Xeroderma
pigmentosum

À la nuit tombée, je deviens un chat errant, avide d’aventures. Je me faufile à l’extérieur – dès lors, la ville m’appartient.

J’explore les ruelles désertes et les jardins endormis. J’entends le hululement d’une chouette se perdre dans le lointain. Mes pas sont légers, souples, aériens. Je vais et viens à ma guise, guidée par la brise. Je déambule jusqu’au parc silencieux. Je l’imagine peuplé d’enfants, je me remémore leurs cris et leurs rires. Je frissonne. Quelle délicieuse sensation ce doit être que de danser sous le soleil !

Je me laisse choir sur la balançoire, qui grince doucement, et m’élance dans les airs. Plus haut, plus haut, toujours plus haut. J’inspire à pleins poumons les parfums nocturnes. Décor en noir et blanc, l’unique que j’aie jamais connu.

La nuit est un royaume mystérieux. Seules quelques heures me sont offertes, et déjà l’aurore apparaît à l’horizon.

Je dois rentrer.

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Mes parents ignorent tout de ces escapades noctambules, alors j’essaie de me montrer discrète. Par crainte d’un quelconque danger, ils refusent de me laisser errer en pleine nuit. Pourtant, je suis prudente et attentive à l’imprévisible. Ma maison n’est qu’une chaleureuse cage dorée. Nombreux sont les enfants qui rêveraient d’avoir grandi dans un foyer comme le mien. Seulement, l’amour de mes parents est devenu une entrave bien plus contraignante que le fardeau qui pèse sur mes épaules.

La nuit mes sens sont en éveil. Je me nourris de la lumière opaline de la nuit. Ma chrysalide se brise enfin et je deviens papillon jusqu’au petit matin.

De ma fenêtre, j’assiste à la naissance des premiers rayons du soleil, avant de fermer les volets et de tirer les rideaux, à regret.

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À l’extérieur, je perçois la rumeur du monde, si proche et si éloignée à la fois. La voix des passants, le chant des oiseaux, le ronronnement des moteurs, le crissement des pneus sur l’asphalte… La vie grouille derrière ces murs dont je suis prisonnière.

J’ai peine à respirer, cloîtrée dans cette chambre sans âme. Ici, la vie est étroite, suspendue, comme otage d’une boule à neige.

Les volets sont toujours fermés. Mon corps ne tolère pas la lumière. Une anomalie rare, qui m’interdit de sortir en plein jour. Je passe mes journées seule.

Ma mère est infirmière. Mon père est chauffeur de taxi. Ils sont rarement à la maison. Nous nous retrouvons le soir, au dîner. Nous parlons peu. Ils n’ont plus l’énergie des premiers temps pour me soutenir et, je crois, pour accepter mon handicap.

Se sentent-ils coupables de me laisser chaque matin, livrée à moi-même et à mon isolement ? Nous n’avons emménagé dans cette ville que depuis six mois, et je ne connais personne qui pourrait soulager ma solitude.

Clélia me manque. C’est la première fois que nous sommes séparées aussi longtemps. J’ignore quand je la reverrai… Peut-être jamais.

Ma mère s’occupait de sa grand-mère à domicile, et a un jour proposé à Clélia de venir goûter à la maison. Selon elle, côtoyer une personne mourante n’était pas un environnement sain pour une fillette de onze ans. Nous sommes aussitôt devenues complices. Ma maladie ne semblait pas troubler ma nouvelle amie. Elle-même a un œil voilé dû à une cataracte prématurée, hélas inopérable.

Nos singularités nous liaient comme des sœurs.

Clélia riait sans cesse. Sa présence me rendait vraiment heureuse ! J’ai eu quelques camarades auparavant, certaines étaient des enfants de la lune comme moi, mais il m’a été impossible de nouer des liens très forts avec elles. Elles n’étaient ni curieuses ni téméraires, et bien trop effrayées à l’idée de sortir, même la nuit.

La peur inconditionnelle de la lumière a, au contraire de ces filles-là, attisé en moi la soif de découverte et de liberté.

Dans cette cage qu’est ma maison, le temps est un poison. Les heures sont poisseuses. Être coupée du monde rend fou, une lente agonie avec laquelle il faut essayer de vivre.

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Demeurent quelques images brumeuses de ma petite enfance, de l’époque où j’étais encore une fille normale.

Je me souviens d’un après-midi de mars…

L’hiver s’éternisait, mais ce jour-là le soleil brillait. Les cerisiers étaient en fleurs. Leurs pétales roses et blancs virevoltaient dans les airs. Ma mère avait quitté l’hôpital plus tôt que d’habitude. Nous en profitions pour improviser un goûter dans le jardin. Du chocolat chaud et un crumble aux pommes. Le parfum caramélisé des fruits embaumait l’air.

Ma mère m’a tendu une tasse fumante en souriant. Je l’ai entourée de mes mains glacées, et un délicieux frisson a couru le long de ma colonne vertébrale.

Comment aurais-je pu me douter que ces moments-là de pur bonheur me seraient bientôt ravis ?

