Hillary contre Barack

« Bien que nous n’ayons pu briser cette fois-ci le plus haut et le plus résistant des plafonds de verre, il a reçu grâce à vous 18 millions de fissures. Et la lumière brille à travers lui comme elle ne l’a jamais fait. »

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Le lancement officiel de la candidature d’Hillary en 2008 a été éclipsé par celui de Barack Obama.

Un faux départ ? Pas exactement. Mais force est de constater que la première fois qu’Hillary s’est lancée à l’assaut de la Maison-Blanche, sa campagne n’a pas démarré sur les chapeaux de roue. Ça s’est passé le 20 janvier 2007.

L’idée n’était pas mauvaise : pour être dans le coup, la politicienne, alors âgée de 59 ans, avait décidé d’opter pour le Web. Hillary 2.0, en quelque sorte. Elle a diffusé sur son site une vidéo de tout près de deux minutes dans laquelle elle disait vouloir lancer une « conversation » avec les Américains, « pas seulement une campagne ».

Le hic, c’est qu’à part l’utilisation d’Internet, l’annonce en soi n’avait rien de révolutionnaire. Rien non plus d’enthousiasmant. On y voyait Hillary assise sur un sofa beige. Son épaule droite reposait sur un coussin beige. Les murs et le rideau derrière elle étaient aussi beiges. Une porte vitrée laissait entrer la lumière du soleil dans la pièce de façon très discrète.

Tout semblait avoir été étudié pour que le décor soit le plus aseptisé possible. Hillary, qui ne semblait pas parfaitement à l’aise – elle était pourtant dans sa maison, à Washington ! –avait l’air figé d’une maîtresse d’école qui débite une leçon apprise par cœur.

Pourtant, la candidature d’Hillary n’était pas banale. Jamais une femme n’avait été aussi susceptible d’être élue présidente des États-Unis. Et les Américains étaient convaincus que leur pays, sous la gouverne de George W. Bush, allait dans la mauvaise direction. Ils avaient soif de changement. Mais ce jour-là, il n’y avait rien d’électrisant dans la proposition de la politicienne démocrate.

Même son slogan initial – « J’y vais et j’y vais pour gagner » – sonnait faux. Il ne faisait d’ailleurs pas l’unanimité au sein de son équipe. Et il aura manqué son but.

Bien sûr, comme prévu, l’annonce a eu un écho considérable. Hillary est un monstre sacré. Il ne pouvait en être autrement. Et, à sa décharge, Barack Obama avait, quelques jours plus tôt, diffusé une vidéo guère plus excitante. Il y annonçait, comme Hillary, la formation d’un « comité exploratoire » pour sa candidature. Mais moins d’un mois plus tard, il allait faire les choses en grand. Il officialisait sa quête improbable en grande pompe, réunissant plus de 15 000 personnes à Springfield, en Illinois, ville où a vécu et œuvré nul autre que le 16e président américain, Abraham Lincoln.

Les stratèges d’Hillary auraient dû, dès lors, se douter que leur rival était redoutable. Que faisaient-ils alors que se mettaient en place les conditions qui allaient permettre à Barack Obama de l’emporter ? Ils se querellaient. Les journalistes qui ont enquêté sur les causes de la défaite d’Hillary sont unanimes : l’animosité chez les responsables de la campagne de la candidate démocrate était telle que le chaos allait devenir, pour eux, quelque chose de normal. Les tiraillements, les désaccords, les règlements de comptes… Un peu comme si les marins du Titanic n’avaient jamais cessé de s’engueuler pendant toute la durée du naufrage…

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De tous les États américains, l’Iowa est probablement celui qu’Hillary déteste le plus.

De prime abord, on peut se demander pourquoi un petit État rural situé au cœur du Midwest américain irrite une politicienne de la trempe d’Hillary Clinton.

Pour mieux le comprendre, une explication s’impose d’entrée de jeu. Même si, avec ses trois millions d’habitants, l’Iowa fait figure de poids plume aux États-Unis, il joue un rôle disproportionné dans le processus de sélection des candidats démocrate et républicain qui se disputent la présidence tous les quatre ans.

