La robe

20 heures 30. Alison franchit le seuil de la maison. Je ne la reconnais pas. Quatre mois se sont écoulés depuis notre dernière rencontre. Quelque chose a changé, je ne saurais dire quoi. L’éclat de son regard peut-être, ou la robe bustier qu’elle porte, de couleur carmin, presque hypnotique.

Alison est radieuse, épanouie. Son sourire, ses gestes… tout est si spontané, fluide et assuré. Je ne sais pas où trouver ma place face à tant d’aisance, mais je suis heureuse de la revoir enfin.

— Tu m’as manqué.

Je la serre contre moi.

— Toi aussi, elle me dit d’une voix douce.

— Viens, on passe à table !

Après l’avoir débarrassée de son manteau et de sa valise, je l’invite à entrer dans le salon.

Ma mère est ravie de sa venue. Elle a cuisiné pour l’occasion ses fameuses lasagnes maison.

Alison est comme mon double depuis le collège, jamais nous ne nous sommes perdues de vue, pas même après l’obtention du bac et l’entrée à la fac. Pour ma part, je n’ai pas encore eu la possibilité de quitter le foyer parental.

— Alison ! Comme tu es belle ! Alors, comment se passent les cours ? Et ton déménagement, pas trop pénible pour tes parents ? Comment vous êtes-vous organisés ? Tu as un petit copain ? Ici, il n’y a pas grand-chose à raconter, tu sais. Délilah est toujours au lycée, dans la même classe, avec les mêmes professeurs. Allons, je t’en prie, assieds-toi, tu es la bienvenue !

Je m’éclipse un instant, dépose les affaires d’Alison dans ma chambre et les rejoins à table. Maman a déjà servi Alison et l’assaille encore de questions.

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Ma mère accapare l’énergie des gens, vampirise leur bonne humeur et leur vitalité. Elle dévore toute essence positive.

Alison n’en paraît pas le moins du monde affectée. Elle sourit. Écoute ma mère, avec bienveillance. Acquiesce poliment. Elle a compris depuis longtemps qu’il était délicat, voire impossible, de discuter avec ma mère. Il faut avant tout savoir l’écouter, et aussi la caresser dans le sens du poil, exprimer son point de vue de manière savante en empruntant mille détours et user de multiples sous-entendus pour lui faire entendre que, oui, il lui arrive d’avoir tort.

Alison, elle a ce pouvoir. Elle a l’étonnante capacité d’apaiser les gens, de leur faire dire ce qu’ils n’admettraient jamais. Elle façonne les autres à son gré. Il ne faut pas se laisser amadouer par son apparence de gentille petite fille. Par ses cheveux fauve flamboyants. Par sa peau laiteuse parsemée de taches de rousseur, des éclats d’écorce d’orange. Par son sourire taquin, et ses délicieuses fossettes. Ses anciens copains s’en sont bouffé les doigts, et elle en a brisé plus d’un.

Ma mère continue sa logorrhée :

— Quel cursus as-tu choisi ? As-tu beaucoup de travail ? Pratiques-tu une activité en parallèle des cours ?

Alison fait preuve d’une patience inouïe et d’un calme déconcertant. D’une voix claire, et non sans une certaine fierté, elle explique qu’elle a entamé une licence de lettres modernes, qu’elle arrive à s’organiser dans son travail, que les cours la passionnent, et qu’elle continue la danse classique.

Ma mère la félicite avec force compliments, puis se tourne vers moi.

— Tu devrais faire du sport toi aussi, Délilah. Cela ne te ferait pas de mal ! D’ailleurs, tu ne t’es même pas arrangée pour ton amie ! Regarde un peu ta tenue… Tu ne pouvais pas mettre quelque chose d’un peu plus… habillé ? Te coiffer un peu ? Regarde Alison, comme elle est féminine ! Ne t’étonne pas si tu n’as toujours pas de petit ami.

Je ne réponds pas et fixe mon plat sans oser en avaler une miette.

— C’est délicieux ! s’exclame Alison après avoir enfourné deux ou trois bouchées.