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Chaque jour, et depuis des années maintenant, une institutrice me donne des cours particuliers à domicile.

J’ai de nombreuses lacunes pour mon âge. La plupart des enseignantes que j’ai connues jusqu’à présent n’avaient pas assez de patience pour m’enseigner dans le détail telle ou telle leçon. Mademoiselle Châtaigner, ma nouvelle institutrice, a chamboulé mon quotidien. Mais surtout, elle m’a fait découvrir le piano !

Celui que nous possédons appartenait à mon grand-père, mais l’instrument était à l’abandon. Mademoiselle Châtaigner a su le ramener à la vie.

Elle en joue à merveille. Ses doigts courent sur les touches d’ivoire avec légèreté. Les yeux clos, le piano devient une partie de son corps. La mélodie m’envoûte, et à mon tour je ferme les yeux.

Le piano m’a permis d’animer quelque peu mon quotidien morne et sans fantaisie dans lequel je suis piégée. J’ai alors réalisé que je n’étais pas complètement maudite, que je pouvais vivre dans l’ombre et apprivoiser cette solitude qui me pesait tant.

Tous les jours, j’affine ma technique. Je commence par des gammes afin de m’échauffer. Lorsque mes mains m’obéissent enfin, que mes articulations ont obtenu un semblant de souplesse, je m’essaie à des morceaux plus complexes.

Parfois, mes doigts dérapent et faussent la mélodie. Je peste et reprends le passage autant de fois qu’il est nécessaire. Mais quel délice, après plusieurs minutes d’acharnement, de les sentir enfin apprivoisés.

Mademoiselle Châtaigner me complimente sur mon jeu qui, il est vrai, ne cesse de s’améliorer. Souvent, je me surprends à rêver d’intégrer le Conservatoire…

Suivant les recommandations de mademoiselle Châtaigner, mes parents m’ont inscrite aux cours de solfège. Pour y participer, je vais porter une étrange combinaison. Un casque spécial et des gants blancs dont le tissu, imperméable aux ultraviolets, est fabriqué par les scientifiques de la Nasa.

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Aujourd’hui est un jour différent.

Je me lève, partagée entre excitation et appréhension. Je me dirige vers la salle de bain. L’eau de la douche me fouette la peau. Je m’habille et descends dans la cuisine.

Ma mère a préparé le petit déjeuner. Elle est assise à table et me demande ce que je souhaite manger. Son sourire me réchauffe le cœur.

La leçon est prévue à 11 heures, ce qui nous laisse le temps de petit-déjeuner tranquillement. Ce matin, l’inquiétude a laissé place à la sérénité. Ma mère me demande comment je me sens. Je lui réponds que je suis impatiente. J’ai peur, mais ça va aller. Je suis confiante.

Je termine mon chocolat chaud et l’aide à débarrasser, puis je vais finir de me préparer. J’enfile la combinaison par-dessus mes vêtements, mes gants blancs et mon casque. Ce n’est pas ce qu’il y a de plus confortable, mais on s’y fait.

10 heures 30. Nous montons dans la voiture. Ma mère allume la radio et chantonne. Elle me paraît si jeune, tout à coup !

L’école de musique n’est pas très loin de la maison, mais elle tenait absolument à m’accompagner pour le premier cours. Elle gare la voiture et nous entrons dans le bâtiment pour nous diriger vers l’accueil.

La secrétaire nous indique le bureau de monsieur Martin, le professeur de solfège, où une voix affable nous invite à entrer.

Monsieur Martin doit avoir le même âge que mademoiselle Châtaigner, tout jeune diplômé. Il me tend une main, que je serre maladroitement. Il me sourit. Maman lui explique je suis atteinte de Xeroderma pigmentosum, et que la lumière du soleil peut être néfaste pour ma peau. Il écoute, l’air grave.

Après réflexion, il nous propose de faire cours dans une salle aménagée du sous-sol, et me demande si je suis d’accord. J’acquiesce d’un hochement de la tête timide.

— Eh bien le cours peut commencer ! Viens avec moi, je vais chercher les autres élèves.

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L’aiguillon de la jalousie m’a lardée la poitrine quand j’ai vu ces adolescents bavarder et rire entre eux, heureux, à la lumière du soleil dans la salle principale. Les regards se sont dirigés vers nous, avant de se concentrer sur moi. J’ai décelé de la peur et de la curiosité dans leurs yeux.

Quelques rires ont fusé, mais je suis restée stoïque.

Monsieur Martin m’a présentée à la classe :

— Voici Éléonore, notre nouvelle recrue !

Il a expliqué que désormais les cours se dérouleraient dans les salles aménagées du sous-sol. Les élèves n’ont pas bronché. Ils ont rangé leurs affaires en silence.

Nous sommes descendus, et j’ai pu me débarrasser de ma combinaison.

Une fille s’est approchée de moi :

— Ça fait cosmonaute, ta tenue, dis-donc…

Il n’y avait pas l’ombre d’une moquerie dans sa voix.

Nous avons ri.