CHAPITRE 5

Les évaluations d’impact sur la santé

Jean Simos

Les évaluations des répercussions sur la santé, apparues à la fin de la dernière décennie du XXe siècle, tiennent une place particulière parmi les nouveaux outils d’évaluation. Du point de vue méthodologique, elles sont très proches des évaluations sur l’environnement, mais elles révolutionnent le champ de la santé publique en proposant une voie pour mettre en œuvre la nouvelle approche de la «santé dans toutes les politiques».

Les notions fondamentales du concept de EIS

Les fondements du concept d’évaluation d’impact sur la santé (EIS) ou Health Impact Assessment (HIA) renvoient à la définition de la santé et à l’approche par les déterminants de la santé. Selon la définition adoptée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la santé est «un état de complet bien-être physique, mental et social qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité» (1946).

Cette définition nous incite à prendre conscience que l’état de santé des individus et des populations est largement le résultat de l’environnement social, culturel et physique dans lequel ils vivent. Ainsi, agir pour la santé n’est pas seulement chercher à guérir ou à prévenir une maladie, c’est intervenir sur tout ce qui la «déter mine». Or, des facteurs comme l’état de notre environnement, l’accès aux ressources nécessaires, l’exposition aux risques et la capacité d’y faire face, le revenu et le niveau d’éducation, le réseau social et les relations avec les amis, la famille et les voisins ont tous un effet considérable sur la santé et le bien-être. Ces facteurs constituent les déterminants de la santé.

Cette approche, définie pour la première fois dans le rapport du ministre canadien de la Santé Marc Lalonde en 1974, est représentée graphiquement de plusieurs façons, mais la plus connue reste celle qui a été présentée en 1991 par Göran Dahlgren et Margaret Whitehead (figure 5.1).

Pourquoi l’EIS?

En amorçant la mise en place d’une évaluation d’impact sur la santé, il s’agit de déterminer comment les actions de développement d’une société, notamment ses politiques publiques, induisent des changements, souvent non intentionnels, sur les déterminants de la santé et quelles sont les modifications potentielles de l’état sanitaire des populations qui en résultent. L’EIS fournit une base pour agir de manière proactive contre tout risque associé à des dangers pour la santé. Elle aborde aussi les pistes qui pourraient amener un projet de développement à améliorer la santé des populations.

Ces politiques publiques sont le plus souvent en dehors du secteur traditionnel de la santé, par exemple, l’énergie, les transports, l’aménagement, le secteur industriel, etc. Ces secteurs, qui engagent parfois des ressources considérables, surclassent le secteur sanitaire dans les possibilités d’influencer, positivement ou négativement, la santé. Si l’on ne tient pas compte de ces effets potentiels, on court le risque de passer à côté de «coûts cachés» des politiques publiques et actions de développement, qui seront assumés par la collectivité sous forme d’une augmentation des coûts occasionnés par certaines pathologies et d’une réduction du bien-être. Du point de vue de l’équité, ce sont souvent les groupes désavantagés qui subissent les conséquences des effets négatifs sur la santé.

La définition, le but et les valeurs

L’EIS est définie comme «une combinaison de procédures, méthodes et outils par laquelle une politique, un programme ou un projet peuvent être jugés selon leurs effets potentiels sur la santé de la population (directs ou indirects, positifs ou négatifs) et la distribution de ces effets au sein de cette population». Il ne s’agit pas d’effectuer simplement une évaluation, mais aussi d’émettre des recommandations en vue de la prise de décision.

L’EIS offre un cadre méthodologique pour incorporer des objectifs de santé dans le processus de développement et de planification. On peut dire d’elle que c’est une estimation des effets d’une action spécifique sur la santé d’une population déterminée. Il s’agit surtout de clarifier les conséquences sur la santé en désagrégeant et en analysant les interactions entre les actions publiques et les déterminants de la santé. L’EIS détermine les cheminements les plus pertinents qui vont constituer le modèle logique en examinant comment certains déterminants de la santé peuvent être influencés par une décision portant sur une politique, un programme ou un projet. Ces cheminements peuvent être directs (par exemple, nombre de personnes supplémentaires qui vont souffrir de troubles respiratoires en cas de pic de pollution de l’air) ou indirects (densité du trafic qui empêche le recours à la marche ou au vélo et qui augmente ainsi la sédentarité).

