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La Chimpanze

 


Certains textes en disent plus long que bien des témoignages. Combattant parmi les autres, je veux leur rendre hommage et donner à comprendre le ciment qui nous unissait en laissant la parole à un des acteurs de l’ombre de notre épopée dont je fus le plus proche.

Voici la lettre adressée à sa famille, le 26 octobre 1944, par Antoinette Richard, professeure agrégée de lettres au lycée d’Alger.

 

« Le 7 mai (1943) fut la prise de Tunis ; l’espoir grandissait chaque jour. Dès la fin de la campagne de Tunisie, j’avais offert au centre d’accueil de recevoir chez moi le dimanche les jeunes soldats originaires de France et qui ne savaient où aller. Cela a été le début d’une année tout à fait intéressante et heureuse pour moi. Parmi ces jeunes gens, il y en avait de très simples, mais de très gentils et qui étaient heureux d’être bien accueillis ; et surtout à partir

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Dessiné à Alger le 20 mars 1945 par Louis Mitelberg, dit « Mitelle »,

plus connu plus tard comme caricaturiste signant « Tim ».

1 cf. le dessin Jean-Mathieu Boris

 

d’octobre 1943 cela m’a valu de connaître des évadés de France. Il en est arrivé jusqu’en juin 1943. Les plus anciens m’amenaient leurs camarades et j’[en] ai reçu chaque dimanche, et souvent tous les jours, quatre, cinq, six à déjeuner ou à dîner, des garçons extrêmement sympathiques et intéressants. Cette vie familiale fut bonne pour eux. Nous inscrivions les noms sur un carnet ; il y a plus de cinquante-huit noms inscrits et cela signifie les noms des habitués, je ne compte pas ceux qui sont venus une fois ou deux. Ils n’étaient pas là tous ensemble, mais cependant il y a des dimanches soir où j’en avais vingt, vingt-deux en même temps. Quelles belles heures pour moi et quels beaux souvenirs !

« Le grand problème, c’était de les nourrir. Oh ! Ils n’étaient pas difficiles, ayant connu la faim dans les prisons de France ou d’Espagne ou dans les camps de prisonniers d’Allemagne ou d’Italie ou dans les sables de Bir Hakeim. Nous étions très strictement rationnés : 300 g de pain, 100 g de viande par semaine, un demi-litre d’huile par mois, 400 g de sucre et 250 g de café par mois, pas de beurre. Alors on a fait des prodiges : pendant tout un mois, nous n’avions que des lentilles – en soupe, en plat, en salade. En juillet, uniquement des tomates. Mais que de gaieté, que de fous rires, car les garçons faisaient la cuisine, servaient les repas : on mangeait souvent par terre, assis sur le grand tapis de mon bureau. Et il y avait des jeunes filles : trois venues de France par l’Espagne, d’autres bloquées ici en 1942, deux anciennes élèves, une dizaine en tout. Elles étaient mobilisées et gradées tandis que presque tous les garçons étaient 2e classe au début, d’où des plaisanteries continuelles. Tous et toutes avaient déjà souffert, étaient sans nouvelles de leurs parents, trouvaient Alger bien hostile car l’atmosphère ici a été et est encore assez pénible, alors la maison était un grand refuge... où tous se retrouvaient chez moi avec des amis avec qui ils avaient “travaillé” en France ou qu’ils avaient connus dans les dures prisons d’Espagne. Il fallait alors les entendre quand ils se reconnaissaient, se retrouvaient : c’étaient des hurlements de joie ! Aussi je leur avais donné un surnom, je les appelais mes “chimpanzés”.

« C’est un nom qui revient toujours dans leurs lettres et, si vous entendez parler de la Chimpanze, ne soyez pas surpris, ce nom désigne l’ensemble, l’institution, l’esprit aussi qui régnait, de grande confiance et de parfaite fraternité. On a vraiment mis tout en commun : les boules de pain et les boîtes de corned-beef (quand il y en avait !), parfois – miracle – un pot de confiture !

« Ils étaient tous arrivés d’Espagne minables, maigres, mal habillés et certains n’ont pas touché aussitôt des tenues militaires. J’ai demandé à tous mes amis des vêtements, des souliers (introuvables ici) et il a fallu réparer, recoudre, laver...