Maman adore qu’on flatte ses talents de cuisinière.

— Tu es mignonne, merci.

Nous terminons le repas en discutant des dernières nouvelles du lycée, de qui fait quoi, des nouveaux couples qui se sont formés, de ceux qui se sont séparés, de ce qu’est devenu untel ou unetelle. Alison est curieuse. Elle aime savoir qu’elle a réussi là où les autres ont échoué.

— Délilah, peux-tu aller chercher le gâteau et le service à dessert ?

— Je vais te donner un coup de main, propose Alison.

Une fois seules dans la cuisine, j’en profite pour la mettre dans la confidence.

— Il faut que je te dise un truc.

À mon grand sourire, Alison devine qu’il s’agit d’une nouvelle de taille.

— Allez, raconte !

— Après le dessert !

Elle me tape gentiment l’épaule et râle pour la forme. Je souris. Revoilà la Alison que je connais !

Pendant le dessert, Alison me fait rire aux éclats. Je n’avais pas ri autant depuis son départ. Un rire chaud et sincère qui secoue tout le corps. J’en ai mal aux joues.

— Je vais débarrasser, les filles, vous pouvez y aller, finit par dire ma mère.

Alison la remercie avant de sortir de table, m’agrippe par le poignet et me conduit dare-dare à l’étage. Impatiente, elle n’attend qu’une chose : que je lui révèle mon petit secret.

À peine ai-je le temps de m’asseoir sur le lit, qu’Alison se jette sur moi.

— Alors ?!

— J’ai un petit copain !

— Ah oui ?

Ses yeux sont vides de toute expression. Elle demeure songeuse un bref instant.

— C’est qui ?

— Tu ne le connais pas. Il n’est pas au lycée.

— Vous vous êtes rencontrés où ?

— Lors d’un concert en plein air, cet été. Il est étudiant en troisième année de droit.

Alison fronce les sourcils. Comme si elle doutait qu’un garçon plus âgé, juriste qui plus est, puisse s’intéresser à moi.

— Et vous vous voyez souvent ?

— Tous les jours, après les cours.

J’ai du mal à dissimuler mon euphorie, et souris malgré moi.

— C’est cool, finit par lâcher Alison, d’une voix amère.

Elle se lève – me tournant le dos – retire sa robe, prend ses affaires de toilette, puis va s’enfermer dans la salle de bain.

L’eau de la douche se met à couler.

Pourquoi je me sens si coupable ? Comme s’il m’était interdit de recevoir de l’affection, de l’amour de la part d’un homme. Comme si tout cela n’était pas légitime.

La sonnerie discrète et familière de mon téléphone portable me redonne aussitôt le sourire. C’est Félix ! Il vient aux nouvelles.

Profitant de l’absence de ma mère demain, je lui propose de rencontrer Alison dans l’après-midi et il accepte, plutôt enthousiaste, avant de me souhaiter une bonne nuit.

J’aime ces messages du soir, emplis de douceur, qui rendent le sommeil plus léger. Des mots tendres murmurés dans le creux de l’oreille. De délicats attrape-rêves.

L’eau continue de couler. Alison aime traînasser sous la douche, surtout lorsqu’elle est contrariée.

Le rouge de sa robe, qu’elle a déposée sur le dossier de ma chaise de bureau, rayonne pareille à une étoile sanguine malgré la pénombre. Intriguée, je me lève pour en tâter l’étoffe. Le tissu glisse sous mes doigts, sa couleur carmin me fascine. Une envie soudaine, et je me débarrasse de ma chemise et de mon pantalon trop larges pour l’essayer.

C’est affreux ! La robe accentue davantage mes hanches charnues et mes cuisses trop épaisses. Mon buste est si comprimé que les coutures pourraient se déchirer.

— C’est un peu petit pour toi…

Je tressaille. Alison se tient dans l’embrasure de la porte de la salle de bain attenante à ma chambre. Les bras croisés, enroulée dans une serviette-éponge recouvrant à peine ses jambes toutes en longueur et sa magnifique poitrine, elle me toise. Les muscles de sa mâchoire crispés, elle rumine.