Les caucus de l’Iowa représentent, depuis quelques décennies, la première étape de ce processus. Les primaires du New Hampshire en sont la deuxième et l’ordre dans lequel les électeurs des autres États votent peut ensuite varier légèrement au fil des ans.

L’Iowa donne donc généralement le ton au reste de la course.

Le 3 janvier 2008, date de la première étape de la course au leadership du Parti démocrate cette année-là, Hillary a passé une nuit « atroce » en Iowa. Elle y a subi une dégelée. Elle a terminé en troisième place, avec 29,4 % des voix. Barack Obama a fini bon premier (37,6 %), suivi du sénateur de la Caroline du Nord John Edwards (29,7 %).

Les stratèges de l’équipe d’Obama avaient compris qu’ils devaient mettre tous leurs œufs dans le même panier. Qu’il fallait faire de l’Iowa une priorité. Ils ont mis en place une équipe, sur le terrain, d’une efficacité redoutable pour convaincre les électeurs de miser sur leur poulain, mais aussi pour faire sortir le vote.

Au contraire, les stratèges d’Hillary ont négligé l’Iowa. Si bien qu’ils ont senti rapidement, au début de 2007, que la victoire était en train de leur glisser entre les doigts. Ce qu’ils ont fait ? Plutôt que de rectifier le tir et d’accorder rapidement les ressources nécessaires, ils se sont mis les pieds dans les plats. L’un des responsables de l’équipe a expédié un mémo interne dans lequel il suggérait de jeter l’éponge en Iowa pour se concentrer sur les autres étapes de la course au leadership. Cette suggestion a été rejetée sèchement par les autres stratèges. Pas question d’abandonner dans un État aussi important. Mais le mal était fait : le mémo s’est tout de même retrouvé entre les mains des journalistes. Ce qui n’a fait que renforcer la désaffection des électeurs du petit État pour Hillary.

La candidate elle-même semblait réticente à faire campagne sans relâche en Iowa. Elle détestait l’État avant même d’y avoir été vaincue, ont affirmé certains journalistes. Notamment parce qu’elle avait appris que jamais on n’y avait voté pour élire une femme au Congrès américain (la disette a pris fin en 2014 lorsque la républicaine Joni Ernst a été élue au Sénat) ou au poste de gouverneur de l’État. Qui plus est, les démocrates en Iowa sont reconnus pour leur pacifisme. Le vote d’Hillary sur la guerre en Irak était donc un sérieux handicap.

En somme, pour Hillary, faire campagne en Iowa était comme assister à un mauvais, très mauvais film sans pouvoir quitter la salle de cinéma.

Sur le terrain, à la fin du mois de décembre 2007 et au début du mois de janvier 2008, d’entrevue en entrevue, on sentait bien que le vent avait tourné en faveur de Barack Obama. D’anciens partisans d’Hillary avouaient sans détour qu’ils avaient décidé de rompre avec celle qui était jusqu’ici leur choix numéro un. Le message de changement de Barack Obama avait fait mouche.

Comme Judy Aycock. Cette dame de 60 ans se rendait compte qu’elle ne verrait peut-être pas de femme à la présidence de son vivant, mais elle ne voulait pas qu’Hillary succède à George W. Bush, qui avait lui-même succédé à Bill Clinton. « Vingt ans pour deux familles ! Je pense que c’est trop », avait-elle lancé.

Les responsables de la campagne d’Hillary ont compris sur le tard qu’il fallait traiter aux petits oignons les électeurs de l’Iowa, répondre à leurs préoccupations et soulager leurs inquiétudes. À l’automne 2007, trois mois avant la soirée des caucus, ils se sont mis à accorder à l’État l’attention qu’il méritait et à y dépenser sans compter. Ils finiront par y investir 30 millions de dollars. Mais il était trop tard. Faire campagne en Iowa n’a rien d’un sprint. Il s’agit d’un marathon.

