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El-Alamein
Vers le 20 juin 1942, ce qui reste de la brigade fait mouvement, depuis son point de rassemblement à l’est d’El-Alamein vers Alexandrie, où nous sommes reçus on ne peut plus chaleureusement par une importante communauté française, ainsi que par de très nombreux Egyptiens francophones. Les réceptions se succèdent, puis nous prenons la route pour nous installer dans la banlieue du Caire, près d’Héliopolis, pour rééquiper la brigade et la réunir à la deuxième brigade, qui n’a pas encore été engagée, créant ainsi la division française libre, la 1re DFL.
Le camp est dressé dans le désert, le long de la route qui mène du Caire à Suez en passant par Héliopolis. La division doit y rester en attendant de recevoir des renforts – nous avons perdu à Bir Hakeim plus du tiers de nos effectifs – et le matériel nécessaire, armes et véhicules, à son retour au combat.
De Gaulle ne nous rend visite que fin juillet ; il réunit les officiers sous une tente où les boissons coulent à flots, et la seule chose qu’il me dit alors c’est : « Vous faites beaucoup de bruit, monsieur l’aspirant. »
Un ictère aggravé met un terme à ce séjour en m’envoyant à l’hôpital de la division et, de là, en convalescence au Liban où j’arrive à la mi-septembre. Je laisse le régiment dans le camp de la banlieue du Caire pour m’installer, à Beyrouth, dans un petit hôtel qui donne sur la place des Canons.
Au hasard d’une promenade, je rencontre mes cousins Pierre et Jacqueline Halbron. Ils se sont engagés (lui est médecin), après avoir laissé leur fils Jean-Pierre dans la famille de Jacqueline au Brésil.
Ma convalescence se terminant, le moment est venu de repartir au combat ; je prends l’avion pour Le Caire, et, le 23 octobre, je me rends au QG du général de Larminat pour prendre la tête d’un convoi qui doit rejoindre la division tout au sud d’une ligne qui s’étend d’El-Alamein, sur la côte, jusqu’à la dépression de Qattara.
C’est au bout de trois heures de route que j’arrive, vers 21 heures, sur la position de batterie pour être accueilli par ces mots : « On n’attendait plus que vous pour commencer. »
Alors que des centaines d’avions attaquent les positions de l’Axe à 21 h 40 précises, c’est au tour de l’artillerie de bombarder les positions germano-italiennes. En moins de quinze minutes, depuis le bord de mer jusqu’au sud, sur 80 kilomètres, tout le front s’allume, des centaines de pièces commencent à envoyer des tonnes d’explosifs sur les positions ennemies avant de laisser la place, à 22 heures, à un tir de barrage qui permet aux fantassins de quatre divisions de sortir de leurs positions et de marcher vers les lignes ennemies après que le génie a ouvert des passages dans les champs de mines. C’est le début de la bataille d’El-Alamein.
A 0 h 40 exactement : « Halte au feu ! » Dans un silence rendu encore plus profond par l’arrêt de tous les tirs, j’entends au loin, très faiblement, le son des cornemuses ; c’est la garde écossaise qui charge au son de « Scotland the Brave ».
Comme à Bir Hakeim, la 1re division française libre occupe une position à l’extrême sud de la ligne alliée. Mais cette fois-ci elle ne peut être contournée, car elle s’appuie sur la dépression de Qattara, une cuvette désertique à plus de 100 mètres au-dessous du niveau de la mer, dont le sol couvert d’une très fine poussière empêche le passage de tout véhicule.
Sorti de Bir Hakeim avec huit canons sur les vingt-quatre – dont deux de ma batterie ! –, le régiment est désormais équipé de matériel anglais. Les quatre batteries disposent chacune de quatre « 25-pounders » (88 mm) et une nouvelle batterie, la 5e, à laquelle je suis affecté, de quatre canons de 5,5 pouces (140 mm).
