11
Les combats des Vosges
Le 6 juin 1944, les Alliés ont débarqué en Normandie et, le 15 août, en Provence. Le commando est toujours à Staouéli et nous sommes furieux d’être tenus à l’écart des combats. On nous avait dit que nous serions parachutés dans le Vercors pour encadrer le maquis et de fait nous nous sommes retrouvés un jour sur l’aérodrome de Blida pour être transportés en Corse et ensuite en France. Mais au bout de quelques heures le contrordre est arrivé sans qu’on sache pourquoi et nous sommes restés sur place. Du coup, les garçons, surentraînés et ne supportant pas l’inaction, se sont trop souvent livrés à des bagarres et des déprédations dans Alger. Je ne sais pas si c’en est la raison, mais le commandement a finalement décidé de nous envoyer en France, et c’est sur le croiseur Montcalm que nous sommes arrivés, début octobre 1944, dans la rade de Toulon.
Un spectacle désolant nous y attendait. La flotte française fidèle à Pétain n’avait pas quitté son mouillage et rejoint l’Afrique du Nord. A la suite de l’occupation, à partir du 11 novembre 1942, de la « zone libre » et pour éviter sa capture par les Allemands, elle s’était sabordée le 27 novembre sur l’ordre de l’amirauté du régime de Vichy. A quelques exceptions près, les sous-marins Casabianca, Glorieux et Marsouin, elle refusait ainsi définitivement de rejoindre les Alliés. Ainsi 90 % de la flotte de Toulon a été perdue, dont la totalité des forces de haute mer qui y étaient stationnées. Tous les grands bâtiments de combat sont coulés et irrécupérables. Certains seront par la suite renfloués, mais ne feront jamais que de la ferraille.
Après Toulon, nous sommes envoyés vers Marseille, où nous cantonnons dans une minoterie des faubourgs en attendant de prendre un train pour les Vosges. Sachant que Raymond Aubrac est commissaire de la République, je vais à l’hôtel de ville où je le trouve dans une immense salle derrière un non moins immense bureau qu’il contourne pour m’embrasser, sous les regards étonnés d’un huissier à chaîne qui n’a pas digéré mon intrusion sans rendez-vous.
Je profite de la situation pour essayer d’avoir des nouvelles de Moïra en appelant Londres au téléphone, ce qui n’est pas, à l’époque, une mince affaire. Au bout de près de deux heures, la communication est établie et j’ai enfin en ligne le Lord Admiral, son père ; à peine me suis-je nommé que j’entends sa voix pleine de peine : « J’ai la grande douleur de vous apprendre que Moïra est morte » et, avec une immense tristesse, il me dit qu’un des V2 envoyés sur Londres avait pénétré par un tuyau d’aération dans le club en sous-sol où Moïra passait la soirée, tuant tout le monde.
Les six semaines que nous avions passées ensemble à Catterick étaient restées en moi comme un grand moment de bonheur. Deux ans s’étaient écoulés jusqu’à ce coup de téléphone, je n’avais plus de ses nouvelles depuis très longtemps et je ne croyais plus que je la reverrais, mais d’apprendre ainsi sa mort, après celle de Priscilla, m’a blessé plus que je ne l’aurais cru ; certes, plusieurs dizaines d’années sont passées depuis ce jour, j’ai vécu, j’ai aimé, mais comme l’a écrit Jean-Baptiste Clément dans « Le Temps des cerises » : « C’est de ce temps-là que je garde au cœur une plaie ouverte. »
Après plus de quatre ans, ce retour en France signifie malgré tout que je vais pouvoir retrouver les miens et je ne peux pas décrire l’émotion que je ressens. Rien que de se promener dans les rues, d’entrer dans les magasins, de côtoyer les gens, ces choses banales me donnent un sentiment de plénitude, de récompense pour les épreuves subies.
J’apprends que ma mère, réfugiée dans le château de Montjeu, propriété de Roger et Anne-Marie Demon, amis de mes parents, est en bonne santé. J’apprends également la déportation de mon oncle Henri Abraham et de sa fille Thérèse. J’apprendrai plus tard la déportation de Paul et Valentine Keim et de mes cousins Brunner. Aucun ne devait en revenir.
