IX

Un kilomètre peut-être, deux, trois, et la route se peuple. Soldats russes montés sur bicyclettes, sur camions, qui repoussent vers les bords herbeux des gens hagards aux réflexes engourdis. Groupes unisexes de femmes ou d’hommes, des déportés, vêtements rayés ou marqués d’une croix ou déchirés, toutes silhouettes en lame de couteau. Familles, allemandes, polonaises, qui sait, victimes et bourreaux mêlés, de toutes parts et à tout âge tant de raisons pour fuir. Mila marche. Elle a les pieds brûlés à travers sa semelle ouverte. Elle marche, rien d’autre ne compte, avancer. Elles avancent.

Rejoignez Karlsbad, disent des prisonniers de guerre français rencontrés en chemin, c’est le point de rencontre entre l’Est et l’Ouest, les Américains et les Russes. On voudrait bien les suivre jusqu’à Eger, à vingt-cinq kilomètres, on n’a pas de carte, pas de boussole, juste le soleil. Mais les barrages américains ne laissent passer que les prisonniers de guerre : les femmes, elles, n’ont pas d’uniformes, les numéros cousus à leurs manches n’évoquent rien à ces soldats à peine pubères qui les dévisagent méfiants, jettent un œil aux bébés enfouis sous les couvertures – et si c’était des putes ? des volontaires du travail ? Et même, des communistes ? Mila tend Sacha-James à bout de bras, elle murmure au soldat qui ne comprend pas un mot regarde, regarde mon bébé flétri, regarde son visage, laisse-nous passer elle supplie, le soldat semble s’émouvoir, cette femme est une figure tragique, Mila le fixe à percer sa rétine, laisse-nous rentrer chez nous. Mais le soldat claque sa main sur sa nuque, Fuck ! scrute sa main, une petite tache vermillon, sans doute une piqûre d’insecte, et il secoue la tête, balance aux femmes des cigarettes et une petite boîte de lait en poudre, sorry, I can’t let you, I can’t. Il a dix-huit ou dix-neuf ans et une peau d’enfant, et à cet instant Mila éprouve contre lui une haine sans fond, comme jamais elle n’en a senti à Ravensbrück à l’encontre des Aufseherins, ni même d’Attila, qui avaient endossé l’uniforme du bourreau ; celui-là a le masque de l’ange et t’achève avec un sourire de petit garçon : sorry, madam, I can’t. Pierre a dû voir le feu dans les yeux de Mila, il la retient en arrière, venez, on y va. BJ et Vivian quittent le groupe, passent de l’autre côté de la ligne américaine direction la France. Mila se précipite vers eux, ouvre la bouche, elle voudrait dire vous prendriez mon bébé ? Vous l’emmèneriez avec vous jusqu’en France ? Mais cette fin de guerre ressemble tant à la guerre, comment savoir s’ils rentreront vraiment.

Restent Pierre, Thomas et Albatros. On les dirige vers les Russes, un bras tendu vers l’est. Les Russes font peur, grimpés à cinq, dix, sur des troïkas lancées à grand galop sur les routes, ivres et hurlant et fracassant des bouteilles sur l’asphalte. Parfois il y a des femmes avec eux, qui les embrassent à pleine bouche, des joueurs d’accordéon, un jour un soldat saute à terre, se relève en boitant, fourre sa langue dans la bouche de Katrien jusqu’à ce que Pierre lui brise la mâchoire.

