12

L’Alsace

 


Après les combats du Haut-du-Tôt, dans la journée du 6 novembre, le groupe de commandos s’installe à Remiremont, dans la caserne Saint-Etienne. Il n’y a ni matelas, ni paille, seulement de grandes salles nues et vides. Néanmoins les chasseurs se couchent immédiatement sur le plancher et jouissent d’un sommeil réparateur. Mais, dans la nuit du 6 au 7 novembre, la caserne prend feu. En toute hâte, les commandos doivent déménager : on organise une chaîne pour descendre dans la cour les munitions et les caisses d’obus de mortier stockées au deuxième étage. Au petit jour, tout le monde est regroupé dans un autre bâtiment aussi vide et démuni.

Le 8 novembre, nous rentrons à Epeugney et, le lendemain, Vallon invite les officiers du groupe à dîner dans un restaurant de Besançon où nous étions déjà allés. Nous occupons, bien sûr, une grande table, et, à la fin du repas, Vallon se dresse, le verre à la main : « Messieurs, à nos morts. » Tous debout nous trinquons, partageons une minute de silence, puis Vallon tape dans ses mains : « Et maintenant, musique ! »

La guerre continuait lentement de finir. Le pays était libéré, à l’exception des départements de l’Est, mais un hiver de combats s’annonçait. Nous venions, en trois jours et trois nuits, de faire 50 kilomètres à pied, en dormant couchés par terre. C’était en novembre, dans les Vosges, aux portes de l’Alsace. Il faisait froid et humide, nous étions fatigués, parfois à bout de nerfs. Et pourtant cette avance s’était jusque-là faite pratiquement sans combattre ; les Allemands laissaient des arrière-gardes pour garder le contact, mais elles décrochaient aux premiers coups de feu. Souvent, profitant de la nuit, leurs unités reculaient de plusieurs kilomètres.

Mais tout n’était pas triste : le matin du deuxième jour, après une nuit passée à dormir à même le sol dans un petit bois sur une colline proche d’Héricourt, Jean-Paul, apercevant un château en contrebas, nous suggère d’aller voir de plus près. « Ce sont des amis de mes parents. »

Et nous voilà partis, mes deux aspirants et moi, laissant le peloton encore ensommeillé. Au coup de sonnette, un valet de chambre, veste blanche et gants blancs, nous ouvre la porte et, sans broncher à la vue de trois escogriffes sales et pas rasés, demande : « Qui dois-je annoncer, messieurs ? » Jean-Paul se présente et nous sommes rejoints dans le salon par un gentleman en culottes de golf dans des chaussettes hautes, le châtelain, dont je tairai le nom, emprunte son ton le plus urbain : « Ah, Jean-Paul, comme c’est gentil d’être venus nous voir, vous êtes de passage ? » Avant que nous puissions répondre, son épouse nous rejoint. Jean-Paul nous présente et la dame me dit : « Mais lieutenant, comme c’est dommage que vous ne soyez pas venus il y a deux jours, vous auriez pu rencontrer des officiers allemands qui logeaient ici, des gens très sympathiques, d’ailleurs le colonel qui les commandait venait chasser avec mon mari avant cette guerre. »

Bien entendu nous restons sidérés par ces paroles. Mais une canonnade retentit et, par les grandes baies, nous apercevons au loin quelques-uns de nos chars qui avancent ; en même temps la radio nous demande de rejoindre le peloton qui doit faire mouvement. Nous quittons les lieux, encore muets, stupéfaits par tant d’inconscience.

Mais reprenons. Le commando avait été reformé après les pertes subies quinze jours plus tôt lors des combats du Haut-du-Tôt. Mon peloton comprenait désormais des survivants du 4e peloton ; le sous-lieutenant Le Gall remplaçait Fanfard.

 

Le 17 novembre 1944, je prenais une minute pour écrire à ma mère :

 

« Maman Chérie,

« Ça y est, le boche décroche. Nous sommes en poursuite. Les commandos frappent. Combats de forêts, combats de rues. Prises de villages par maison ou en bloc et le boche laisse ses blessés sur le terrain. Nous irons jusqu’au Rhin. C’est la belle bagarre, presque sans pertes, qui nous console du dernier baroud si coûteux. C’est probablement le dernier combat de l’hiver et j’ai droit ensuite à une permission de huit jours.