La trajectoire empruntée par la campagne d’Hillary depuis plus d’un an n’était pas la bonne et l’accident était inévitable. L’échec en Iowa, point de départ de la course démocrate, a prouvé que la politicienne n’était pas invincible. Les conséquences de ce dérapage ont été désastreuses.

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Les sanglots d’Hillary lui ont vraisemblablement permis de freiner l’ascension de Barack Obama.

Il n’existe pas de traité sur l’utilisation des larmes en politique. Mais s’il en existait un, on pourrait affirmer sans crainte de se tromper qu’Hillary l’a lu. C’est que la politicienne, qui a versé si peu de larmes en public au cours de sa carrière, a sangloté à un moment crucial de la course à la Maison-Blanche. C’est aussi que ces sanglots, quelques jours après sa défaite lors des caucus de l’Iowa, semblent avoir donné un élan inespéré à sa campagne. Nous écrivons « semble », car on ne saura jamais ce qui a véritablement poussé les électeurs du New Hampshire – État où se déroule la deuxième étape de la course au leadership démocrate – à voter en masse pour elle et à infliger un revers inattendu à Barack Obama. Mais la plupart des analystes ont estimé qu’il y avait bel et bien eu un lien de cause à effet entre les sanglots d’Hillary et sa victoire.

L’événement s’est produit le 7 janvier 2008, soit la veille du jour du scrutin dans ce petit État de la Nouvelle-Angleterre. Hillary rencontrait une poignée de militantes dans un petit café de Portsmouth, ville côtière de quelque 20 000 habitants. Une des femmes sur place, Marianne Pernold Young, photographe âgée de 64 ans, lui a demandé comment elle arrivait, jour après jour, à se lever pour faire campagne sans relâche. La question, en fait, était plutôt décousue. Jugez-en par vous-même : « Comment sortez-vous de la maison chaque jour… Je veux dire… En tant que femme, je sais comment c’est difficile de sortir de la maison… De se préparer… Qui s’occupe de vos cheveux ? »

Pourtant, c’est cette question a priori banale qui a bouleversé la politicienne. « Ce n’est pas facile, ce n’est pas facile. Et je ne pourrais pas le faire si je ne croyais pas passionnément à ce je fais », a-t-elle répondu, fermement, sans broncher, presque mécaniquement, fidèle à son habitude.

Puis, après une courte pause, sa voix s’est étranglée. « Ce pays m’a donné tant de chances que je ne veux pas que nous revenions en arrière », a-t-elle ajouté en ravalant un sanglot. Et d’ajouter, la voix toujours empreinte d’émotion : « C’est quelque chose de très personnel pour moi... ce n’est pas seulement une affaire politique... »

L’incident a été d’autant plus remarqué qu’Hillary n’a jamais été reconnue pour sa sensibilité, ni pour sa fragilité. Au contraire, au fil des ans elle a démontré qu’elle faisait partie de cette catégorie de femmes fortes et déterminées que rien ne semble pouvoir arrêter.

Ce jour-là, Obama était crédité d’une avance d’au moins 10 points de pourcentage au New Hampshire, selon les sondages. Le lendemain, Hillary effectuait une remontée spectaculaire, obtenant 48 % des voix, soit un point de pourcentage de plus que son rival. Elle devenait la première femme de l’histoire des États-Unis à avoir remporté des primaires lors de la course au leadership d’un des deux grands partis.

La recette de son succès ? Les femmes. Quelque 46 % d’entre elles ont voté pour Hillary, contre 34 % pour Obama. Et 57 % des habitants du New Hampshire qui ont voté lors des primaires étaient des femmes.

Au lendemain de ce triomphe, lors d’une entrevue, Marianne Pernold Young semblait convaincue que sa question et les sanglots d’Hillary avaient privé Barack Obama d’un triomphe. « Le soir même, trois amies m’ont téléphoné pour me dire qu’elles avaient vu Hillary (pleurer) à la télé et qu’elles avaient changé d’idée. Qu’elles allaient voter pour Hillary plutôt qu’Obama », nous a-t-elle raconté.