Thomas vole une voiture à cheval, à cause des pieds en sang et de l’excitation des Russes. Mila essaie de se figurer le chaos du parcours, le tracé de la voiture sur une carte imaginaire. Chaque jour ce sont villages rasés, fumant, maisons à sac, vitrines brisées, magasins éventrés, des hommes et des femmes errent, mendient dans toutes les langues. Ils s’arrêtent dans une ferme, un homme les reçoit au fusil, ils veulent juste du lait de vache pour les bébés. L’homme leur donne un bidon de lait et des pommes de terre froides, maintenant on déguerpit. Les bébés dorment dehors, maigrissent, secoués par la voiture ils vomissent le lait. Un matin, Simone se réveille au pied de la rivière, tenant dans ses bras un cadavre. Le cadavre d’Anne-Marie. Ils l’enterrent au bord de l’eau, leurs genoux sont noirs de la terre noire. Simone n’a pas de larmes, c’est sans mesure une douleur pareille, si proche de la frontière. Maintenant écrire sur les feuilles grises en lettres minuscules la date de la mort d’Anne-Marie : 8 mai 1945. Simone ne parle plus. C’est une chose qu’on nourrit, qu’on réveille, qu’on caresse du bout des doigts et qui ne répond ni des yeux, ni de la bouche, ni du geste. Il reste un fantôme, trois mères et trois bébés.

On dit qu’Hitler est mort.

Mila ne compte plus les jours. L’errance est un long coma, une absence à soi. Elle est libre. Elle a faim, elle a soif. Il faut tenir. Elle ne pense qu’à Sacha-James, le regarde, souffle sur son visage, l’embrasse, le colle à sa poitrine tiède. Un soir ils dorment dans une étable, un paysan leur sert une soupe chaude et du lait de vache pour les enfants. Une autre fois ils passent la nuit dans un hôpital éventré, sur des matelas moisis. C’est là que Janek, brûlant de fièvre, meurt à son tour.

— Ihr wollt nicht seine Kleider nehmen ? Vous ne voulez pas prendre ses vêtements ? demande Klaudia à Mila et Katrien.

Elles secouent la tête. On ne va pas l’enterrer nu ce petit enfant, on est sorties de Ravensbrück, on ne déshabille plus les morts.

Alors Klaudia fixe son fils :

— Dann wärst du umsonst gestorben. Alors tu es vraiment mort pour rien.

On l’enterre dans le jardin dévasté de l’hôpital, sous un massif de fleurs roses encore debout – 15 mai. Deux jours plus tard Klaudia suit Janek – 17 mai, d’épuisement ou de chagrin. Non, la guerre n’est pas finie. La fin de la guerre, c’est quand Sacha-James est sorti d’affaire.

Restent deux bébés, Katrien, Mila et Simone muette, et trois hommes. Un matin Albatros quitte le groupe lui aussi, il franchit un barrage US, il rentre chez lui. Deux hommes, trois femmes, deux bébés.

C’est une course contre le temps. L’ennemi, c’est le temps, c’est l’espace, l’autre nom du temps. Le temps l’espace qui séparent les bébés d’un toit, de réserves de lait, de médicaments, de vêtements chauds.

Le temps accélère le jour où Pierre se dresse d’un coup sur le siège du cocher : regardez, la Croix-Rouge ! Pierre fouette le cheval, si maigre que Mila se demande comment il peut avancer encore. Le cheval trotte, allez mon vieux, plus vite ! Le cheval coupe à travers champs, foule la lourde terre semée, on voit les cars de la Croix-Rouge stationnés en file, au loin, sur la route. L’écume mousse au mors du cheval, encore deux cents mètres et on y est, Mila rive ses pupilles aux taches blanches et rouges stoppées contre le vert des bois, s’y aimante, fonce la bête, tu ne vas pas nous faire manquer ça ! Thomas se lève, agite les bras, crie à travers le champ par-dessus le vacarme des roues. Simone est un morceau de bois ni vivant ni mort que la voiture ballotte, Katrien n’a plus de voix et se met à tousser, alors Mila se joint à Thomas et à Pierre, une voix avalée par le vent et les cris des hommes. Cent mètres, les cars se mettent en marche. Pierre fouette le cheval mais le cheval n’est plus capable, il s’enfonce dans la tourbe molle et grasse, merde, merde, il plie la jambe, Mila serre les mâchoires oh ne tombe pas, cheval. Alors Pierre lâche la bride, ils sont quatre à agiter les bras maintenant, bébés tenus d’une seule main, le cheval avance seul, au trot, droit devant. Enfin un car s’arrête. Une silhouette en descend, remue les bras à son tour jusqu’à ce que la voiture atteigne le bord de la route. Le cheval hennit. Pierre et Thomas sautent de voiture, aident Mila, Katrien, et Simone à mettre pied à terre. Puis le cheval s’effondre et la carriole verse. Un peu plus tard, à travers la poussière des vitres du car, Pierre et Thomas rétrécissent, se coulent dans l’ombre, et disparaissent.