« Nous repartons.

« Je t’embrasse. »

 

Ce même 17 novembre, la nuit avait commencé par une progression particulièrement silencieuse. Il s’agissait en effet pour le groupe de commandos de s’infiltrer, en profitant de l’obscurité, dans le village d’Essert pour chasser les Allemands qui le tenaient. Il fallait d’abord prendre le contrôle du pont d’Essert, au-dessus du canal de la Haute-Saône, pour permettre l’arrivée de nos chars. Les deux pelotons, dont le mien, avaient réussi, vers minuit, à s’installer sans attirer l’attention dans le cimetière en contrebas de l’église. Couchés parmi les tombes, nous attendions que commence une opération de diversion : Jean-Paul, qui, depuis son enfance, connaissait tous les sentiers de cette région, s’était placé au nord du village, sur les pentes de la colline que surmonte le fort du Salbert, accompagné de trois hommes. Au signal, il devait déclencher des tirs aussi nourris que s’il s’agissait d’une attaque majeure, avant de se retirer dans la nuit. Alertée, l’essentiel de la garnison allemande se porterait dans cette direction et nous devions en profiter pour occuper le village.

A 22 heures ce soir-là, nous attaquons. Pour une fois, tout se déroule comme prévu et nous profitons d’une surveillance réduite pour nous établir à l’ouest de la grande rue, puis à l’est. Je décide de passer par les toits avec Le Gall et des hommes de sa section afin d’atteindre la maison qui domine le pont sur le canal d’où reviendront les Allemands quand Jean-Paul aura décroché. Arrivé là, je défonce une lucarne et je me laisse glisser dans un grenier que les incendies éclairent par une fenêtre latérale.

Ce qui est arrivé ensuite, je sais que je ne l’oublierai jamais. La scène elle-même s’est peu à peu estompée, mais ces yeux, ce regard viennent me hanter soudain, sans que je le veuille, et je ressens à chaque fois le même choc qu’alors.

Il arrive qu’un corps étranger s’insère en nous, un éclat d’obus, par exemple, trop petit ou trop profondément enfoui pour être extrait. Perdu dans la chair, l’esprit l’oublie. Et puis, soudain, il signale sa présence par une douleur fulgurante. Ainsi, l’image qui s’est incrustée au plus profond de moi-même en cet instant singulier n’a jamais cessé, ma vie durant, d’apparaître de façon inattendue, provoquant chaque fois, avec la même violence, le même bouleversement que j’avais alors subi.

Tandis que je suis dans le grenier, une porte s’ouvre ; un officier allemand apparaît qui pointe sur moi son Luger. Il tire. Rien, l’arme s’est enrayée, mais déjà le canon d’une mitraillette tenue par un autre apparaît sur son épaule. Soudain, une rafale ; je ne suis pas mort, c’est Le Gall qui a tiré depuis le toit et les deux hommes s’effondrent.

Ce qui reste de cette poignée de secondes se déroule aujourd’hui dans ma mémoire comme un film qui passerait au ralenti. Ce qui me fascine, c’est le regard de l’officier, ou plutôt la disparition de son regard : la lumière des incendies éclairait son visage, ses yeux me scrutaient intensément. Et puis, blessé à mort, ses yeux ont basculé, sont revenus vers moi et son regard s’est éteint tout en me fixant. C’est ce basculement, ce passage de la vie à la mort, à six pas de moi, qui ne cesse, ne cessera jamais, de revenir me prendre aux tripes.

Un peu plus tard, j’ai eu le temps de me pencher sur les cadavres. Ludwig W., le lieutenant allemand, avait mon âge. Dans ses papiers, une photo le montrait enlaçant une fille ravissante ; nous aurions pu être amis.