Cette victoire inespérée – et surtout la défaite en Iowa – a poussé la candidate à faire un grand ménage à la tête de son équipe de campagne. Elle a, entre autres, écarté son stratège en chef Mark Penn. Ce dernier avait toujours soutenu qu’il ne fallait pas chercher à humaniser la candidate. Miser sur « un mélange de force et de leadership » plutôt que sur l’authenticité.

L’impact des sanglots d’Hillary lui a, rétrospectivement, donné tort.

un peu d’histoire

Un modèle : Margaret Thatcher

Le stratège de la campagne d’Hillary, Mark Penn, estimait que la politicienne devait s’inspirer de la première ministre britannique Margaret Thatcher, en poste pendant 11 ans, de 1979 à 1990. Architecte d’une « révolution conservatrice », passionnément anticommuniste, elle s’est révélée aussi déterminée qu’inflexible. On l’a surnommait d’ailleurs la Dame de fer. « Nous sommes plus Thatcher que n’importe qui d’autre, aurait affirmé Mark Penn. Nous voulons intimider. »

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Le sénateur de la Caroline du Nord, John Edwards, a volontairement nui à Hillary.

L’histoire ne sera pas tendre envers John Edwards. Et Hillary ne le sera pas non plus. Sénateur de la Caroline du Nord de 1999 à 2005, cet ancien avocat a connu son heure de gloire en 2004. Il a alors été choisi candidat à la vice-présidence des États-Unis par le démocrate John Kerry, qui allait mordre la poussière contre George W. Bush. Quatre ans plus tard, John Edwards décide de tenter sa chance et de se mesurer à Hillary et à Barack Obama. Il se rend vite compte qu’il ne fait pas le poids. Mais il décide de demeurer dans la course jusqu’au 30 janvier 2008, vraisemblablement par calcul politique. Il tentera à plusieurs reprises de se négocier un poste dans l’administration de Barack Obama alors que la course à l’investiture du Parti démocrate n’est même pas terminée.

En prenant son temps avant de jeter l’éponge, il savait qu’il nuisait à Hillary. Il récupérait une partie des votes des Blancs de la classe ouvrière qui auraient autrement donné leur appui à Hillary. Parallèlement, lors des débats, ce bon orateur s’en prenait à la candidate démocrate, sans esquinter Barack Obama. Il avait choisi son camp. Mais le pari de John Edwards n’a jamais été payant. Il est tombé en disgrâce quelques mois après son retrait de la course. Il a été forcé de reconnaître publiquement qu’il fréquentait une autre femme – à qui il avait fait un enfant – alors que son épouse, Elizabeth, luttait contre le cancer du sein, ruinant du même coup son avenir politique.

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Bill Clinton a contribué à l’échec de sa femme en 2008.

Bill Clinton est le politicien américain le plus redoutable de sa génération. Cela n’a jamais fait de doute. C’est pourquoi affirmer qu’il a contribué à la défaite de sa femme lors de la course à la Maison-Blanche, en 2008, est en soi un paradoxe qui nécessite des explications. Mais c’est un paradoxe indéniable.

L’ancien président américain, d’ordinaire connu pour son optimisme et sa bonne humeur, dégageait cette fois une énergie négative. On le sentait frustré. Impatient. Aigri. Il a tenu à plusieurs reprises des propos controversés qui n’ont pas manqué de faire la manchette (donc de nuire à sa femme) et de susciter la désapprobation de nombreux politiciens démocrates.