Les jours qui suivent sont calmes pour les artilleurs car, contrairement à ce qui s’est passé à Bir Hakeim, nous ne subissons aucun bombardement, la suprématie aérienne des Alliés étant totale. En revanche, l’attaque de la Légion vers les hauteurs d’El-Himeimat se passe mal et le colonel Amilakvari9 est tué.
Enfin, le 8 novembre 1942, nous apprenons, en même temps, la déroute de l’ennemi et le débarquement américain au Maroc et en Algérie. Je crois qu’à ce moment-là nous nous sommes tous dit que c’était le commencement de la fin.
Envoyé vers l’avant avec une douzaine d’hommes pour voir s’il y avait du matériel à récupérer, nous nous préparons, le soir venu, à bivouaquer quand nous voyons trois camions venir vers nous du côté de l’ennemi. Tous à plat ventre et je fais envoyer en l’air une rafale de fusil-mitrailleur. Les camions s’arrêtent ; un bras sort, agitant un linge blanc. Je me relève et fais signe d’approcher ; un capitaine italien descend, se présente, et en français, car je me suis également présenté : « Les Allemands, nos soi-disant alliés, nous ont abandonnés sans essence et sans ravitaillement, je viens me rendre à vous. » Je lui demande de faire descendre tout son monde, de faire déposer les armes et nous les invitons à partager notre nourriture. Inutile de décrire le succès que j’ai eu le lendemain pour avoir « fait prisonnière » une compagnie de la division Pavia !
Deux jours plus tard, envoyé vers l’arrière chercher un camion et des permissionnaires, je me trouve, la nuit tombée, en train de suivre à la lumière des phares le fil de fer qui limite un de nos champs de mines, quand une explosion secoue le camion suivie d’un cri de douleur : nous étions dans le champ de mines, pas à l’extérieur ! Un des gars a reçu un éclat dans la fesse et la roue arrière droite est bousillée. Nous sommes rejoints par des spahis, attirés par le bruit, et nous décidons de rester sur place en attendant le jour. Je suis invité au mess des officiers où – depuis, je crois aux miracles – je peux, en plein désert, déguster du canard à l’orange ! Le lendemain, après avoir changé la roue, je me trouve à plat ventre en train de sonder le terrain à l’aide d’une baïonnette pour trouver les mines et les désamorcer afin de créer un chemin sûr pour sortir du champ explosif. Malgré le froid, je transpire et la vue des spectateurs qui, bien qu’à au moins 50 mètres de moi, ont jugé bon de se coucher pour le cas où une mine exploserait malgré mes soins n’est pas là pour me remonter le moral.
Les jours passent sans autre activité que le « service en campagne », c’est-à-dire des exercices permettant, en occupant le personnel, de maintenir le bon état du matériel et le moral de la troupe. Heureusement j’ai de quoi lire, car ma « marraine de guerre », une des filles du consul de Suisse à Alexandrie, me fait parvenir tous les quinze jours un carton de livres accompagné d’un autre de whisky.
Décembre 1942, je continue d’être hanté par ce que j’ai vécu à Bir Hakeim les quatre fois où j’ai échappé à la mort et, surtout, par ce qui s’est passé le 10 juin quand, pour prévenir le capitaine Gufflet de l’ordre d’évacuation, j’ai dû envoyer, l’un après l’autre, trois de mes hommes, les deux premiers ayant été tués. Je ne cesse depuis d’avoir des cauchemars et je commence à craindre de ne plus pouvoir exercer mon commandement. Pendant l’inaction forcée qui suit la bataille, j’ai de longues conversations avec l’aumônier de la brigade, le capitaine Charles Alby, un dominicain de mère juive ; un prêtre qui partage notre vie et nos dangers et qui est en uniforme, comme nous.
Charles Alby, dans pratiquement les mêmes termes qu’emploiera, plus de deux ans plus tard, à son retour de déportation, Michel Riquet, le jésuite, commence par m’expliquer que toute religion comprend trois volets : le mythe et le dogme, les rites et le message.