L’EIS est un processus flexible et créatif qui utilise différents outils provenant des disciplines médicales (épidémiologie), sociales, économiques et environnementales, dans une perspective interdisciplinaire et multisectorielle.

Les buts de l’EIS sont de déterminer les effets potentiels, négatifs et positifs, d’une décision (politique, programme ou projet) et d’améliorer la qualité des décisions politiques par des recommandations visant à accroître les effets positifs et à minimiser les effets négatifs afin d’introduire dans le processus de décision la protection et de la promotion de la santé (Kemm, 2013).

Dans le processus d’évaluation des politiques publiques, l’EIS intervient de manière proactive à un stade précoce, avant que la programmation et la mise en œuvre ne soient décidées.

Les recommandations doivent être techniquement fiables, socialement acceptables et économiquement faisables.

L’EIS sert principalement d’outil d’aide à la décision (surtout des «décisions à externalités sanitaires»): elle donne la possibilité de minimiser les effets négatifs et de renforcer les effets positifs sur la santé avant que le processus décisionnel ne soit terminé. Elle sert aussi à bien informer les décideurs et les planificateurs, à améliorer la transparence du processus décisionnel vis-à-vis du public et à lutter contre les inégalités en matière de santé. Elle peut aussi remplir d’autres fonctions utiles à la santé: définir les effets du projet de décision sur les inégalités, attirer l’attention sur l’état sanitaire des groupes vulnérables, renforcer l’action intersectorielle pour la santé, traiter les répercussions des effets sanitaires attendus sur le développement durable, réduire la charge sur les services de santé et inciter les services hors du champ sanitaire à tenir compte des effets de leurs actions sur les déterminants de la santé.

Le «document de consensus de Göteborg», qui a établi les fondements méthodologiques de l’EIS, indique également quelques valeurs essentielles qui devraient guider toute EIS. La démocratie. Mettre l’accent sur le droit des gens à participer à la formulation et à la prise de décisions qui vont toucher leurs vies, aussi bien directement que par les gestes de leurs élus. L’EIS doit donc impliquer le public, et informer et influencer les décideurs. En outre, une distinction doit être faite entre les conséquences des risques pris volontairement et celles de ceux qui ont été exposés à des risques sans l’avoir voulu. L’équité. Renforcer la volonté de réduire les inégalités qui résultent de différences évitables dans les déterminants de la santé et de l’état sanitaire parmi et entre divers groupes de la population. L’EIS doit donc tenir compte de la distribution des répercussions sur la santé, en accordant une attention particulière aux groupes vulnérables. Le développement durable. Accepter que le développement satisfasse les besoins de la génération actuelle sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs. L’EIS doit donc tenir compte des effets à court terme comme des répercussions à long terme. La bonne santé est indispensable à la résilience des communautés, laquelle permet leur développement à long terme. L’utilisation éthique des données probantes (evidence base). Utiliser des processus transparents et rigoureux pour interpréter et synthétiser les données probantes, utiliser les données disponibles les plus fiables provenant de disciplines et de méthodologies différentes, apprécier toutes les données probantes et formuler les recommandations de manière impartiale. L’EIS doit donc utiliser les meilleures données probantes pour porter un jugement sur les répercussions et formuler les recommandations; elle ne doit pas servir à soutenir ou à refuser un projet de décision, elle doit rester impartiale.

Le processus de l’EIS

L’approche qui s’est imposée comme la référence universelle est celle en six étapes (parfois simplifiée en cinq ou en trois) préconisée par le document de consensus de Göteborg. La première étape est celle de la sélection (screening), dépistage ou tri préliminaire. C’est une opération qui permet, grâce à divers critères, de définir si une politique, un programme ou un projet doit faire l’objet d’une EIS. Elle revient à examiner les liens qui peuvent exister entre les objets sélectionnés et la santé. Elle permet aussi de vérifier les aspects de la santé qui pourraient être touchés par une mesure donnée. La deuxième étape correspond au cadrage et à l’analyse sommaire (scoping) ou délimitation et définition de l’étude. Elle détermine la portée et établit les attributions de l’EIS (type d’évaluation à réaliser, comment et pourquoi). Elle permet ainsi d’établir les frontières de l’EIS, de reconnaître la façon dont l’évaluation devra être menée, d’attribuer des responsabilités et de convenir de la manière de surveiller et d’évaluer le processus de l’EIS et ses résultats (outcomes) sur la santé. La troisième étape est l’évaluation proprement dite (appraisal), qui analyse le potentiel de l’objet évalué à affecter positivement ou négativement la santé. Elle consiste à apprécier les effets potentiels des objets sur la santé de la population et leur répartition. La quatrième étape est le temps du rapport, qui expose les résultats de l’évaluation et rassemble les données probantes et la prise de décisions, qui devrait minimiser les effets négatifs et maximiser les effets positifs sur la santé.

