Samuel sent l’amande.
Allongée sur le dos, son bras droit autour de moi, ma tête au creux de son cou. Peaux moites. Respirations lentes et paisibles. Membres aériens, comme étrangers au reste du corps.
Je lève la main gauche vers le plafond et m’étire. Sa bouche se pose au coin de mes lèvres. Flottement. Silence.
Il caresse le dos de ma main gauche. L’effleure du bout des doigts, comme si la plaie allait soudain se mettre à saigner. Des frissons. Je ferme les yeux.
Samuel me demande :
— Ça vient d’où, cette marque ?
Son index suit la légère boursouflure de la cicatrice.
— Le jeu de l’alphabet, je dis en souriant.
C’était en troisième, durant la pause de 15 heures, avec deux copains de classe, Augustin et François. Près d’une dizaine d’années auparavant… Je me sens vieille, soudain. Qu’est-ce qu’on pouvait être bêtes à cet âge ! Pourtant, c’est la plus belle période de toute ma vie. Grâce à tous les fous rires partagés et à la complicité que nous avions tous les trois.
Cet après-midi-là, juste avant le cours de physique, François nous a proposé de jouer à un jeu. Peut-être s’ennuyait-il ou peut-être était-il un peu sadique… Quoi qu’il en soit, j’ai voulu essayer. J’étais enthousiaste sans trop savoir pourquoi. Augustin aussi.
Le principe était simple : donner un prénom correspondant à la lettre citée. Le plus vite possible, pendant que l’autre nous frotte le dos de la main, avec une pièce ou le pouce. François n’avait pas de monnaie sur lui…
Je me suis portée volontaire pour commencer. J’ai tendu ma main gauche. François a récité l’alphabet. L, O et Z m’ont donné du fil à retordre. Mon souhait : trouver des prénoms originaux et atypiques avec des sonorités tantôt suaves tantôt râpeuses.
François n’a pas cessé une seconde de gratter tandis que je réfléchissais. Ça ne faisait pas vraiment mal, finalement, alors j’ai pris mon temps.
L pour Lyra, O pour Octave, Z pour Zachary.
À son tour, Augustin lui a présenté sa main gauche pour jouer. La cloche a sonné quelques instants après. Nous sommes retournés en cours, un peu grisés, comme si nous venions de sceller un pacte.
Samuel se moque gentiment de moi.
— T’es mignonne.
Il m’embrasse le haut du front et me propose de prendre une douche. Sans attendre ma réponse, il file dans la salle de bain faire couler l’eau. Je l’y retrouve.
Je dépose un baiser dans sa nuque, du bout des lèvres.
Il entre dans la douche. Je le suis. L’eau brûlante picote contre ma peau transie.
Je me blottis tout contre lui. Ferme les yeux. Mon cœur tambourine. Je voudrais tellement plus, mais je n’ai pas le droit de me plaindre. C’est précisément ça que je recherchais, non ?
Ces gestes attendrissants, ces baisers, au début, ça me convenait. J’étais fière qu’un homme de son âge s’intéresse à moi.
Tout a débuté par un compliment anodin. Je venais récupérer une commande à la librairie. J’étais sortie plus tôt du boulot, incapable de me concentrer sur mon travail.
C’était un mardi, en fin d’après-midi. J’avais des difficultés à garder les yeux ouverts. Tout ce que je souhaitais : dormir.
D’une voix traînante, je l’ai salué et j’ai demandé mon livre en indiquant mon nom et mon prénom.
— Joli prénom, il a dit.
J’ai souri. Je me souviens vaguement l’avoir regardé. J’ignorais si ce compliment sous-entendait quelque chose. Dans mon état normal, je serais restée et j’aurais sympathisé avec ce beau libraire.
Si je m’attarde un peu sur les mécanismes du hasard, les coïncidences, les chassés-croisés, les millions de petits détails qui provoquent une rencontre, je suis effrayée. Ça ne tient qu’à très peu de choses. Un changement d’habitude. Un regard un tantinet distinct. Une discussion prolongée.
Si j’avais su, si j’avais su…
Ces derniers temps, je n’arrive pas à profiter pleinement des instants avec lui. Des pensées parasites gangrènent mon quotidien. Je suis encore trop ancrée dans le passé. À trop me rappeler ce que certains ont fait de mal.
Si celui-ci l’a fait, pourquoi celui-ci ne le ferait-il pas ?
— Ça ne va pas ? demande Samuel, tandis que je lui frotte le dos.
