mariage avec un intellectuel fortuné, tournoyer dans les bras de son époux au son de You Can’t Hurry Love. En termes de succès, c’était la première fois que sa sœur la battait. Elle paradait, belle et heureuse, tandis que Violet, saoule à s’en rendre malade, mordait dans une focaccia à pleines dents et essuyait le gras sur l’ourlet de sa robe. Mais elle eut un léger sourire en constatant que Wendy, sans s’en rendre compte, tachait sa traîne en satin sur l’herbe. Elle s’imagina approcher de sa sœur pour lui glisser à l’oreille : Tu en crèverais si tu savais avec qui j’ai passé la soirée d’hier.

 

Wendy vit Miles lui lancer un regard d’excuse par-dessus son épaule tandis qu’il se laissait entraîner par son petit cousin – le responsable des alliances –, lequel lui demandait de l’accompagner à la table du gâteau.

« Il s’exerce à devenir un bon père », lui souffla-t-on en l’agrippant par le coude. C’était une invitée du côté de Miles, sans doute l’agent immobilier d’allez savoir qui, un lutin de bonne femme siliconée. La fortune de tous les gens présents sur cette pelouse dépassait certainement le PIB d’un pays de taille moyenne. « C’est bien que vous soyez jeune. Cela vous laisse tout le temps de faire fructifier l’arbre généalogique. »

De tels propos lui parurent grossiers à plus d’un titre, et elle rétorqua : « Qui dit que je compte me départir de mon argent au profit d’une quelconque progéniture ? »

La femme prit un air horrifié. Wendy et Miles adoraient ce genre de blagues, et ils osaient les faire parce qu’ils se fichaient tous les deux que les gens soupçonnent Wendy de l’épouser pour son argent. L’important, c’était ce dont ils ne doutaient ni l’un ni l’autre : elle n’avait jamais aimé personne aussi intensément que Miles Eisenberg, et lui – par un miracle de taille cosmique – l’aimait autant en retour. Elle venait de prendre le nom d’Eisenberg : dans le top 30, au moins, des familles les plus riches de Chicago. Elle pouvait envoyer balader qui elle voulait.

« J’ai bien l’intention de les enterrer tous et de passer ma vie dans une opulence révoltante », lâcha-t-elle. Sur ce, elle quitta son siège pour aller redresser le nœud papillon de son tout nouvel époux.

 

Les arbres, remarqua David, étaient ce jour-là en pleine floraison, leurs immenses feuilles projetaient des ombres dansantes sur cette pelouse dont ils avaient tenu le chien à l’écart de façon qu’elle soit parfaite le jour J, David ou Marilyn se levant tôt chaque matin pour enfiler un imperméable sur leur pyjama et aller promener Goethe au lieu de simplement lui ouvrir la porte du jardin. Voyant les pieds des tables et chaises de location s’enfoncer dans ce gazon immaculé, tous ces gens fouler l’herbe fertilisée à grand renfort d’engrais hors de prix, David eut un pincement au cœur. Goethe arpentait le jardin comme un détenu recouvrant la liberté et reprenait possession des lieux avec le volontarisme d’un horticulteur. David inspira une bouffée d’air humide – allait-il pleuvoir ? Cela pourrait faire partir les invités un peu plus tôt – et s’émerveilla de la quantité de gens qu’on croisait au cours d’une vie, de la quantité de têtes qu’il ne reconnaissait pas. Il revit Wendy, à l’époque où ils habitaient à Iowa City, ramper jusqu’au porche pour atteindre la balancelle en cèdre branlante où il aimait se blottir avec Marilyn, et se faire une place entre eux en murmurant, déjà presque rendormie, Vous êtes mes amis. Il se sentit transi, aussi gauche qu’un quart de siècle plus tôt, avant leur mariage, quand, par une froide soirée de décembre, Marilyn l’avait plaqué au sol sous le ginkgo. Il promena son regard sur le jardin, dont les couleurs printanières se brouillèrent, jusqu’à apercevoir sa femme, petit point immobile vert forêt, réfugiée sous ce même ginkgo. Il longea la barrière et vint poser une main suppliante sur ses reins. Elle s’y adossa d’instinct.

« Suis-moi », dit-il, et il lui fit faire le tour de l’arbre jusqu’à l’ombre, où il l’attira à lui et enfouit son visage dans ses cheveux.

« Mon chéri, qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-elle, inquiète.

Il pressa le visage dans son cou et inspira son parfum chaud et sec, un mélange de lilas et de savon.

« Tu me manquais, souffla-t-il sur sa clavicule.

– Oh, mon amour. »

Elle lui abaissa le menton jusqu’à plonger dans son regard. Il lui embrassa les lèvres, puis les pommettes, le front et le creux de la mâchoire, où il sentit son pouls, puis de nouveau les lèvres. Elle sourit, sa bouche comme une prune enfiévrée, et lui rendit ses baisers. Jamais rien ne compterait autant que la tiédeur dorée de son épouse, la chaleur de leur désespoir commun, ces deux corps qui ne trouvaient jamais qu’une seule façon de se consoler : le langage de leurs bouches, les mains de David sur ses reins, le dos de Marilyn contre un tronc, ce silence après leur jouissance partagée, jusqu’à ce qu’elle s’écarte avec un sourire en disant : « Il ne faut pas que les filles nous voient », pour aussitôt se plaquer contre lui.

 

Bien sûr, leurs filles les avaient vus. Des quatre coins de la pelouse où elles se trouvaient, elles avaient été alertées de l’absence de leurs parents par un petit tiraillement – vestige de l’enfance –, car on recherche toujours le réconfort familier, la présence de ceux qui vous ont enfanté, et à qui on doit tout. Chacune s’interrompit pour observer l’orbe brillant et insondable que formaient leurs parents, ces deux personnes dont émanait davantage d’amour que ne pouvait sans doute en contenir l’univers.