La suite ? Nous accueillons les Allemands par un feu nourri et nous faisons une dizaine de prisonniers aussitôt enfermés dans une cave, car la situation n’est pas encore claire et nous ne savons pas si la voie est libre vers l’arrière. Il est alors une heure du matin et un grand calme s’instaure : je place des sentinelles et envoie le reste des hommes se reposer. Je vais moi-même dormir un peu et me fais réveiller dès que le jour se lève.

Les Allemands tiennent toujours la partie nord du village, de l’autre côté du canal, et nous avons ordre de ne rien faire. Les chars doivent arriver et forcer la position. Mais on me signale qu’un tireur d’élite allemand, caché dans une maison, nous fait de gros dégâts ; un ami de toujours, Prévost, lieutenant comme moi, et comme moi survivant des combats d’Afrique, vient d’être mortellement blessé.

Je décide d’essayer de mettre un terme à ce danger. Agenouillé, je pose mes jumelles à l’extrémité sud du muret de briques qui borde le pont pour tenter de voir d’où proviennent les tirs. A gauche, une bétonnière abandonnée. Un coup de feu suivi du bruit de la balle tournant dans le bol de la bétonnière ; je me couche et m’éloigne en rampant. Après la fin des combats, je suis retourné voir ce qui s’était passé : la balle du tireur qui m’était destinée était quelques millimètres trop bas. Elle a donc heurté le dessus du muret mais, ayant touché la jointure de deux briques, elle a été déviée vers la bétonnière au lieu de ricocher tout droit, vers mon front !

Heureusement, on entend le grondement des chars qui arrivent et les Allemands décrochent. C’est alors que, venant cette fois du sud-est, nous sommes attaqués par des Panzergrenadiers. Bien que plus qu’à moitié morts de sommeil et de fatigue, les hommes du commando les repoussent par un combat de corps-à-corps bref, mais violent ; d’une rafale, je descends un Feldwebel qui se préparait à lancer une grenade. Son explosion met fin au combat et, comme les chars arrivent enfin, nous passons à la contre-attaque. L’ennemi se replie très vite.

Pendant tout le combat, le capitaine est resté invisible. Il émerge enfin d’une cave et, comme je lui dis mon chagrin à la mort de Prévost, il a le culot de me répondre qu’il n’avait qu’à pas s’exposer. Tout capitaine qu’il est, je lui balance une gifle qui reste sans réaction et fonce chez le commandant à qui je tiens ce langage : « Mon commandant, le capitaine X est resté sur les toits ou dans les caves quand on se battait dans les rues et voici ce qu’il m’a dit quand je lui ai annoncé la mort de Prévost. Si vous ne le virez pas tout de suite, je vais l’abattre. »

Dans la pièce, tout le monde s’est figé. Le commandant m’a regardé, longuement, sans rien dire, avant de trancher : « Je vais confier ce commandement au lieutenant Du Bellay. » Le capitaine reçoit l’ordre de s’en aller immédiatement et c’est mon ami le lieutenant Guillaume Du Bellay, dernier descendant du poète, qui prend sa place.

Nous enterrons nos morts : 24 tués dont 4 officiers ; parmi eux, outre Prévost, il y a Georges Schmidlin de Franck, l’auteur de la musique de la « Marche du 1er commando » dont Yves de Kermoal, un autre chasseur de mon peloton, a écrit les paroles. Les voici :

 

Quel est cet orage qui gronde ?

Quel est ce signe dans le ciel ?

Est-ce la fin de notre monde,

L’apocalypse qui nous réveille ?

Ce sont nos frères, nos camarades

Qui chantent ensemble et en cadence

Le grand requiem de parade

Du 1er commando de France

(Refrain :)

C’est la grande marche virile,

C’est la grande marche du sang,

C’est le grand rythme des cœurs d’hommes,

O commandos !

C’est la grande marche virile des commandos

C’est la grande marche du sang des commandos

C’est le grand rythme des cœurs d’hommes,

Que les femmes, ah les femmes, n’entendent
[jamais

Commando

Que les femmes, ah les femmes, n’entendent
[jamais

C’est du sang nouveau

Comme du vin nouveau

Mais pas pour les lèvres des femmes.