Finalement, nous arrivons à Epeugney, un petit village près de Besançon. En ce mois d’octobre 1944, la France est enfin libérée de l’occupation allemande, à l’exception de quelques départements de l’Est. Les officiers logent chez l’habitant, les hommes dans des granges. Les commandos étant au repos, j’ai obtenu une permission pour aller à Paris essayer de retrouver ma mère et mes frères que je n’ai pas vus depuis juin 1940. Mon père, je le sais, est toujours prisonnier de guerre en Allemagne.
J’arrive 67, boulevard Lannes pour constater que l’appartement est vide. Il a même été vidé. Le concierge me dit que l’amiral Doenitz12, qui l’avait occupé, était parti non seulement avec les meubles, mais même avec les ampoules et les prises de courant !
Un peu désemparé, je décide d’aller chez l’ami de mon père, celui qu’on appelle « Oncle » Roger : il habite près de là, au 94, boulevard Flandrin.
Reçu avec chaleur par « Tante » Anne-Marie, leur fils et les jumelles, il y avait à peine une heure que j’étais là quand on a sonné à la porte : c’était mon frère Michel. Vous dire notre joie de nous retrouver dépasse mes possibilités littéraires ; sachez seulement que nous ne pouvions plus nous détacher l’un de l’autre.
Les premiers moments d’émotion passés, et après m’avoir dit que notre mère et François étaient sains et saufs à Lyon, Michel a enfin consenti à nous raconter sa vie de ces derniers mois.
En 1942, il avait rejoint la Résistance, celle qui menait dans l’ombre la lutte contre l’occupant et ses valets du gouvernement de Pétain ; la Résistance qui impliquait pour ses membres une vie clandestine pleine de l’angoisse perpétuelle d’être découverts, arrêtés, torturés, déportés, fusillés.
Michel avait choisi, pour défendre la France, de prendre tous ces risques ; il avait à peine 19 ans. Enrôlé dans le réseau Plutus, il était affecté au « service national des faux papiers » des Mouvements unifiés de résistance, à Lyon. Là, avec d’autres, muni de dizaines de documents, cartes d’identité, permis de conduire mais aussi bons de nourriture, il forgeait les fausses identités qui permettaient à des résistants ou à des juifs d’échapper aux arrestations menées par les Allemands ou la police française de Vichy.
C’est dans l’appartement de Lyon où ils travaillaient que, trahis par un des membres du réseau, ses camarades et lui ont été arrêtés par la Milice dirigée par Touvier ; c’était le 21 mars 1944, le jour même de ses 20 ans.
Michel a ensuite été interrogé ; on voulait savoir qui étaient les autres membres du réseau, où ils se trouvaient. Michel a refusé de parler. Alors il a été battu, torturé. Il n’a toujours rien dit. Désespérant de pouvoir continuer à se taire sous la torture et passant sous bonne garde près d’une fenêtre ouverte, il a tenté de se suicider en se jetant dans le vide, ce qui lui valut d’être battu plus violemment encore. Michel m’a dit : « Je voulais tenir le coup quarante-huit heures pour laisser le temps aux autres de se cacher, et j’ai tenu. »
Ensuite, Michel a été emmené dans un camp, plus au sud, à Saint-Sulpice-la-Pointe, près de Toulouse, en attendant d’être déporté. Le camp était entouré de deux enceintes en grillage surmontées de barbelés. Avec un camarade de détention, Maurice Scéveno, à la faveur du soir, ils ont mis une planche appliquée sur la première enceinte, et, en s’élançant, ont sauté au-dessus de la seconde avant de s’enfuir dans la forêt voisine. Les gendarmes qui gardaient le camp se sont vite aperçus de leur fuite et sont partis à leur recherche avec des chiens. Michel et son ami ont passé la nuit cachés dans les feuillages d’un arbre après que leurs poursuivants furent rentrés bredouilles.