Tout récit fondateur d’une religion est un mythe. A l’origine une tradition orale, il propose une explication pour certains aspects fondamentaux du monde et de la société. Quant au dogme, c’est une affirmation, généralement sans fondement rationnel, considérée comme incontestable et intangible par une autorité religieuse.
Les rites sont les pratiques qui relient ensemble ceux qui ont la même religion et le message, enfin et surtout, révèle ce qu’il y a de plus important et, malheureusement, de plus souvent négligé.
Si mythe et dogme peuvent apporter à des esprits simples des appuis dans leur foi, il n’est pas nécessaire de croire à leur réalité. Ces arguments me touchent particulièrement car, si je suis bien juif, je ne crois pas en Dieu. En même temps, mes parents m’ont inscrit chez les louveteaux puis les Eclaireurs unionistes de France, protestants, où chaque jour était commenté un passage des Evangiles, pour que j’y acquière, de 8 à 16 ans, une culture chrétienne.
Le christianisme ne m’est pas inconnu et, petit à petit, Alby me convainc que prier, comme disait Pascal, est une façon de croire à l’irrationnel pour contrer ce qui est également irrationnel, les sentiments de peur et de culpabilité. D’ailleurs, je crois, tout aussi irrationnellement, que mon oncle Mathieu, mort pour la France le 27 septembre 1914, veille sur moi du haut des cieux, écartant les projectiles qui me sont destinés.
Finalement, je suis baptisé le 21 avril 1943. Rétrospectivement, je suis certain que je suis profondément et sincèrement devenu croyant, sinon en un Christ fils de Dieu et dont la mère serait restée vierge, du moins en l’existence d’une entité extérieure à notre monde et qui, en écoutant nos prières, peut influer sur notre existence ; une entité qui fait régner sur terre la justice pour peu qu’on suive les préceptes de sa religion. Je me sens mieux et, tout en continuant à avoir ces cauchemars, j’ai le sentiment d’être aidé afin de supporter les combats à venir.
Pendant ce temps, la guerre continue. La division a été envoyée dans le voisinage de Derna pour protéger des commandos allemands un terrain d’aviation où viennent se ravitailler les Américains avant d’aller bombarder l’Italie. A peine sommes-nous arrivés que Laurent-Champrosay me dit : « Boris, je suis allé présenter mes condoléances à la veuve du capitaine Gufflet, et elle souhaite que son époux reçoive une sépulture chrétienne. Comme vous l’avez enterré, je vous demande de retrouver son corps. » Me voilà parti avec trois pick-up et nous sillonnons le désert dans la zone où je crois l’avoir enterré. Nous découvrons ainsi de nombreux cadavres, souvent à moitié dévorés par les hyènes, ces hyènes que nous tenons à l’écart le soir en mettant nos pick-up en carré et en faisant brûler un feu au quatrième côté. Enfin, le quatrième jour, nous trouvons le corps du capitaine, intact, protégé par le sable sec, les yeux ouverts et la bouche en rictus. Nous l’enveloppons dans une autre couverture et quand nous voulons prévenir le commandant, la radio tombe en panne. C’est vers 13 heures que nous regagnons le campement et que nous pouvons remettre le corps au commandant Laurent-Champrosay. Celui-ci devait épouser quelques semaines plus tard Mme Gufflet ; il allait sauter sur une mine et en mourir en Italie, à Radicofani, en 1943.
J’ai rendu visite aux Américains que nous sommes censés protéger et je m’aperçois très vite que leur ravitaillement comporte de la nourriture fraîche bien meilleure que les conserves de l’armée anglaise que nous recevons. Je convaincs alors le colonel américain commandant cette base de prendre dans ses cuisines un des hommes de ma batterie qui travaillait avant guerre au Ritz, à Paris. En échange, les quatre officiers de la batterie pourront profiter du mess américain. S’il était vrai que ce garçon travaillait au Ritz, j’ai « oublié » de dire que c’était pour laver la vaisselle, mais tout s’est très bien passé.