 

Ils ont vaincu sous un ciel noir,

Mais ils n’ont pas pleuré leurs morts

Car dans l’ivresse de la victoire,

Ils se sont révélés plus forts.

Ils ont servi sur leurs tombeaux

Une patrie que leur vaillance

Fera plus nette que les couteaux

Du 1er commando de France.

 

Le cœur blessé et le corps meurtri, nous devons revenir à la mission principale : marcher vers Belfort sans autre réaction que des tirs sporadiques d’artillerie.

Plus tard dans l’après-midi, après quelques combats de rue, le général allemand commandant la place de Belfort se rend et donne l’ordre de cesser le feu. Pourtant un fort continue de tirer, et, faute d’autre objectif, se contente d’arroser la ville, faisant des victimes civiles. Les compagnies du bataillon de choc escaladent les glacis et balancent des grenades pour neutraliser les canons. Dans le silence revenu, une porte s’ouvre dans la cour et un drapeau blanc apparaît, porté par un officier allemand. Ce sont des Français de la légion Charlemagne13 qui, non contents de se battre contre nous, continuaient d’arroser les Belfortains. « Monsieur, dit le colonel, faites sortir vos hommes, qu’ils déposent leurs armes et s’alignent. »

Alors que la brigade s’installe à une dizaine de kilomètres au nord de Belfort, à Lamadeleine-Val-des-Anges, un hameau dans les collines des ballons des Vosges, des renseignements nous apprennent que les châteaux de Saint-Nicolas, à deux kilomètres au sud-est, sont occupés par une partie de l’état-major de Karl Oberg14, Obergruppenführer SS. Une trentaine d’officiers sont installés dans le grand château, 80 gardes dans le petit, et leur sécurité est assurée par une patrouille de deux hommes qui suivent toujours le même itinéraire.

Mon peloton reçoit l’ordre de tuer les officiers après avoir neutralisé les hommes de la patrouille, de préférence en les assommant pour éviter le bruit. Inutile de dire que la pensée d’avoir à liquider ce genre d’ennemi me comble d’enthousiasme.

Dans la nuit du 23 au 24 novembre qu’éclaire un peu la lune, vers 23 h 30, et malgré le froid glacial et la pluie, la seule voie pour éviter de se faire repérer est de progresser dans un ruisseau. La glace se reforme autour de nos jambes pendant que nous attendons la patrouille. Personne ne passe ; j’envoie deux chasseurs en éclaireurs. Ils reviennent avec trois habitants de Saint-Nicolas – les deux frères Lacreuse, Paul, le jardinier, et Alain, le garde forestier –, ainsi que Léo Lindecker, qui rapportent une mauvaise nouvelle : les Allemands ont quitté précipitamment les châteaux vers minuit.

Je donne l’ordre de s’installer dans le grand château, sans se montrer, en cas d’un retour éventuel de l’ennemi. Mes gars sont exténués et profitent de ces quelques moments pour prendre des bains chauds et dormir un peu ; avec un aspirant, je veille.

Au lever du jour, une voiture est signalée venant de Rougemont ; les ordres sont parfaitement exécutés, rien de visible au château ni dans ses environs. La voiture s’arrête devant le porche et quelques rafales de mitraillette abattent ses occupants, deux officiers de la Gestapo et un sous-officier.

Quelques instants plus tard, on me signale une deuxième voiture arrivant par la même route. Mes chasseurs font rapidement disparaître les cadavres sous des branches de sapin, garent la voiture et attendent. Malheureusement les occupants semblent se méfier ; la voiture s’arrête en contrebas, deux officiers en descendent, inspectent les lieux et font signe au chauffeur de faire demi-tour. Avant qu’ils n’aient eu le temps d’embarquer, un tir de fusil-mitrailleur les abat mais le chauffeur, peut-être blessé, parvient, après quelques embardées, à s’enfuir au volant de la voiture.

Le calme revenu, les habitants du hameau, et notamment les dominicaines de l’orphelinat, se dépensent sans compter pour soigner les quelques blessés et nous apporter à manger.