Les cars sont pleins de déportées. Ils roulent au pas à travers la campagne, étendues vertes, soyeuses d’herbes couchées, fruitiers en fleurs, nuées d’oiseaux détachés des fils électriques, ondulant sous le ciel. Quand Mila reconnaît la route de Fürstenberg, à quelques kilomètres du camp de Ravensbrück, elle a le cœur qui bat fort. Mais les cars s’éloignent, ils passeront par la Suisse dit une jeune femme de la Croix-Rouge, puis prendront vers Strasbourg. La Suisse, Strasbourg. Mila fixe émerveillée cette bouche si sûre, qui annonce la suite, qui parle de ce soir, de demain, d’après-demain, paisiblement, qui promet un horizon fixe, la première certitude depuis l’arrestation, en France, un jour de janvier 1944 : la Suisse, Strasbourg. Elle se souvient pourtant que la guerre n’est pas finie, ni maintenant, ni à Strasbourg, voyez le corps déshydraté de Sacha-James. Chaque forêt, chaque village, chaque fleuve traversé, chaque frontière franchie tandis que l’enfant respire est une bataille gagnée, une de plus. Les dents de Mila réapprennent à mâcher, son estomac à digérer des sucres, des graisses, elle engrange assez de force pour chanter sans répit la berceuse de Brigitte, jusqu’à la Suisse, jusqu’à Strasbourg, jusqu’à Paris, elle tisse un fil très doux entre Sacha-James et le monde extérieur, pour qu’il y reste, qu’il ne s’échappe pas en pays de torpeur, et elle l’attache au fil, l’y enroule, une pelote chaude et serrée autour du petit corps, las hojitas de los árboles se caen, viene el viento y las levanta y se ponen a bailar, elle chante et Katrien chante pour Léa ; à Strasbourg Katrien s’en va, prend la direction de la Belgique mais Mila chante encore jusqu’aux velours du Lutetia, ne pas rompre le fil, d’ailleurs personne ne lui demande de se taire, il y en a même qui chantent à sa place quand elle dort au-dessus de l’enfant, la mélodie seulement parce que ces mots, elles ne les connaissent pas, les autres ; et quand au Lutetia, debout parmi des centaines de déportés hommes, femmes, enfants, Mila entend la voix de son père demander Suzanne Langlois, puis une autre voix la désigner, c’est elle monsieur, elle est de dos et ne se retourne pas tout de suite, elle veut raccrocher en douceur les bords du temps et chanter sans rupture, elle attend qu’il l’appelle, lui, le père, elle se prépare, Suzanne ! Alors elle lui fait face, la tante de Mantes pousse son fauteuil, elle tient le bébé dans ses bras et la berceuse ne meurt pas encore sur ses lèvres car Sacha-James n’est pas sauvé, la guerre n’est pas finie.

Quand ils arrivent rue Daguerre, ils ne se sont pas parlé tous les trois, la tante, le père et elle, pas touchés depuis le Lutetia. Sur le trajet elle a regardé les rues de Paris, familières et lointaines, comme sur l’écran de cinéma aux actualités. Dans la maison, l’odeur intacte du bois. Le soleil traversant les taches de pluie calcaires. La table de chêne massif, rugueux sous la paume. L’affreuse horloge en face de la porte, le battement du balancier. Mila scrute son père qui roule vers la table. Il n’a pas changé. Cheveux gris, barbe grise, mains calleuses, mince et sec. La tante pose une carafe d’eau et trois verres sur la table. Ils s’assoient autour. Le père sert l’eau, répartit les verres. Tous ces gestes à réapprendre. Remplir la carafe. Nettoyer les vitres. Remonter l’horloge. Passer la soupe au tamis. Repasser une chemise. Fermer la porte à clé. Elle est partie il y a mille ans.