Un jour que les aviateurs américains en route pour l’Italie se restaurent, l’un d’eux, de mère française, commence à me parler et me propose de l’accompagner pour aller bombarder Tarente. Pourquoi pas, et je me retrouve à côté de cet officier dans le nez en plexiglas d’un B24. Tout se passe bien jusqu’au moment où, pendant le « bomb run », c’est-à-dire la période pendant laquelle l’avion se met en ligne droite vers son objectif, ici la flotte italienne dans le port de Tarente, nous sommes pris par la DCA des navires et des batteries de côte. N’ayant rien à faire, au contraire de mon compagnon le navigateur chargé de larguer les bombes, je suis effrayé par les éclats d’obus qui frappent les parois et terrorisé quand l’appareil à notre gauche, touché de plein fouet, s’enflamme et disparaît. Heureusement, nos bombes sont larguées, provoquant un coup d’ascenseur vers le haut suivi d’un brusque virage sur la droite et nous rentrons, enfin, atterrir à Derna. A mon retour, je suis convoqué par le commandant du régiment, qui me dit en substance : « Heureusement que vous êtes revenu, car sinon je vous aurais fait passer en conseil de guerre pour désertion à l’ennemi en temps de guerre ! »
Pour passer le temps et maintenir l’entraînement, Laurent-Champrosay organise une « école à feu », c’est-à-dire un exercice qui consiste à régler un tir à obus réels sur un objectif visible depuis un observatoire. On crée donc un objectif en entassant des caisses de munitions vides sur la pente qui va vers la mer. Quand l’exercice commence, le commandant me donne l’ordre de régler un tir sur l’épave d’un cargo échoué en face de ma cote. Je donne des ordres à la batterie et la première salve tombe en travers de la coque, provoquant la chute d’un mât. « Bravo Boris », me dit Kœnig qui était invité à ce spectacle. « Zéro Boris, me dit Laurent-Champrosay, pour régler un tir il faut d’abord encadrer la cible, un coup court, un coup long et ensuite seulement entre les deux. »
Le tir étant quand même réglé, le commandant ordonne, pour le spectacle, un tir nourri de toutes les batteries du régiment sur le tas de caisses. Les obus s’abattent, les caisses volent de tous côtés et on voit sortir de la fumée et des nuages de sable un vieil Arabe qui marche vers nous en nous menaçant de sa canne.
Je n’ai pas de chance avec ma santé et suis victime, paraît-il, de la dengue : violents maux de tête et vomissements. Je suis évacué, d’abord vers Alexandrie où je « célèbre » mon vingt- deuxième anniversaire au fond d’un lit, puis vers Beyrouth pour parfaire ma guérison.
Comme je me rétablis très vite, un ami, un autre aspirant, Jacques, me demande de le remplacer pendant deux semaines, le temps qu’il prenne une permission qu’il estime bien méritée.
En fait, il s’agit de prendre le commandement des troupes gardant le djebel Druze, massif volcanique du sud de la Syrie. Il est habité par des druzes, des musulmans établis entre le Liban et la Syrie.
Ce sont des cavaliers et ils sont incorporés dans l’armée française à titre indigène. Cela se remarque notamment par le fait que les galons des officiers sont placés verticalement sur leurs manches au lieu de l’être horizontalement.
De plus, ils sont subordonnés aux officiers français, ce qui fait que, simple aspirant, je vois chaque matin des chefs d’escadron à quatre galons me présenter leurs respects.
Je suis installé dans une maison de Soueida, au bord d’un lac, la birket de Soueida, avec ordonnances et cuisinier ; bref, une vraie vie de pacha.
Le dernier jour de mon commandement, j’organise des manœuvres qui opposent les deux escadrons à cheval à l’escadron motorisé, avec des automitrailleuses au blindage plus que léger, et je fais terminer les manœuvres par une charge des escadrons à cheval qui défilent devant moi, au galop et sabre au clair.
Nous sommes à la mi-mars 1942, je rends son commandement à Jacques et rejoins mon régiment près de Derna après un court séjour à Alexandrie.