Le lendemain matin, il leur fallait passer devant le camp pour gagner la ville voisine et une gare ; ils ont trouvé une pelle et une pioche et sont passés devant en chantant comme si de rien n’était. Les gardes ne pouvaient connaître les prisonniers et n’ont pu soupçonner que des fuyards osent ainsi défiler devant leur prison.
Michel a ensuite rejoint un maquis et a participé à plusieurs opérations de harcèlement des forces allemandes et, notamment, à l’attaque d’un train blindé allemand près de Mazamet avec des parachutistes américains.
« Et que viens-tu faire à Paris ?
« — Je veux m’engager pour finir de chasser les Allemands ; j’ai un compte à régler ; peux-tu m’emmener dans ton commando ?
— Tu ne crois pas que tu en as assez fait ? De toute façon, ce ne serait pas une bonne idée d’avoir les deux frères dans la même unité. Je sais que la 2e division blindée du général Leclerc recrute et je te conseille de t’y engager.
— Je veux finir de chasser les Allemands ; j’ai un compte à régler. »
Et c’est ainsi que Michel, à peine remis de ses blessures, a participé aux combats qui ont permis de libérer l’Alsace et Strasbourg avant d’aller conquérir enfin, au cœur de l’Allemagne, le nid d’aigle d’Hitler à Berchtesgaden.
La situation est alors la suivante. Après le débarquement du 6 juin 1944 et la libération de Paris, le 25 août, les Alliés sont à la poursuite des troupes allemandes en déroute. Le 3 septembre, le 30e corps britannique du général Horrocks libère Bruxelles. Les Américains sont sur la Moselle le 11 septembre 1944, Nancy est libérée le 15 septembre.
La 2e division blindée française, intégrée au 15e corps US et placée à l’extrême droite du dispositif allié, est envoyée vers Langres pour faire sa jonction avec la 1re armée française du général Jean de Lattre de Tassigny, qui remonte du Midi. Les troupes françaises débarquées sur les côtes méditerranéennes n’ont pas perdu de temps et sont même en avance d’un mois sur le planning initial américain.
Partout, les Forces françaises de l’intérieur (FFI), soit isolément, soit en corps constitués, apportent un précieux concours. Leur action est parfois déterminante, comme dans la reddition de l’arrière-garde de la 1re armée allemande, laquelle surveillait la côte atlantique de Hendaye à la Loire.
Dans les Vosges, les Allemands se sont ressaisis et le front est stabilisé sur le Rhin et la ligne Siegfried. L’Allemagne mobilise ses dernières ressources pour renforcer son front de l’Ouest et conserver la partie du sol français qu’elle occupe encore, la poche de Colmar.
Je rejoins le commando à Epeugney, près de Besançon, dans le Doubs, le 28 octobre, et trois jours plus tard, le 1er novembre 1944, à 3 heures du matin, les hommes sont installés dans des véhicules fournis par le corps d’armée car, en principe héliporté, le commando n’en possède pas. Je suis dans la Jeep de tête de mon peloton ; à côté de moi se tient Fanfard, mon sous-lieutenant. Un motard s’arrête : « Mon lieutenant, un pli pour le sous-lieutenant Fanfard. » Celui-ci l’ouvre, le lit, me le tend : c’est un ordre de rejoindre immédiatement l’état-major de la 1re armée. Fanfard reprend le pli et le déchire : « Tu comprends, je suis pupille de la nation parce que mon père est mort des suites de la guerre de 14-18, alors ma mère s’est débrouillée pour que je sois planqué. Mais pas question, j’ai trop attendu de pouvoir me battre et je veux le faire au moins une fois. »
Le convoi s’ébranle sans qu’un autre mot soit dit et, dans l’après-midi, le cantonnement est établi dans les environs immédiats de Saint-Amé. Le 2 novembre, les officiers sont réunis dans une salle de classe pour recevoir les ordres pour l’attaque du lendemain. Le colonel Gambiez, commandant la brigade, le groupe de commandos et le bataillon de choc, décrit au tableau la manœuvre : « Départ à 4 heures demain matin ; vous vous mettez en position devant le village, à mi-chemin de la forêt ; à 8 heures déclenchement des tirs d’artillerie ; à 8 h 30, les chars arrivent et vous vous portez derrière pour attaquer les positions ennemies en lisière du bois. Pas de questions ? Bonne chance à tous. »
En ouvrant la porte je fais sursauter la sentinelle abritée dans l’encoignure ; la lumière rogne un instant le clair de lune. Les officiers de la brigade se dispersent par petits groupes, emmitouflés et trébuchant sur la boue gelée. Je finis de donner mes instructions à Fanfard et continue seul vers le haut du village.