Le suivi de la mise en œuvre (monitoring) des changements proposés et la post-évaluation correspondent à la cinquième étape. Cela consiste à vérifier les résultats de la mise en œuvre des recommandations formulées, et à évaluer a posteriori le processus réel de l’EIS. Enfin, la sixième étape, celle du cadrage, est cruciale. C’est en principe lors de cette étape que seront établies les techniques d’évaluation à utiliser par la suite, par exemple, la collecte et l’analyse de données, les interviews de personnes clés, la conduite d’entretiens en groupes de discussion et autres approches participatives, les mesures directes menées dans les divers domaines, l’analyse cartographique, ainsi que la revue de la littérature scientifique et «grise» pour en extraire les données pertinentes.

Les autres éléments de typologie

Pour savoir quel type (soit quelle ampleur en matière de temps, de ressources, etc.) d’EIS sera réalisé, il faut notamment tenir compte des facteurs que sont les ressources humaines et financières, le temps à disposition, les données et informations disponibles ainsi que les compétences disponibles. Les types d’évaluation qui en découlent sont décrits dans le tableau 5.1.

Malgré l’existence de ces multiples éléments de typologie, une grande confusion persiste chez de nombreux professionnels quant à ce qui est une véritable évaluation d’impact sur la santé. Afin d’aider à clarifier la situation, voici les principaux critères: l’EIS est menée en vue de contribuer à un processus de prise de décision et elle est communiquée avant que la décision ne soit prise; elle suit le processus systématique qui inclut les différentes étapes définies pour une EIS: elle définit la portée des effets sur la santé par une prise en compte systématique de tous les facteurs associés au projet de décision évalué et qui peuvent potentiellement toucher la santé. Elle focalise l’analyse aux effets qui sont estimés comme les plus importants pour la santé; elle décrit avec un minimum d’informations l’état de santé des populations que le projet de décision touchera; elle caractérise les effets sur la santé selon leur nature, leur sens, leur intensité, leur distribution, leur durée et les probabilités d’apparition; elle utilise les meilleures données probantes (evidence base) pour analyser les effets sur la santé et leur distribution; elle sollicite et réagit aux intrants (inputs) fournis par les parties prenantes (stakeholders) tout au long des différentes étapes du processus –, et cela de manière transparente; elle recommande, dans le contexte du projet de décision, des actions à entreprendre pour promouvoir la santé et réduire les inégalités de santé.

L’exemple franco-suisse d’application de l’EIS

Ces dernières décennies, l’agglomération genevoise a connu une croissance économique et démographique importante. Son aire d’influence ne cesse de s’étendre, au même titre que les interactions avec ses voisins vaudois et français.

Cette croissance offre de nombreux aspects positifs, comme un renforcement de l’image internationale de la ville ou une forte densité de cette dernière. Cependant, ce développement provoque également un certain nombre d’effets négatifs. Le caractère fort attractif de la ville sur le plan des emplois et des infrastructures a conduit à une importante crise du logement. Cette pénurie et la hausse des loyers poussent une part de plus en plus importante de la population à aller s’installer en périphérie, dans le canton de Vaud et surtout en France, ce qui provoque un étalement urbain, donc une hausse de la mobilité pendulaire et du trafic automobile.

Concernant ces différents enjeux, le Comité régional franco-genevois (CRFG), un organe regroupant des décideurs politiques suisses et français, a travaillé à élaborer un schéma stratégique de développement de l’agglomération transfrontalière, connu comme le Projet d’agglomération franco-valdo-genevois (PAFVG). Il concerne 204 communes françaises et suisses, deux départements français, deux cantons suisses et environ 800 000 habitants. Toutes les informations relatives sont toujours accessibles sur le site du projet d’agglomération PAFVG.