Ils boivent du bout des lèvres, les yeux dans le vide. Mila regarde les mouches se coller au ruban sucré qui pend du plafond, elles mourront d’épuisement.

— Où est Mathieu ?

— On ne sait pas, dit le père.

— Quoi ?

— On ne l’a pas revu, dit la tante.

— Ton oncle Michel est mort.

— Oh… Michel…

Ils boivent encore. La tante se penche sur le bébé silencieux.

— Comment il s’appelle ?

— Sacha-James.

— Sacha quoi ?

— Sacha-James.

— Il est à toi ?

— Oui, il est à moi.

La vraie question, le père n’ose pas la poser. Elle le devance :

— N’aie pas honte. Il n’est pas d’un Boche, j’étais enceinte quand on m’a arrêtée.

La tante dégage la tête du petit, à peine plus grosse qu’un gros poing fermé.

— Il est bien maigre, dis donc. Toi aussi.

— Tu as du lait ?

— Jean, ta fille demande du lait !

— Oui, là, derrière le pain.

Mila se demande si ça viendra. S’ils parleront. S’ils cesseront d’être des étrangers. Peut-être ils lui demanderont si ça va. Elle dira oui, mieux. Plus tard ils voudront savoir comment c’était. Elle essaiera de parler. Elle emploiera la langue apprise là-bas et qu’ils ignorent, exactement comme elle l’ignorait à son arrivée au camp. Elle dira Block, Blockhowa, elle dira Appell, Kommando, Kinderzimmer. Ils fronceront les sourcils, n’oseront pas l’interrompre, ce seront seulement des sons agglomérés, des phonèmes purs qui sortent de sa bouche et ne veulent rien dire. Évidemment, ils n’auront pas d’images pour ces mots. Elle se souviendra qu’à Ravensbrück les images sont venues, lentement, douloureusement, donner sens à la langue du camp. Qu’il a fallu nommer ces choses qui avant n’existaient pas : Stück, Strafblock. Eux autour de la table de la cuisine, d’où pourraient leur venir les images ?

Ils disent qu’ils ont eu peur pour elle. Ou plus exactement : tu nous as fait peur. En fait ils ont peur d’elle. Ce qu’elle a vu, entendu, ils ne veulent pas le voir, pas l’entendre. Ils disent nous aussi, on a eu faim, et froid. Elle sait que c’est elle qui doit revenir au monde, leur monde, reprendre la vie où elle l’a laissée, où ils la lui ont laissée. Comme avant, cirer la table. Comme avant, faire la cuisine. Comme avant, charger le poêle. Se lever à sept heures du matin et se rendre, comme avant, au magasin de musique. Comme avant repriser les chaussettes. Redevenir Suzanne Langlois, renoncer à Mila. Se défaire de Ravensbrück. Retrouver la place vide comme Mathieu devra retrouver la sienne, les contours définis de l’existence d’avant, si jamais il rentre, s’y couler. Les autres ne feront pas le chemin inverse, se départir du quotidien qui reprend ses droits avec la paix, mois après mois, pour entrer sur ses terres à elle, dans sa nuit. Elle sait qu’elle va porter Ravensbrück comme elle a porté son enfant : seule, et en secret.

Autour d’elle on voudrait oublier, on voudrait vivre. Alors elle s’occupe de Sacha-James, nuit et jour, jusqu’à ce que le médecin soit formel : fragile mais sauvé, cet enfant. Il vivra. Alors enfin la guerre semble finie. C’est le 27 juillet 1945.