De l’autre côté
de la porte

Aujourd’hui est un jour spécial. Camille, ma mère, a décidé de me présenter à son nouveau petit ami. Pas particulièrement enthousiaste, j’ai néanmoins fait un effort. J’ai discipliné mes cheveux, embelli mon sourire d’un trait de rouge à lèvres mauve, atténué mes cernes à grand renfort de crayon noir. Et, en guise de touche finale : une note de parfum pomme-caramel au creux des poignets. J’ai enfilé une jolie robe noire en dentelle, accordée à des petites ballerines laquées – comme lorsque j’étais enfant.

Camille prend ce rendez-vous très au sérieux. Elle a relevé ses cheveux. Une queue de cheval qui met en valeur ses longues boucles d’oreilles en ambre. Son cou nu laisse entrevoir sa clavicule et ses muscles tendus sous l’effet de l’anxiété. Elle a acheté une nouvelle robe uniquement pour ce dîner. Une de plus ! Une pièce de luxe en soie couleur indigo, garnie de motifs floraux, agrémentée d’un décolleté en corbeille, de manches courtes et bouffantes.

Une robe de petite fille pour souligner sa silhouette trop fine, presque frêle et très inappropriée pour son âge. Elle a enfilé des petites chaussures à talons, très chères elles aussi, et sûrement très inconfortables.

Pourtant, Camille n’a pas besoin de tout ce cérémonial pour séduire un homme. Elle est belle quoi qu’elle porte. Elle n’est pas si vieille, la trentaine à peine dépassée.

Camille m’a eue très tôt. Nous avons à peine quinze ans d’écart. En vérité, elle n’est pas une mère comme les autres, mais davantage une grande sœur.

Et puis, on ne se ressemble pas. Je n’ai ni ses yeux clairs, ni sa peau blanche… Je tiens de mon père.

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Camille a dressé la table dans la salle à manger. C’est rare. Elle a sorti la vaisselle de la grand-mère – assiettes en porcelaine et argenterie. Rien à voir avec nos habituels repas dans la cuisine.

Tout est prêt bien avant l’heure. Elle a vérifié une énième fois les couverts avant de surveiller la cuisson du poulet. Elle marmonne pour elle-même : « Surtout, pas de vin blanc dans la sauce. Il déteste l’alcool. »

Appuyée contre l’encadrement de la porte, me retenant de rire, je la regarde faire, avant de remonter dans ma chambre et de m’étaler sur mon lit afin de consulter mon téléphone portable. Aucun message. Aucun signe de lui. Depuis plusieurs jours déjà. Ce n’est peut-être pas une mauvaise chose.

Celui-là, je n’arrive pas à me le sortir du crâne. Lui seul s’occupait de moi avec autant d’attention, entre douceur et animalité, et lui seul m’embrassait de cette façon – de longs baisers suaves et tendres, qui me tétanisaient.

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La sonnerie de la porte d’entrée retentit. Le petit ami de ma mère est arrivé en avance. Un véritable gentleman, dis donc !

Je descends l’escalier sans trop me presser et soudain, je me fige.

Cette voix, grave et chaude. Ce rire… Ma main se crispe sur la rambarde. Je ne veux pas y croire !

Je m’avance, lentement, jusqu’au salon. Il est là, assis dans mon canapé, un verre de soda à la main.

Camille, tout sourire, se retourne vers moi en m’entendant arriver :

— Je te présente ma fille ! s’exclame-t-elle joyeusement.

Il me considère en m’examinant des chevilles jusqu’à la pointe des cheveux. Puis il se lève et vient m’embrasser les deux joues, s’attardant un peu trop sur chacune d’elles.

J’ai un haut-le-cœur.

Il murmure d’une voix aussi calme qu’effrayante :

— Enchanté.

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Comme une idiote, je me vois lui sourire et incliner la tête de côté.

— Anna, ça ne va pas ? s’inquiète ma mère, qui a décelé mon trouble.

— Non, ça va… je réussis péniblement à articuler.

— Alors passons à table ! s’écrit-elle.

Elle se précipite à la cuisine chercher les plats, tandis qu’il s’installe à table et que je l’observe d’un œil rond.

Ses éternelles baskets, un jean bleu clair assorti à un haut bleu nuit, le col en V. Le haut de son torse duveteux vaguement perceptible, une barbe de plusieurs jours. Un corps imposant, un physique d’ours.

J’ai la nausée. Fébrile, je m’assois et fixe la corbeille à pain, comme si elle seule pouvait m’aider à me sortir de cet affreux cauchemar.

Aucun endroit où me réfugier. Mais pourquoi est-ce que je ne dis rien ?

Camille déboule, les bras encombrés de poulet rôti et de pommes de terre à la sauce au miel. Elle dépose le plat fumant sur la table et nous sert. Lui en premier, bien entendu. Puis elle se tourne vers moi :

— Une cuisse, Anna ?

J’acquiesce. Surtout, ne pas la regarder.

— Ça va, le lycée ? il me demande subitement.

Je n’en reviens pas. C’est impossible. Je joue avec la cuisse de poulet pour me donner une contenance. La triture. La décortique. Je ne peux pas rester assise, là, comme si rien n’avait jamais existé.

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— Tu n’as pas faim ? demande ma mère.

J’approche machinalement la fourchette de ma bouche et essaie d’avaler un minuscule morceau de poulet qui, comme un sanglot, reste bloqué dans mon œsophage. Je peine à déglutir.

Subitement, je me lève et rattrape la chaise in extremis. J’entends la voix de Camille, sans rien y comprendre. Je me précipite aux toilettes, m’enferme à clé et vomis.

Quelqu’un, ma mère sûrement, frappe à la porte.

— Ça va ça va, je murmure. Juste un peu mal au cœur…

À genoux, la tête dans la cuvette, les mains autour de mes flancs, j’attends qu’elle parte.

Les pas s’éloignent, et je m’empresse de rejoindre ma chambre.

L’a-t-elle fait exprès ? Non, elle n’est pas au courant que son petit ami et moi, nous… Mon Dieu ! Et lui, savait-il qui était Camille ?

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Mes tempes sont bouillantes. Je me réveille ankylosée. Je consulte mon portable : 1 heure 37.

Ma tête est lourde, je suis obligée de la maintenir pour calmer la sensation de vertige, ainsi que les nausées qui l’accompagnent.

Combien de temps ai-je dormi ? Soudain, je prends conscience de bruits… leurs soupirs, dans la chambre de ma mère. J’en tremble. Je reconnais sa voix, un murmure.

Je me lève. Je veux savoir ce qu’il lui dit. Devant ma porte, les mains moites, je tourne la clé dans la serrure.

J’avance d’un pas. La distance qui sépare la chambre de Camille à la mienne. Je colle une oreille contre la porte. Je n’entends pas ce qu’il lui dit. Ça me répugne.

Je n’arrive pas à pleurer. Je me mets à genoux et regarde par le trou de la serrure. Ma mère s’est blottie contre lui et il l’enlace tendrement.

Je me relève en titubant et j’ignore comment je réussis à atteindre mon lit et à m’endormir. J’aimerais ne jamais me réveiller.