L’EIS de ce projet, réalisée en 2007 par une équipe de la direction générale de la santé genevoise transférée depuis à l’Université de Genève s’est insérée dans le processus et la trame générale du PAFVG. On a examiné deux scénarios de développement de l’agglomération pour deux termes de planification différents (2020 et 2030): d’une part, le scénario «laisser faire», qui correspond à la continuation dans l’avenir des tendances actuelles, et d’autre part, le scénario de la mise en œuvre du projet d’agglomération, empreint d’une volonté de maîtriser l’étalement urbain et d’infléchir l’évolution vers un développement durable de l’agglomération, qui serait compacte, multipolaire et «verte», et qui pourrait accueillir 200 000 habitants et 100 000 emplois de plus.

L’étape du cadrage a permis de dégager cinq thématiques à analyser de manière détaillée, soit santé et mobilité, mixité fonctionnelle, espaces publics extérieurs, sécurité routière et pollution de l’air et du bruit.

On a fondé la troisième phase, celle de l’évaluation proprement dite, sur des approches aussi bien quantitatives que qualitatives. On a utilisé les premières dans les thématiques où la relation de cause à effet était pertinente et où des données quantitatives étaient disponibles, soit santé et mobilité (activité physique), sécurité routière, pollution de l’air et du bruit, et mixité fonctionnelle. Les trois premières permettent une évaluation économique comparative, puisque l’on peut monétariser leurs effets, la dernière est quantifiée selon un indicateur agrégé et le type de position urbaine. Les espaces publics ouverts ne peuvent faire l’objet que d’une évaluation purement qualitative.

On a présenté les résultats obtenus sous forme de tableaux comparatifs des deux scénarios aux deux échéances et selon les cinq thématiques, comme dans le tableau 5.2.

De manière synthétique et en ne se fondant que sur les thématiques dont on a pu exprimer les effets en coûts sanitaires, l’EIS a conclu qu’il était possible d’affirmer que la mise en œuvre du PAFVG, à l’inverse du scénario «laisser faire», permettrait d’effectuer une économie en coûts sanitaires de l’ordre d’au moins 55 millions d’euros par an à l’horizon de 2020 et d’au moins 100 millions d’euros par an à l’horizon de 2030.

L’évolution et le contexte international

On retrouve les prémisses de l’EIS dans les projets de développement du début des années 1990, d’inspiration directe à partir des études des effets sur l’environnement, déjà introduites dans ces projets une ou deux décennies plus tôt. Ainsi, le Bureau de l’environnement de la Banque du développement asiatique, en collaboration avec l’OMS, avait publié du matériel de formation aux EIS dès 1992.

L’OMS a beaucoup travaillé à la promotion de cet outil. Le programme Villes-Santé OMS de la Région européenne en a fait une des quatre principales priorités de sa phase IV. Actuellement dans sa phase V, il continue à inciter les villes participantes à développer l’EIS dans le but de renforcer les actions intersectorielles visant à promouvoir la santé et à réduire les inégalités.

Au sein de l’Union européenne (UE), des conditions favorables au développement des EIS préexistaient ou se sont développées. Déjà, l’article 152 du traité d’Amsterdam stipule qu’«un niveau élevé de protection de la santé humaine doit être assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de la Communauté». Le protocole relatif à l’évaluation environnementale stratégique «a pour objet d’assurer un degré élevé de protection de l’environnement, y compris de la santé [...] en veillant à ce que les considérations d’environnement, y compris de santé, soient entièrement prises en compte dans l’élaboration des plans et programmes» et «en contribuant à la prise en compte des préoccupations environnementales, y compris de santé, dans l’élaboration des politiques et textes de loi». Le projet PHASE financé par la Commission européenne a eu pour objectif principal de promouvoir l’intégration de la santé et des aspects sociaux dans les efforts de développement durable des villes qui s’y sont déjà engagées. Pour cela, on a conçu une boîte à outils EIS pour les villes européennes. Les EIS ont été incluses dans le Programme communautaire 2008-2013 en matière de santé. Par ailleurs, les pays de l’Union européenne (UE) ont signé, le 18 décembre 2007 à Rome, une déclaration dans laquelle ils demandaient aux ministres de la Santé publique de développer l’EIS.

Toutefois, l’avancée la plus importante et la plus significative, à l’origine de répercussions importantes sur le fonctionnement de l’administration communautaire, mais aussi des administrations des pays- membres, est la décision de la Commission européenne d’introduire systématiquement, dès 2007, les évaluations d’impact pour ses décisions. Ces évaluations d’impact, qui, à notre avis, pourraient être qualifiées d’évaluations d’impact intégrées, remplissent la fonction des EIS dans le domaine de la santé.