« La Chimpanze s’est constamment maintenue, renouvelée, enrichie. Parmi les plus chers je vous citerai, car vous les verrez peut-être avant que je n’arrive :

« • Jean-Louis Martin, 1,92 m, évadé d’Allemagne en 1942, arrivé ici en sous-marin. Lieutenant. Un grand garçon qui avait cruellement souffert et qui m’a amené :

« • Guy Charpentier, 23 ans, le fils du bâtonnier des avocats de Paris, “notre cher Guy”, un de mes préférés, d’une rare intelligence et d’une telle générosité ! Celui-ci arrivait par l’Espagne en novembre 1943. Il est parti en juin 1944 : nous nous entendions à merveille et j’aurais tant plaisir à le revoir ! Il avait fait ses études au lycée Janson-de-Sailly à Paris et ce fut lui qui m’amena entre novembre et juin une pléiade de jeunes gens magnifiques qui ont vraiment fait ma joie par leur entrain, leur esprit de sacrifice aussi ; tous avaient travaillé en France, beaucoup avaient fait de la prison et n’avaient qu’une idée : acquérir vite une bonne formation militaire et repartir. Presque tous ont été dans les parachutistes, les bataillons de choc ou les commandos. Hélas ! Une lettre ce soir m’apprend que, sur un groupe de huit qui venaient toujours ensemble et qui étaient fort sympathiques, quatre ont été tués à Toulon en août. Tous m’ont laissé des lettres pour leurs familles dont ils étaient complètement séparés ; cela me sera bien dur de les faire parvenir. Je peux vous citer encore :

« • Claude Chappey, un enfant de 21 ans, petit-fils du président de la Chambre de commerce de Paris ; ses grands-parents ont un château à Saint-Germain-sur-Vienne. Claude, un admirable garçon si intelligent, si dévoué ! J’ai heureusement de bonnes nouvelles de lui.

« • Louis Mitelle, prisonnier en juin 1940, évadé d’Allemagne en 1941, passé en Russie, ramené en Angleterre en août 1942, engagé chez de Gaulle, Brazzaville, le Tchad, pour l’instant il est à Londres (aviation). Il dessine. Je voudrais l’aider plus tard à se faire une situation.

« • Jean-Mathieu Boris, 23 ans, préparait Polytechnique à Rennes en 1940, parti en Angleterre, a rejoint de Gaulle le 20 juin (il avait 19 ans) ; en Libye en 1941, à Bir Hakeim en 1942, d’une intelligence hors pair et d’un entrain ! Toujours amoureux : nous l’avons tellement taquiné pour cela...

« • Jean-Paul Carrier, 26 ans, arrêté en février 1941, la Santé, la prison de Fresnes, procès du musée de l’Homme ; condamné à trois ans de prison, il a réussi à s’évader...

« Il y a des filles aussi qui sont bien intéressantes :

« • Marie-Louise Basdevant, la fille du professeur de droit, qui m’envoie une très longue lettre de Paris où elle vient d’arriver pleine d’enthousiasme. Elle n’avait pu rejoindre la France du fait des événements de 1942 ; malheureusement son plus jeune frère de 17 ans a été fusillé par les Allemands dans leur propriété du Morvan.

« • Odile Beraud-Reynaud, une de mes anciennes élèves que j’aime énormément, secrétaire depuis novembre 1943 de l’Assemblée consultative (avocate à 20 ans). Elle vient d’arriver à Paris. Par elle, l’an dernier, j’ai pu assister à presque toutes les séances de l’Assemblée, il y en a eu de passionnantes, surtout quand “le grand Charles” prenait la parole...

« Un groupe à part parmi les garçons était constitué par les “Tourangeaux”. Le premier dimanche de janvier 1944, alors qu’il y avait une dizaine de jeunes gens, arrive un jeune évadé de 20 ans : Jack Vivier. Il était allé au lycée chercher l’adresse d’un cousin de son père ; on lui avait donné mon adresse. Quand il avait dit être de Tours : “Où habitez-vous ? — A Tours rue François-Arago n° 1”, vous devinez le flot de questions, et le petit Jack est devenu un des plus fidèles habitués jusqu’à son départ pour Djemila où il a passé sa permission. Avec lui vint, le dimanche suivant, Gérard Roy, fils du Dr Roy de Tours, accompagné de son frère Michel (arrivé en novembre 1943 et reparti presque aussitôt pour le groupe Normandie-Niémen en Russie), et également Alain Vialle, fils du Dr Vialle de la rue d’Entraigues, un boute-en-train extraordinaire, et aussi Christian de Martignac qui avait fait ses études au lycée de Tours... J’oubliais Frédéric Albrecht, un bon petit dont la mère a été décapitée en 1943. Il était parti par l’Espagne en 1942, puis le Venezuela, le Canada, pour gagner l’Angleterre. C’était le plus fragile comme santé : quand je pense qu’il est quelque part dans l’Est ! Et il y en a des dizaines d’autres, tous de chics garçons et si dévoués. »

J’aime ce texte pour son humilité et parce qu’il reflète à la fois la singularité de nos engagements et l’unité profonde qui nous unissait ; cette diversité de Français faisait la France Libre : rebelle, ombrageuse mais aussi conviviale, drôle, fraternelle.