Ainsi, tout allait donc finir demain ; l’attaque était stupidement préparée, probablement inutile, mais, avec ces volontaires qui savaient si bien se faire tuer, le colonel Gambiez gagnerait sûrement ses étoiles. Et puis, de toute façon, que restait-il à faire ? La guerre était gagnée, le pays presque libre et dans six heures le peloton serait rassemblé et commencerait la longue marche d’approche.
Les chasseurs sont installés dans une grange et j’ai reçu un billet de logement chez une dame assez âgée qui m’offre une chambre avec un grand lit moelleux dans lequel je m’endors immédiatement.
A 5 heures la sonnerie du réveil me sort du sommeil. Au bruit fait en mettant une bassine d’eau à chauffer (mon père m’avait dit : « Il faut être propre quand on monte à l’assaut, c’est mieux si on est blessé »), la dame chez qui je logeais est descendue à la cuisine : « Vous n’êtes pas couché ? — Eh non, madame, je dois partir cette nuit. — Et vous allez vous battre, pauvre petit. »
Et puis je me lave et m’habille avec soin, sous-vêtements de laine, chemise, pantalon treillis et blouson, béret noir, souliers et guêtres puis la ceinture de toile avec ses bretelles.
Crâner et sourire. « Beau chevalier qui partiez pour la guerre, qu’alliez-vous faire si loin de nous », dit le poète. Sourire aussi en finissant de m’habiller, genre casoar et gants blancs d’août 1914. Et à s’habiller en tout propre, on se sent prêt, toujours prêt ; prêt à quoi ? Qu’importe, on est prêt, c’est tout.
C’est l’heure. Sur mes bretelles je fixe trois grenades et une lampe, puis le pistolet à droite et le poignard à gauche, avec leurs lanières autour des cuisses et la courroie de la carabine passée à l’épaule. J’embrasse la dame qui fait un signe de croix et je sors dans la nuit.
La neige crissait sous mes pas. Le peloton était prêt, devant la grange, avec à sa tête le sous-lieutenant Fanfard et mes deux aspirants, Guy de Miribel et Jean-Paul Blum. Tout de suite a commencé la lente montée vers le village du Haut-du-Tôt ; le long de la route, dans un virage, des artilleurs mettaient leurs pièces en batterie. Le jour commençait à peine quand j’ai installé mon peloton dans les fougères, à contre-pente mais face aux positions ennemies. J’ai dit à mes gars : « C’est le moment de vider vos vessies ; en cas de blessure ce sera moins grave. »
Et puis le temps s’écoule sans que rien ne se passe et le jour commence à se lever. On allait envoyer ces garçons à l’assaut de fortifications ! C’était une entreprise stupide destinée à « montrer son mordant », comme avait dit le colonel, qui briguait ses étoiles. On allait faire une attaque d’infanterie avec un appui de chars.
A l’heure dite, les batteries commencent à pilonner les positions allemandes à l’orée de la forêt. Le brouillard empêche de voir quoi que ce soit et les chars n’arrivent toujours pas.
Les tirs d’artillerie s’arrêtent après avoir duré juste assez de temps pour réveiller l’ennemi, mais pas suffisamment pour le neutraliser. Contrairement au programme, les chars ne viennent pas. Et puis l’ordre d’attaquer tombe quand même, et c’est à ce moment que le brouillard se lève. « Allons-y, les gars », et je me redresse alors pour entraîner mon peloton.