L’une des plus retentissantes bourdes de Bill a été d’associer l’expression « conte de fées » aux succès de Barack Obama. Il avait déjà fait savoir à quel point il en voulait aux médias qui, selon lui, étaient nettement plus durs avec sa femme qu’avec Obama, tout particulièrement au sujet de l’Irak. Le vote d’Hillary en faveur de la guerre, en 2002, la hantait sur une base régulière. Obama, lui, avait fait part de son opposition à cette « guerre stupide » au même moment. Cela dit, deux ans plus tard, alors qu’il briguait un siège au Sénat américain, le politicien de Chicago était moins tranchant. Il a même affirmé ne pas savoir s’il se serait prononcé pour ou contre la guerre s’il avait siégé au Congrès lors du vote en 2002.

Son éloquent discours contre la guerre en Irak est toutefois ce qui a marqué les esprits. C’est ce que Bill Clinton n’a jamais été capable d’accepter. Et c’est ce que ce dernier a dénoncé devant des partisans d’Hillary au New Hampshire. Après sa tirade, il a lancé : « Cette affaire est le plus formidable conte de fées que j’ai jamais vu. »

La réplique n’allait pas tarder. « Qu’il s’attaque à Obama en parlant de conte de fées, qu’il l’appelle un gamin, comme il l’a fait la semaine dernière, c’est une insulte. En tant que Noire américaine, je trouve ces mots et le ton très déprimants », a rétorqué Donna Brazile, une conseillère démocrate réputée qui faisait partie de l’équipe de campagne de Bill Clinton en 1992 et en 1996.

Elle n’a pas été la seule à s’offusquer. Même Ted Kennedy, le vieux lion du Sénat, frère de John et de Robert, a senti le besoin de donner un coup de fil à Bill pour lui dire qu’un tel comportement était inacceptable (il allait plus tard, officiellement, accorder son appui à Barack Obama).

Mais ce vent de critiques allait se transformer en ouragan à la fin du mois de janvier 2008, à l’issue de la quatrième étape de la course au leadership démocrate, soit les primaires de la Caroline du Sud. Car Bill n’allait pas se taire. Ni mettre de l’eau dans son vin.

Le triomphe de Barack Obama lors de ce scrutin a été incontestable. Il a été déclaré gagnant avec 55 % des voix, plus du double de ce qu’a récolté Hillary (27 %). Le jour de ce scrutin, une énième sortie intempestive de Clinton avait été rapportée par les médias et était diffusée en boucle sur les réseaux d’information continue.

Il a tenté de minimiser la victoire anticipée de Barack Obama en affirmant que le pasteur Jesse Jackson avait lui aussi gagné les primaires de la Caroline du Sud en 1984 et en 1988 lorsqu’il était candidat à la Maison-Blanche. Traduction : Obama, tout comme Jackson à l’époque, est un candidat marginal qui a su bénéficier du vote de la communauté noire de l’État.

L’influence néfaste de Bill Clinton sur la campagne de sa femme a été abondamment commentée. Ce qui est passé sous le radar, toutefois, c’est l’impact négatif de l’ancien président sur l’attitude de sa femme. Difficile à mesurer, sans aucun doute. Mais avéré. Et rapporté notamment dans un article qui, publié dans le magazine Vanity Fair au cours de la campagne, a fait grand bruit. Le titre : « Air Fuck One » ! Le sujet : les frasques de Bill Clinton et leur effet sur la campagne de sa femme.

L’auteur de ce texte, le journaliste Todd Purdum, raconte comment un conseiller senior d’Hillary lui a expliqué que la colère de Bill Clinton manifestée depuis le début de la campagne « alimente » celle de sa femme. L’ex-président pouvait entre autres être irrité parce qu’il trouvait que les architectes de la campagne ne faisaient pas du bon boulot. Ou parce qu’il estimait que Barack Obama avait droit à un traitement de faveur de la part des médias. Et, bien évidemment, son pouvoir de persuasion étant toujours aussi efficace, il arrivait à convaincre la candidate du bien-fondé de ses récriminations. Il propageait son mécontentement tel un virus.

