Le ciel est recouvert d’un manteau de nuages couleur coquille d’huître. Il pleut des cordes et le vent souffle fort.
Trempée jusqu’à l’os, je fais couler un bain, retire mes vêtements, puis m’enveloppe dans une serviette chaude.
Je regarde par la fenêtre les gens se réfugier sous leurs parapluies. Certains manquent de se rompre le cou sur les pavés glissants. La cathédrale majestueuse et austère surplombe la ville.
Six semaines déjà, et je sais ce que signifie ce silence, mais je préfère ne pas y penser. J’ai encore le droit de me mentir, non ?
Sans doute est-ce mon imagination un peu trop fertile qui me joue des tours…
La baignoire est à présent pleine. J’y pénètre doucement pour ne pas m’ébouillanter. Je réprime une plainte au contact de l’eau sur ma peau endolorie. Je ferme les yeux et me laisse bercer par le murmure de la pluie sur les toits aux tuiles d’ardoise.
Ambre n’avait jamais été aussi heureuse. Un sentiment viscéral et primitif s’était emparé d’elle à l’instant même où elle avait appris la nouvelle. Cela semblait si irréel, qu’elle avait dû se le répéter un million de fois pour comprendre que c’était bel et bien vrai.
Elle avait tellement attendu, tellement espéré, qu’elle avait fini par ne plus y croire. À présent, elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer les mois à venir. Tout allait définitivement changer, sa vie prenait enfin un sens.
Il n’est pas encore trop tard. Pourtant la peur me paralyse.
Quelque chose m’échappe. J’ai toujours su garder le contrôle sur les événements, sauf cette fois. J’ai honte. Honte d’avoir été aussi insouciante.
Il faut que je réagisse. Le plus tôt serait le mieux. En ai-je la force ? Je me sens si seule. Je suis devenue mon propre fantôme alors que la vie prend forme en moi…
Quand Ambre lui a appris la nouvelle, Victor est resté bouche bée. Ses mains se sont mises à trembler. Elle l’a pris dans ses bras, comme on rassure un petit garçon qui vient de faire un cauchemar.
Les yeux du futur papa se sont embués. Une larme a roulé sur sa joue. Il n’a rien dit, mais Ambre a deviné ses mots tus.
Victor a ressenti au creux de son estomac de l’anxiété mêlée d’allégresse. Il s’est subitement demandé s’il était prêt pour ça. Puis il s’est dit qu’au fond, on savait rarement quand est-ce qu’on l’était.
Sa mère lui avait assuré de nombreuses fois qu’il serait un bon père, peut-être même un peu papa-poule. Le genre de père que tous les enfants rêvent d’avoir.
Toutefois, Victor craignait que l’état précaire de sa compagne pose problème durant sa grossesse. Ambre était si fragile…
Je dois le lui avouer. Je ne peux pas lui mentir plus longtemps.
Je pourrais me cacher, mais il est trop tard.
Combien je redoute l’instant où je verrai son visage se décomposer. J’en ai mal à la tête à force d’y penser.
Et mes maudits voisins qui s’amusent à entretenir mes migraines en tambourinant contre les murs ! Qu’est-ce qu’ils foutent ? Des travaux ? Il faut que j’aille les voir et leur dise de cesser tout ce raffut… Je ne sais même pas qui vit dans l’appartement 111…
J’en suis là de mes réflexions, quand la sonnette de la porte d’entrée retentit.
— J’arrive !
Je sors précipitamment de la baignoire, me cogne le genou et enfile un peignoir éponge.
La sonnerie retentit de plus belle et je répète aussi fort que je peux :
— Oui, ça va, j’arrive !
J’ouvre la porte et découvre un jeune homme brun, mal rasé, les yeux creusés par la fatigue, qui attend sur le seuil.
— Bonjour, excusez-moi de vous déranger… Je…
Il s’interrompt un instant, comme à bout de souffle, avant de reprendre :
— Auriez-vous de l’eau minérale ? J’ai oublié d’en acheter et ma femme est enceinte, c’est mauvais qu’elle boive de l’eau du robinet…
Surprise par sa demande, je reste coite.
— Si vous n’en avez pas, ce n’est pas grave… s’excuse le jeune homme, sur le point de repartir.
— Pardon… oui, je vais vous chercher ça tout de suite.
Je fouille dans le placard de la cuisine et dégotte deux bouteilles d’eau minérale.
— Voilà ! je dis, contente de rendre service pour une fois à un inconnu.
— Merci beaucoup… Oh, je crois que vous saignez…
Je baisse les yeux et m’aperçois que mon peignoir est maculé de sang.
— Ah ! Vous avez raison…
Je lui ferme brusquement la porte au nez, et me précipite vers la salle de bain. J’enlève mon peignoir et constate que mon genou saigne abondamment.
Pas d’eau oxygénée ni de sparadrap dans la maison… J’utilise ma main pour arrêter l’hémorragie, assise sur le carrelage, nue, la jambe ruisselante de sang, pitoyable.
Qu’est-ce que ça fait d’être heureuse ?
J’aimerais avoir ce genre de copain qui va chercher de l’eau minérale chez ses voisins pour sa femme enceinte…
Victor pose les bouteilles d’eau sur la table et dit à Ambre, recroquevillée en chien de fusil par terre :
— Tu vois, tu ne pourras pas dire que je suis un mauvais mari, pas vrai ?
La jeune femme émet un grognement. Groggy, elle se tient le ventre à deux mains, son nez saigne et des marques de coups zèbrent son visage endolori.
— J’espère que tu vas te tenir à carreau maintenant. J’en ai marre que tu te plaignes tout le temps. Sinon… Tiens, sinon je vais draguer la voisine qui m’a l’air très chouette…
D’un geste, il attrape une bouteille d’eau minérale et la casse sur le rebord de la table en guise d’avertissement.
Le sang a cessé de couler. Assise nue sur le carrelage, j’ai froid aux fesses.
Un bruit de verre brisé dans l’appartement des voisins.
— Ah, non ! Ça va pas recommencer ! je m’écrie, furax.