— Si, si, je mens.
Penser à autre chose. Cesser de tergiverser.
Samuel sort de la douche le premier et me tend une serviette. Je m’enroule dedans en contemplant mes pieds, tandis que l’eau s’écoule dans le siphon.
Je m’habille aussitôt sortie de la douche.
— Tu ne veux pas rester, t’es sûre ?
— Oui.
J’enfile mes chaussures, il met son manteau, et nous regagnons la voiture.
L’air de la nuit est agréable, vivifiant. Ça sent le pin et la pluie. Ça sent les restes de barbecue. Ça sent l’été.
Cette odeur me ramène des années en arrière, lorsque je vivais encore en Normandie.
Les soirs d’été avec Chloé, ma meilleure amie, nous restions des heures dehors, bien après le coucher du soleil.
Son père avait installé un gigantesque portique près du cerisier massif trônant au milieu du jardin. Lorsque nous montions sur les balançoires, nos jambes ne touchaient plus le sol. Nous nous élancions dans les airs le plus loin possible. Nous criions à pleins poumons les noms de nos chats disparus, de nos amoureux secrets, ou encore des mots abracadabrants inventés de toutes pièces.
Juste avant que la nuit ne tombe, son père faisait cuire des grillades – saucisses, brochettes, côtes de bœuf et d’agneau.
Mes parents aussi étaient de la fête. Nos mères, toujours élégantes, maquillées et coiffées, portaient de belles robes de couleurs.
Les adultes riaient fort en dégustant du vin rouge. Les enfants grignotaient des gâteaux salés. Les petits jouaient entre eux et les grands faisaient de même.
Nous attrapions des hannetons qui voletaient autour de nos têtes. Nous nous racontions des histoires à dormir debout.
Nous montons en voiture, Samuel et moi.
Il roule prudemment en évitant d’écraser les faisans et les lapins qui s’égarent sur la route. Je regarde par la fenêtre, et réalise que l’époque des joies si facilement accessibles et si légères est bel et bien révolue.
À présent, il ne se passe pas un seul instant sans que je ne me pose des questions sur l’existence. Ce doit être ça, être adulte… et c’est incroyablement triste.
Une fois encore, je me demande ce que je fais là, avec cet homme trop vieux pour moi, et que je connais à peine. Pourtant, je sais que demain, mon envie de le revoir sera encore plus vive que la veille.
François, Augustin et moi avons rejoint nos places à temps avant que le prof ne s’aperçoive de notre absence. Ma main devenait écarlate, du sang perlait. Une douleur aiguë me lançait dans tout le bras, un bourdonnement sourd et croissant.
— Tu devrais désinfecter la plaie, me conseilla François.
J’ai haussé les épaules. Cette sensation de brûlure me faisait vibrer. Je la sentais électriser mon corps entier.
— Ne t’en fais pas, va. Ça cicatrisera tout seul.
François n’a pas insisté.
Le soir, la blessure avait doublé de volume. Chairs à vif. Teinte bleu violacé. Mais je n’ai pas pris la peine de la passer sous l’eau froide.
Au cours du repas, ma mère n’a rien remarqué. Elle avait, une fois de plus, mis la table pour trois. Les yeux rivés sur le poste de télévision, elle ne décrochait pas un mot. Seul son corps attestait de sa présence. Un spectre. Comme tous les soirs depuis qu’il était parti.
Samuel se gare juste devant le portail et coupe le moteur. Je retire ma ceinture, vient me coller à lui et l’embrasse. Il me serre contre lui de toutes ses forces. J’aimerais qu’il me brise les os, que je n’aie pas à rentrer chez moi, plus à penser ni à respirer.
Il relâche son étreinte et me repousse doucement en baissant les yeux.
— Écoute Malorie, je… je vois quelqu’un d’autre.
J’ai l’impression d’avoir des morceaux de verre dans la bouche. Je hoche la tête en tentant d’ingurgiter l’information, mais, au fond, je m’en doutais.
Je descends de la voiture. Mes tempes bouillonnent. Il ne me retient pas, ne me dit pas au revoir. Il referme la portière que j’ai laissée ouverte, et redémarre.
J’observe la voiture qui s’éloigne, hébétée. Il fait nuit noire, le vent est glacial. Je prends mon portable et compose le numéro.
— Allô, papa ?
« Bonjour, vous êtes bien sur la messagerie d’Antoine Bello. Je ne suis pas disponible pour le moment, merci de me laisser un message et je vous rappellerai dès que possible. »