Dans un autre ordre d’idées, l’article exposait ses sautes d’humeur, son narcissisme et rapportait, avec moult sous-entendus, ses rencontres avec des femmes d’un bout à l’autre des États-Unis. Il faisait aussi référence à quelques relations douteuses développées au fil des ans avec certaines personnes qualifiées de « radioactives ». Notamment le milliardaire Ron Burkle, qualifié de playboy. L’intérêt de ce sexagénaire pour les jeunes femmes était bien connu. D’où le fait que certains ont surnommé son jet privé… Air Fuck One.

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Hillary a elle-même commis de douloureux impairs, notamment en évoquant, de façon très maladroite, l’assassinat de Robert F. Kennedy.

La course à l’investiture du Parti démocrate en 1968 a été effroyablement tragique. Robert F. Kennedy, frère de feu le président John F. Kennedy, a été assassiné le 5 juin, au lendemain de sa victoire lors des primaires de la Californie. Il était dans le peloton de tête. C’est finalement le vice-président des États-Unis, Hubert Humphrey, qui triomphera chez les démocrates.

Cette course à l’issue imprévisible a été citée par Hillary en 2008 quand on lui a demandé pourquoi elle ne concédait pas la victoire à Barack Obama. « Mon mari n’a pas décroché l’investiture de 1992 avant d’avoir remporté la primaire de la Californie vers le milieu de juin, n’est-ce pas ? Nous nous souvenons tous que Bobby Kennedy a été assassiné en juin en Californie », a-t-elle dit. Plusieurs ont compris qu’elle faisait référence à l’éventuel assassinat de son rival.

Hillary s’est en fait mis les pieds dans les plats à plus d’une reprise au cours de sa campagne. Une autre des gaffes qui a fait couler beaucoup d’encre a été son interprétation pour le moins romancée de son séjour en Bosnie, en 1996. Elle allait rendre visite à l’époque, en tant que première dame du pays, aux soldats américains sur place. Lors de la course à la Maison-Blanche, elle a évoqué son arrivée dans ce pays de façon dramatique, à plus d’une reprise. « Je me souviens de notre atterrissage sous le feu des snipers », expliquait-elle, précisant qu’elle avait dû « courir la tête baissée » vers le véhicule qui l’attendait. Le hic, c’est qu’une vidéo de l’événement est disponible. Diffusée par le réseau CBS, qui l’accompagnait lors de ce voyage, elle montre notamment Hillary, souriante, en compagnie de Chelsea qui serre la main à une enfant. « Bon, je me suis mal exprimée », a fini par admettre la candidate.

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C’est une défaite contre Barack Obama en Caroline du Nord qui a été le clou dans le cercueil de la campagne d’Hillary.

La course entre Hillary et Barack Obama a été extrêmement serrée. Les électeurs de plus de 40 États (sur 50) ont voté avant qu’on puisse affirmer hors de tout doute qu’Hillary allait être battue. Voici l’histoire de cette défaite, en dix États.

1. Iowa

Au début de la course au leadership, bon nombre d’analystes prédisaient le couronnement d’Hillary. Sa troisième place aux caucus de l’Iowa, le 3 janvier 2008, derrière Barack Obama et John Edwards, a démontré pour la première fois que la candidate n’était pas infaillible.

2. New Hampshire

Revirement spectaculaire. Les électeurs du New Hampshire avaient jadis remis la campagne de Bill Clinton sur les rails. Le 8 janvier 2008, ils font la même chose pour Hillary.

3. Nevada

C’est au tour des électeurs du Nevada de se prononcer, dans le cadre de caucus, le 19 janvier 2008. Bill Clinton fait campagne sans relâche dans l’État où se trouve la ville du… vice. Avec succès. Il s’agit d’une deuxième victoire pour Hillary.

4. Caroline du Sud

Une raclée. C’est ce que fait subir Barack Obama à Hillary en Caroline du Sud, quatrième étape de la course au leadership, le 26 janvier 2008. Il triomphe avec 55 % des voix contre 27 % pour Hillary et 18 % pour John Edwards.