Dans le lointain, un chant cadencé annonce la progression sans aucune précaution d’une unité française. Accompagné de deux chasseurs, je me porte vers l’orée de la forêt d’où débouche une compagnie. Ce que je vois me glace et me fait réagir : « Compagnie à mon commandement, halte — garde-à-vous — à gauche, gauche — premier rang, deux pas en avant — deuxième rang, un pas en avant — garde-à-vous. » J’interviens aussitôt.

Un capitaine se précipite vers moi : « De quel droit donnez-vous des ordres à ma compagnie ? » Avant qu’il n’ait pu continuer, je sors mon pistolet et lui intime l’ordre de se taire. Il s’exécute, et je demande à mes chasseurs d’enlever avec précaution toutes les grenades, sauf, bien entendu, celles du capitaine.

Pourquoi cette réaction ? Tout simplement parce que ces hommes portent des grenades accrochées à leurs équipements par la goupille ! Un geste malencontreux et c’est le carnage. J’en fais immédiatement la démonstration devant le capitaine, qui, encadré de mes deux gars, n’en mène pas large.

« Regardez ce qui se passerait si, par exemple, une branche d’arbre venait à frapper une de vos grenades » – et j’arrache la grenade de l’équipement du capitaine ; je la tiens deux secondes avant de la lancer et de crier « à plat ventre ».

A peine l’ordre exécuté, la grenade explose, des éclats sifflent et des branches tombent. Le capitaine est blanc.

En fait, il s’agit d’une unité du 2e bataillon de choc, unité créée au lycée Janson-de-Sailly après la libération de Paris et qu’on disait composée pour l’essentiel de jeunes gens. Après seulement deux mois d’entraînement, leur manque de préparation devait avoir des suites prévisibles et tragiques. Ainsi, à peine arrivés dans Masevaux et pris sous le feu ennemi, ces garçons, qui n’avaient pas été formés aux combats de rue, se sont couchés à terre comme on leur avait appris à le faire en rase campagne au lieu de s’abriter dans les maisons et ont subi de lourdes pertes.

Après Saint-Nicolas, notre objectif est justement Masevaux, à une dizaine de kilomètres derrière les lignes ennemies. Une division motorisée allemande se trouve en difficulté au nord, autour de Rougemont. Sa seule voie de repli passe par un pont sur la Doller et nous devons l’empêcher de passer.

Cette bataille devait durer quatre jours. Son issue allait être capitale pour les Allemands comme pour les Français.

Si une manœuvre de tenaille a permis à la 1re division blindée et à la 2e division d’infanterie mécanisée d’encercler l’ennemi entre Belfort et le pont d’Anspach, il ne fut pas aussi aisé de déloger de leurs positions les unités allemandes qui défendaient la rive gauche de la Doller. Le premier encerclement avait servi de leçon aux occupants qui tenaient farouchement le pont d’Anspach. Pour l’armée française, la prise de Masevaux allait être essentielle : par la route Joffre, les unités combattantes pouvaient rejoindre la vallée de Thann et encercler l’ennemi une seconde fois.

Masevaux est tenue par une petite garnison et l’ordre est donné d’occuper des maisons sur la rive est, en face du pont, pour arrêter les Allemands. A la question de savoir comment trois pelotons de 30 hommes doivent arrêter une division de 5 000 hommes, il est simplement répondu : « Tenez bon et ne vous inquiétez pas, les renforts arriveront ! »

Le 24 novembre 1944 donc, une patrouille du 1er commando de France commandé par le lieutenant Du Bellay et guidée par Oscar Gebel, propriétaire de la ferme Sainte-Catherine près de Saint-Nicolas, est envoyée dans la nuit pour tâter le terrain. Arrivés dans le faubourg de Stoeken, devant une maison en lisière, où stationne une voiture allemande, les commandos découvrent deux Waffen-SS qu’ils réveillent sans douceur et interrogent avec l’aide de Gebel. Devant leur refus de répondre aux questions sur la situation des troupes dans la ville, un des membres de la patrouille abat d’un coup de poignard au cœur l’un des deux SS. L’autre parle avant d’être à son tour abattu ; on ne peut pas prendre de prisonniers.