Prudemment, nous nous glissons de l’autre côté de la crête, un des pelotons, le deuxième, en avant sur la gauche, l’autre, le mien, en bas à droite. Sous la violence des tirs de mitrailleuse et au milieu des obus de mortier venant d’en face, nous restons couchés dans les fougères. Je suis joue à joue avec Fanfard en train d’examiner à la jumelle les lignes ennemies à l’orée de la forêt ; une balle frappe au cou Fanfard qui s’écroule, carotide coupée, et je dois rouler sur moi-même pour m’éloigner.
Des hurlements à glacer le sang viennent du petit bois à gauche. On saura plus tard qu’un obus de mortier a éclaté dans les branches et que ses éclats ont tranché les deux jambes du lieutenant Lamothe d’Argy ; malgré des garrots, il continuera à perdre son sang et finira par mourir au bout de deux heures. Tout son peloton d’ailleurs va subir de lourdes pertes, incapable de se dégager de cette position.
Je décide alors de faire glisser mon peloton en rampant vers la droite, en profitant d’un léger repli de terrain qui nous masque des ennemis ; un nouvel obus de mortier éclate derrière moi touchant Olivier Girardet, mon agent de liaison, à la tête, mais, guidé par mes deux aspirants, le mouvement s’accomplit sans autre dégât. Ayant mis les deux fusils-mitrailleurs en batterie avec ordre de me couvrir de leurs tirs, je rampe avec deux chasseurs vers l’orée de la forêt et finis par neutraliser un mortier et une mitrailleuse par des jets de grenades. Profitant de cette accalmie, le peloton se dresse et, prenant d’assaut à revers le reste des positions, pénètre dans la forêt jusqu’à une scierie, provoquant la fuite des Allemands.
L’affaire est terminée, mais a coûté cher : le peloton Lamothe d’Argy a perdu, en tués et blessés, plus de la moitié de ses hommes, les deux autres ont aussi subi des pertes sérieuses, et je suis le seul à « m’en tirer » avec deux tués et deux blessés.
En revenant vers le village, je trouve les corps d’un officier et de deux hommes du bataillon de choc ; ils ont été tués par-derrière. Apparemment, des Allemands étaient restés dans une des maisons dépassées par l’attaque et ils s’étaient ainsi débarrassés de leurs assaillants avant de s’enfuir.
Le combat terminé, les ambulancières viennent ramasser les corps, désormais raidis par le froid dans la position qu’ils avaient en mourant et c’est un étrange spectacle de voir ces deux jeunes femmes se saisir des cadavres et les entasser les uns sur les autres dans leur ambulance. Nous avons eu 24 tués, dont 5 officiers.
Plus tard, le colonel Gambiez vient féliciter Vallon, le commandant du groupe de commandos, et je suis témoin de l’échange suivant :
Le commandant : « Merci, mon colonel, mais nous avons subi de lourdes pertes en hommes et en officiers. »
Le colonel, lui mettant la main sur l’épaule : « Ah, Vallon, vous serez toujours un sentimental. »
Plus tard encore, je me promène dans les environs avec Jean-Paul qui, brusquement, crie : « Arrête, tu as le pied dans un fil de fer » et effectivement, au bout du fil, une mine antipersonnel fixée à un arbre. Je m’immobilise – il ne faut ni tirer ni relâcher le fil – pendant que Jean-Paul neutralise la mine, puis, se mettant à plat ventre à 50 mètres de là, me crie : « Couche-toi. » Je m’exécute. Aucune déflagration, mais en dépit du froid, je suis couvert de sueur.
Le soir, Gambiez réunit les officiers dans la salle de classe du Haut-du-Tôt pour le débriefing. Je n’y tiens plus, je me dresse et lui crie : « Il ne fallait pas attaquer sans les chars ! Trop de mes amis sont morts, mon colonel, vous êtes un assassin. » Et je me rassieds pendant que le murmure des autres officiers semble m’approuver, ce que sent le colonel qui fait semblant de mettre le tout sur le compte de la fatigue et clôt la réunion sans oser me sanctionner.
Quand je rejoins mon peloton dans une grange, les chasseurs m’ont installé une sorte de couche dans un coin et m’apportent un repas chaud sans que je demande rien ; pour moi, il ne saurait y avoir de plus belle récompense.