5. Californie

La cinquième et plus importante étape de la course se déroule le 5 février 2008. Pas moins de 23 États organisent ce jour-là des caucus et des primaires. Hillary triomphe en Californie, État le plus peuplé, mais, globalement, les deux rivaux obtiennent à peu près le même nombre de victoires et de délégués (ce sont eux qui, officiellement, déterminent le gagnant de la course).

6. Washington

Des primaires et caucus se déroulent dans trois États le 9 février 2008. Ce jour-là, Barack Obama démontre sa force de frappe. Il triomphe tant dans l’État de Washington qu’au Nebraska et en Louisiane.

7. Virginie

Barack Obama est sur une lancée. Le 12 février 2008, il met une fois de plus Hillary Clinton K.-O. Il gagne en Virginie, au Maryland et dans la capitale américaine, Washington (District de Columbia). Il avait triomphé dans l’État du Maine le 10 février et gagnera au Wisconsin et à Hawaï le 19 février. Son avance est telle, après cette série de victoires, qu’il ne peut plus perdre, affirme alors l’un de ses conseillers.

8. Ohio

Hillary n’a pas dit son dernier mot. Le 4 mars, elle l’emporte en Ohio et au Rhode Island. Les deux rivaux doivent toutefois se partager le Texas : Hillary y remporte les primaires et Barack Obama les caucus. Bilan des scrutins du jour : trop peu, trop tard pour Hillary.

9. Pennsylvanie

À l’instar de l’Ohio, la Pennsylvanie fait partie de ce qu’on appelle la Rust Belt, ou ceinture de rouille, ce chapelet d’États où se trouvent bon nombre d’Américains issus de la classe ouvrière, en pleine crise. Hillary y enregistre une de ses dernières victoires, le 22 avril.

10. Caroline du Nord

C’est le clou dans le cercueil de la candidature d’Hillary : une victoire écrasante de Barack Obama le 6 mai en Caroline du Nord. Hillary gagne en Indiana le même jour, mais de justesse. Dès lors, les commentateurs politiques déclarent que les jeux sont faits.

Barack Obama sera le candidat démocrate à la Maison-Blanche.

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Hillary a refusé de s’attaquer à Sarah Palin, colistière du républicain John McCain.

La victoire de Barack Obama – et, par conséquent, la défaite d’Hillary – a été officialisée à la convention démocrate de Denver, au Colorado, au mois d’août 2008. Les partisans (et par-dessus tout les partisanes) de la candidate n’avaient pas que le moral dans les talons : ils étaient enragés. On les surnommait les PUMA. Pas seulement en raison du félin agressif, mais aussi parce que l’acronyme signifiait Party Unity My Ass. Littéralement : l’unité du parti : mon cul ! « Elle n’est pas sûre si elle veut une émeute ou pas », nous avait alors dit Bryan Urias, un de ces partisans qui parlait au nom de son amie peu loquace mais en colère, Arianne Garcia. Au final, ces démocrates déçus n’ont pas gâché la fête. L’unité du parti a été préservée.

Mais les républicains avaient une arme secrète pour tenter de la faire dérailler. Tout de suite après la convention, John McCain a choisi la gouverneure de l’Alaska, Sarah Palin, comme candidate à la vice-présidence. Rétrospectivement, le consensus est clair : c’était une gaffe monumentale. Mais, à l’époque, l’équipe de Barack Obama a vraiment eu la frousse. Les journalistes John Heilemann et Mark Halperin ont révélé qu’on avait demandé à Hillary « d’émettre une déclaration pour critiquer durement le choix et le qualifier de stratagème si transparent que les électrices ne se laisseraient pas duper ». Elle a toutefois refusé. « Nous devrions tous êtes fiers de la nomination historique de Sarah Palin et je la félicite, tout comme le sénateur McCain », a-t-elle affirmé, prenant soin de préciser que les politiques des deux républicains « feraient prendre la mauvaise direction à l’Amérique ».

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Hillary Clinton et Barack Obama ont publiquement enterré la hache de guerre dans un village du New Hampshire au nom prédestiné : Unity.