En ce qui concerne les pays, dès le milieu des années 1990, les EIS ont beaucoup évolué au Royaume-Uni et la première conférence nationale EIS a eu lieu à Liverpool en 1998. Ce développement s’est produit principalement à l’échelle locale (à Londres, par exemple) et régionale (Écosse, Pays de Galles, etc.). Les Pays-Bas, au contraire, ont d’abord travaillé sur l’EIS sur le plan national, avant de transférer l’outil vers les échelons régional et local. Plusieurs pays du Nord et du Centre de l’Europe ont introduit les EIS. Dans les pays scandinaves, l’intégration dans les procédures d’impact sur l’environnement s’est faite de manière plutôt harmonieuse. La Lituanie a créé un marché de l’EIS, ouvert aux acteurs publics et privés agréés par le ministère de la Santé. Ainsi, 189 procédures de sélection ont été effectuées et 57 EIS menées en 2005 – respectivement 360 et 114 en 2006 (communication du délégué lituanien, Marius Sticka, à la rencontre organisée par l’OMS et l’Observatoire européen de la santé à Séville en 2008).

En Suisse, c’est au début des années 2000 que les préoccupations à propos des EIS se sont manifestées. L’introduction opérationnelle et institutionnelle s’est faite dans certains cantons: Genève, Jura et Tessin, rejoints plus tard par d’autres cantons, principalement romands. L’EIS a acquis une base légale dans les cantons de Fribourg (1999) et de Genève (2006). Avec l’appui de la Fondation nationale Promotion Santé Suisse, une Plateforme suisse EIS a vu le jour en 2005. Sur le plan fédéral, les EIS, dont l’introduction combinée à l’utilisation d’un outil d’évaluation de la durabilité était envisagée par l’administration fédérale dans le cadre d’une politique de la santé, ont fait l’objet d’un article particulier dans le projet de loi fédérale sur la prévention et la promotion de la santé. Toutefois, après quatre ans de travaux aux Chambres fédérales, et malgré un double vote positif – mais qui n’a pas pu atteindre la majorité qualifiée –, l’ensemble du projet de loi a dû être abandonné en septembre 2012. Néanmoins, les activités de la Plateforme suisse EIS continuent à se développer et à s’étendre. Le tableau 5.3 donne quelques exemples d’EIS, rapides et complètes, réalisées en Suisse.

Hors de l’Europe, c’est principalement dans les pays anglo-saxons que les EIS se sont développées, notamment en Nouvelle-Zélande, en Australie et au Canada. En Australie, des États comme celui de l’Australie-Méridionale, de Victoria ou de la Nouvelle-Galles du Sud les ont introduites dans leur législation. Au Canada, c’est aussi dans certaines provinces que les premières tentatives ont été réalisées, parfois avec des avancées et des reculs, comme ce fut le cas de la Colombie-Britannique, parfois avec une belle cohérence, et du Québec. Pour ce dernier, l’article 54 de la Loi sur la santé publique de 2002 stipule: «Le ministre de la Santé [...] donne aux ministres tout avis qu’il estime opportun pour promouvoir la santé et adopter des politiques aptes à favoriser une amélioration de l’état de santé et de bien-être de la population [...] À ce titre, il doit être consulté lors de l’élaboration des mesures prévues par les lois et règlements qui pourraient avoir un effet significatif sur la santé de la population.» Après une pratique de plusieurs années sur le plan provincial d’EIS rapides, l’outil, dans sa forme complète, commence à se mettre aussi en œuvre aux échelons régional et local. Suivant cet élan de dynamisme, il n’est pas étonnant que la Conférence internationale EIS 2012 ait été tenue à Québec.

Aux États-Unis, la mise en place s’est faite tardivement: au moment où le département de santé publique de San Francisco a créé en 2006 sa première EIS communautaire dans les quartiers à l’est de la ville. Toutefois, un foisonnement d’initiatives analogues a suivi, de sorte qu’en 2012 le pays comptait déjà plusieurs centaines d’EIS et tenait sa première Conférence nationale annuelle.

Dans les pays en voie de développement, de beaux exemples d’application réussie existent, notamment en Thaïlande ou, dans une moindre mesure, au Vietnam. Par ailleurs, et c’est sur quoi l’OMS met l’accent ces dernières années, les Banques de développement ou l’industrie d’extraction introduisent les EIS de manière opérationnelle et non institutionnalisée dans les pays concernés, par exemple, le Ghana.