J’écris à ma mère :
« SP 70931, le 6 novembre
« J’ai reçu ta carte, Maman Chérie, alors que je descendais du combat aussi la joie que j’ai eue à la recevoir en a-t-elle été accrue.
« Combat très dur mais victorieux. Mon peloton a été splendide. Tous ces gosses ont tenu sous des tirs très violents de mitrailleuse, de mortiers et de canons et ont enlevé leur objectif en gardant un sang-froid et une discipline parfaits. Ils n’ont cessé d’exécuter mes ordres avec calme comme s’ils étaient à la manœuvre malgré leurs camarades qui tombaient.
« Mon officier adjoint a été tué à côté de moi par un tireur d’élite et j’ai également eu un chasseur tué. Mais c’est mon peloton qui a eu le moins de pertes, et c’est, je crois, parce qu’il n’a pas cessé de rester en contact avec ses cadres.
« J’en suis très fier car ces chasseurs, c’est moi qui les ai formés. »
Quelques jours plus tard, une nouvelle croix de guerre et une citation, celle que je préfère : « Chef de peloton type du vrai baroudeur, plein d’allant et de bravoure. Le 3 novembre 1944, à l’attaque du bois de Lyris, a su galvaniser son peloton par une attitude énergique et résolue. Pris sous des tirs violents de mitrailleuses et de mortiers s’est dépensé sans compter donnant à tous l’exemple du devoir. »
Avant cette affaire qui s’annonçait difficile, Lamothe d’Argy m’avait convaincu d’aller communier « pour nous préparer à affronter ces rudes combats ». Fanfard, mon adjoint, quant à lui, avait décliné en trois mots simples mais définitifs : « Je suis athée. »
Quelques heures plus tard, le combat terminé, Lamothe d’Argy et Fanfard sont morts, comme beaucoup de chasseurs, et ma réflexion me porte à nouveau vers Dieu. Ce n’est pas le fait qu’à la fois celui qui croyait au ciel, Lamothe d’Argy, et celui qui n’y croyait pas, Fanfard, ont tous deux été tués, non, c’est plutôt qu’à aucun moment pendant ces combats, je n’ai pensé ni à Dieu ni à prier.
En fait, après Bir Hakeim, à 21 ans, je me trouvais en état de faiblesse. Aujourd’hui, je me suis aperçu que je n’avais plus besoin d’une foi qui me servait de béquille ; j’ai abandonné toute superstition, si on entend par là les préjugés inexplicables par opposition à la raison. Je n’ai plus besoin de croyances irrationnelles pour affronter l’adversité.
Je me rends compte enfin qu’une prière n’est en fait qu’une forme d’autosuggestion : ayant peur d’être blessé ou tué, je prie Dieu qu’il veuille bien que je sois épargné et, convaincu qu’il m’a entendu et va me protéger, je me sens rassuré.
Instruit dans trois religions, judaïsme, protestantisme et catholicisme, j’en aurais été « guéri », mais je ne renierai jamais le fait d’être juif. Ce n’est pas pour moi une religion et je ne suis pas sioniste mais je dois m’en réclamer par fidélité à ceux qui m’ont précédé.
Finalement, si j’éprouvais le besoin – et peut-être le devrais-je – d’une religion, je choisirais certainement le bouddhisme. En présentant cet ensemble ramifié de pratiques méditatives, de pratiques éthiques, de théories psychologiques, philosophiques, cosmogoniques et cosmologiques, abordées dans la perspective de la libération de l’insatisfaction et du plein épanouissement du potentiel humain, le bouddhisme fait confiance à l’homme et ne l’oblige pas à s’abaisser à des croyances irrationnelles.
Cela dit, et tout en confirmant que je ne crois en aucun dieu, je souhaite néanmoins, toujours par fidélité, que soient récitées sur ma tombe les prières hébraïques dont les cadences escortèrent vers leur dernier repos tant de mes ancêtres. Je ne demande pas de rabbin ; je demande seulement que soit dit un kaddish comme celui qui a accompagné mon ami, l’aspirant Jean-Pierre Rosenwald, le 6 juin 1942, dans sa tombe sous le sable de Bir Hakeim.