Je n’ose pas me déshabiller devant elle. Alison m’intimide bien trop pour cela.

— Retire-la, tu vas la distendre, m’ordonne Alison.

Je ravale péniblement un sanglot et me rhabille à contrecœur. Aussitôt, elle s’empare de la robe que j’ai reposée sur le dossier de la chaise et l’examine de près :

— C’est bien ce que je pensais : tu l’as distendue !

Elle la roule en boule et la fourre au fond de sa valise.

J’ai la désagréable impression que c’est moi qu’elle écrase de cette manière violente qui est la sienne.

Elle enfile ensuite une chemise de nuit – Alison n’a jamais eu honte de se montrer nue devant moi – avant de s’allonger dans mon lit deux places, en me tournant le dos. Sans un mot, elle se recroqueville contre le mur afin que nos corps ne se frôlent pas.

Son silence a pris possession de la chambre, à tel point qu’il déborde et m’étouffe.

J’ai peur de parler, peur de la toucher, peur de faire ou de ne pas faire, elle me semble si lointaine, inaccessible, comment est-ce possible ? Comment une personne – un être que l’on connaît intimement depuis tant d’années – peut-elle soudain vous échapper, vous fuir et devenir aussi froide que si l’on était un étranger pour elle ?

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Alison s’est levée avant moi. Je regarde l’heure sur mon téléphone portable : déjà midi ! Félix sera à la maison d’ici une heure environ. Vite ! Je saute hors du lit, prends une douche à la hâte, et choisis une tenue simple mais élégante. Une robe de couleur bordeaux et des derbies noires. Je dessine le contour de mes yeux avec du khôl, relève mes cheveux d’une pince et me parfume.

Je perçois des tintements de verre, en bas, ainsi que la voix d’Alison. Je dévale les escaliers en espérant qu’elle soit de meilleure humeur que la veille.

— Tiens, te voilà enfin réveillée… dit Alison, tout sourire.

— Oh ! Mais tu es déjà là ? je m’exclame, sans tenir compte de la remarque de mon amie.

Félix s’approche de moi et m’attrape délicatement par la taille. Il dépose un baiser sonore sur ma joue.

— Je t’ai appelée plusieurs fois ce matin, mais tu dormais. Alison a décroché à ta place et m’a invité pour le déjeuner.

Cette dernière affiche un air béat plus que radieux.

— Je nous ai même préparé un dessert ! annonce-t-elle fièrement.

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Le repas se déroule à merveille. Alison a retrouvé sa verve habituelle. Tout en dégustant son fondant au chocolat, elle nous raconte mille et une anecdotes sur ses nouveaux profs, détaillant leurs caractères, évoquant leurs petites manies, s’appliquant à n’omettre aucun détail. Son sens de l’observation est toujours aussi aigu.

Félix est détendu et me caresse le dos de la main tout en l’écoutant.

Soudain, j’ai un drôle de goût dans la bouche. Ma langue devient râpeuse. Du revers de ma petite cuillère, je fouille dans ma part de gâteau, la mettant en pièces.

De la noix !

Je regarde effarée Alison, qui me sourit. Ses dents sont immenses tant son sourire est large et satisfait.

Sans explication, je me précipite aux toilettes. Je suffoque. Il faut que je recrache tout, absolument tout… Quelques minutes plus tard, la gorge brûlante, je retourne au salon où ils ont trouvé refuge.

Alison m’invite à m’asseoir près d’eux. Et ce sourire ! Si seulement il me restait un peu de force…

— Il faut que tu arrêtes de te faire vomir, Délilah. Ce n’est pas bon pour toi, tu sais ?

— Comment ? s’inquiète Félix.

Ma voix, un murmure ridicule :

— Euh… Je…

Alison ne me laisse pas le temps de répondre.

— Délilah a pris la fâcheuse habitude de vomir ses repas. Tu ne le savais pas ?