Comme une majorité d’Américains, vous n’avez probablement jamais mis les pieds à Unity, au New Hampshire. Si ça se trouve, vous n’avez jamais, non plus, entendu parler de ce village. N’en soyez pas gênés. Il s’agit d’une localité de moins de 2 000 habitants située en plein milieu de l’État (aussi bien dire au beau milieu de nulle part), à quelque 320 kilomètres de la capitale, Concord. La seule raison qui nous pousse à vous parler de ce village est qu’en 2008, il s’y est produit une coïncidence improbable, du genre de celles qu’on retrouve dans les romans de l’Américain Paul Auster. Dans ce petit village dont le nom fait référence à une querelle qui s’est réglée dans l’harmonie au 18e siècle, Hillary Clinton et Barack Obama ont obtenu tous les deux 107 voix lors du vote tenu dans cet État au début de la course au leadership du Parti démocrate. Il n’en fallait pas plus pour que les conseillers d’Obama décident d’exploiter cette coïncidence à des fins politiques.

La campagne d’Hillary s’est officiellement terminée le 7 juin 2008 lorsqu’elle a annoncé publiquement qu’elle concédait la victoire à Barack Obama. La politicienne mettait fin ce jour-là à une lutte acrimonieuse qu’elle aura cherché à prolonger le plus longtemps possible, même si sa défaite ne faisait plus de doute.

Pour un monstre sacré comme Hillary, un tel événement se devait d’être mémorable. Elle a donc réuni des milliers de partisans au National Building Museum, à Washington, édifice notable entre autres pour ses colonnes corinthiennes en marbre. Entre deux de ces immenses piliers se tenait fièrement la politicienne, au centre d’une véritable marée humaine.

Son discours a duré 28 minutes. Ce fut l’un des meilleurs de sa campagne. Et l’un des plus touchants. Elle a su souligner tant le soutien offert par les 18 millions de personnes qui ont voté pour elle lors de la course contre Barack Obama que le caractère historique de cette performance : jamais une femme n’a été aussi près d’occuper le poste de présidente des États-Unis.

« Bien que nous n’ayons pu briser cette fois-ci le plus haut et le plus résistant des plafonds de verre, il a reçu grâce à vous 18 millions de fissures, a-t-elle lancé. Et la lumière brille à travers lui comme elle ne l’a jamais fait, elle nous remplit tous d’un espoir et d’une certitude : le chemin sera un peu plus facile la prochaine fois. Telle a toujours été l’histoire du progrès en Amérique. »

Traduction : sa défaite aura néanmoins été une victoire pour les femmes aux États-Unis.

Même si elle a répété à plusieurs reprises lors du discours qu’elle soutenait dorénavant son rival, les plaies étaient béantes. Il en fallait plus pour convaincre l’ensemble de ses partisans (tout particulièrement ses partisanes) de soutenir Barack Obama du jour au lendemain. Le Parti démocrate avait besoin d’une meilleure façon d’unifier les deux camps. D’où l’idée de rassembler les deux ténors de la formation politique à Unity.

Ce jour-là, tout avait été minutieusement préparé. Quelque 6 000 personnes ont été rassemblées dans un champ, près d’une école primaire, autour d’une tribune où sont apparus les deux anciens ennemis, de larges sourires éclairant leurs visages. Les organisateurs avaient distribué de nombreuses affiches brandies par les partisans sur lesquelles on lisait : « S’unir pour le changement ». La chanson Beautiful Day du groupe U2 jouait à fond la caisse. Jusqu’au tailleur bleu poudre d’Hillary qui était assorti avec la cravate d’Obama.

Sur scène, c’était à s’y méprendre : les deux orateurs ressemblaient à des amis de longue date qui se retrouvent après s’être perdus de vue pendant des années. « Je sais que ce que nous commençons ici, dans ce champ, à Unity, va se terminer sur les marches du Capitole par la prestation de serment de Barack Obama », a prédit Hillary. L’unité manifestée ce jour-là et dans les mois suivants a très certainement contribué à l’ultime victoire d’Obama.