L’EIS appliquée aux systèmes de santé

Dès 2004, on a mis sur pied un groupe de travail sur les EIS et les systèmes de santé. Le raisonnement qui a présidé à sa création consiste à dire que les politiques publiques peuvent avoir un effet significatif sur les systèmes de santé, les hôpitaux, les soins de santé primaires, les cliniques, le personnel soignant, l’équipement, les infrastructures, les communications, etc., ainsi que sur leurs coûts pour les contribuables, les assureurs et l’État. Par exemple, quel effet aura la libre circulation des biens et services, donc des patients qui peuvent se déplacer d’un système de santé national à un autre, sur ces derniers? De nombreuses politiques non sanitaires ont des répercussions sur la façon dont on organise un système de santé et structure son offre.

Le groupe de travail a examiné comme champs d’investigation paradigmatiques les cas types suivants, et sur lesquels il a mené des études rétroactives en 2005 et 2006: le maniement de charges lourdes dans les systèmes de soins, l’exposition à l’amiante des travailleurs dans les hôpitaux, le temps de travail et de gestion des ressources humaines dans les hôpitaux et le Fonds social européen (FSE), le principal dispositif de la Commission européenne pour le soutien à l’emploi.

Sur la base de ces expériences, il a publié en 2007 la méthodologie qu’il propose pour les évaluations d’impact sur les systèmes de santé (EISS) sous la forme d’un outil consultable sur le Web (approche «do it yourself» pour les responsables de la Commission européenne) et ayant l’allure d’un cube, comme dans la figure 5.4.

Le cube a trois faces que l’on peut activer d’un simple clic. La première, les politiques de l’Union européenne, conserve de l’information au sujet de la façon dont des politiques passées ont influencé des systèmes de santé. La deuxième se présente sous la forme des paramètres d’accessibilité, de qualité et de durabilité. La troisième fait référence aux quatre fonctions d’un système de santé, à savoir le mode de financement, la génération de ressources, l’intendance, et l’offre en matière de soins et de prévention.

Ainsi, lorsqu’un responsable doit, par exemple, traiter un projet de décision de la Commission qui concerne les subventions des cultures de tabac, une nouvelle clause dans la législation du travail ou une nouvelle régulation de l’industrie pharmaceutique, il commence par cliquer sur la face des politiques. Il découvre (ou confirme) les liens d’une politique de ce genre avec les systèmes de santé et est orienté vers les données probantes qui seront utiles pour examiner les effets potentiels du projet de décision sur les systèmes de santé.

* * *

Pour pouvoir répondre à la question d’origine, il est possible de se référer au concept de performance (Champagne et Contadriopoulos) et d’appliquer leur méthode d’évaluation de la performance.

Ainsi, «l’approche paradoxale de la performance» des systèmes complexes, comme le promeut le modèle d’évaluation globale et intégrée de la performance des systèmes de santé (EGIPSS), nous incite à poser notre analyse de la performance d’un système ou d’une organisation de santé selon sa capacité à remplir de façon équilibrée les quatre grandes fonctions de la théorie de l’action sociale de Parsons, soit l’adaptation, l’atteinte des buts, la production et le maintien des valeurs.

En examinant les exemples connus d’EISS, notamment ceux que le groupe de travail européen a analysés, bien que nous ne disposions pas de toutes les données souhaitées, nous pouvons penser que toutes ces fonctions sont prises en compte lors de l’évaluation posée par l’EISS.

Par ailleurs, lors de son introduction au symposium de Campo Grande, Contadriopoulos avait conclu que, pour être un levier de changement, l’évaluation de la performance doit faire partie d’une stratégie de transformation des organisations et des pratiques, être accompagnée par des mesures incitatives, des transformations structurelles, l’élaboration d’une vision et la construction de nouvelles normes sociales. Elle doit aussi permettre aux différents acteurs de débattre à partir d’une information dont la validité est explicitée, plutôt que de guider de façon «rationnelle» le choix des décideurs, provoquer des processus d’apprentissages individuels et collectifs, et être globale et intégrée.

En examinant les divers cas d’EIS que nous avons eu à traiter ou à étudier, nous pouvons sans aucun doute affirmer que toutes ces conditions sont remplies par une EIS menée selon les règles de l’art.

Dans les années à venir, l’EIS sera l’outil par excellence de la démarche centrale dans la stratégie préconisée par l’OMS, celle de la santé dans toutes les politiques.