Le 25 novembre, dans la nuit, à mon arrivée à Stoeken, je reçois pour mission d’assurer la protection du pont nord. La progression s’effectue d’abord sans encombre et s’arrête devant un pont sur la Doller qui a été dynamité. Mosseri, notre instructeur de close-combat, passe le pont et, surprenant une sentinelle allemande, veut l’égorger, mais il s’y prend mal ; la sentinelle hurle et provoque une rafale de mitraillette qui les abat tous les deux. Nous traversons à notre tour la rivière, sur le pont, mais le sous-lieutenant Riquet est tué en passant sur une passerelle à notre droite.

Plusieurs mois plus tard, j’ai écrit cette lettre au père Riquet, à son retour de Buchenwald :

 

« Monsieur,

« Vous m’avez demandé de vous écrire les circonstances de la mort de votre neveu.

« Sachez d’abord que, comme moi-même, votre neveu a eu l’honneur d’appartenir à la brigade de choc de la 1re armée. Celle-ci comprenait le 1er choc et plus tard le 2e choc (celui de Janson), le commando d’Afrique et le groupe des commandos de France dont je menais un peloton.

« Quand, à 21 ans, sorti de Saint-Cyr, promotion 1942, le sous-lieutenant Riquet avait pris le maquis avant de rejoindre l’Afrique du Nord et enfin “pour connaître, disait-il, les combats les plus rudes” et s’engager au 1er commando, je n’avais pas encore 23 ans mais j’étais déjà un vétéran des campagnes d’Afrique, et l’âge moyen des chasseurs était de 20 ans. Comme votre neveu, la plupart avaient quitté la France et rejoint l’Afrique du Nord en passant par l’Espagne et ses camps de détention ; mal nourris, ils étaient maigres et dans une forme physique détestable. Avec lui, en quatre mois à peine, nous les avons transformés en garçons costauds, brevetés parachutistes, habiles au combat rapproché, capables de parcourir 9 kilomètres à travers champs en une heure avec un sac de 20 kg, des armes et des munitions et de passer plus de trente-six heures sans prendre de repos.

« Si nous avons pu soutenir les combats, généralement très durs, qui nous ont menés des rives de la Méditerranée à l’Arlberg en passant par les Vosges, l’Alsace et la Forêt-Noire, c’est bien parce que nous étions tous liés, du chasseur de base au commandant, par une camaraderie qui faisait que nous avions tous le sentiment d’appartenir à un même groupe, supérieur à tous les autres.

« Cette appartenance à chaque fois se déclinait du grand ensemble, la brigade, au plus petit, le peloton. Vis-à-vis du reste de l’armée, nous étions “la brigade”, celle qui gagnait la guerre alors que les autres se contentaient de la faire ; mais à l’intérieur de cette brigade, le groupe était le meilleur, puis le commando, et enfin le peloton. Chaque peloton était fier de son chef, fier de son appartenance, confiant dans ses possibilités. L’entraînement, subi puis consenti, et au cours duquel certains avaient été éliminés, avait permis des liens très étroits et une confiance réciproque qui nous faisait aller au combat en sachant que chacun ferait son travail, et le ferait bien.

« Cette camaraderie de combat, cette fraternité, qui nous unissait “comme les doigts d’une main dans un poing fermé” et qui peut faire des miracles, c’est-à-dire réaliser des exploits, abolissait les hiérarchies mais créait en revanche pour de jeunes officiers comme votre neveu la nécessité d’affirmer leur ascendant par un courage et une détermination que le feu ennemi ne saurait altérer.

« Au cours des combats de nuit qui, fin novembre, ont permis à notre unité de s’emparer de Masevaux, à 10 kilomètres derrière les lignes ennemies, afin de bloquer la retraite de toute une division allemande, alors qu’il franchissait une passerelle restée intacte sur la Doller, votre neveu a été fauché par un tir de mitrailleuse ; il est mort sur le coup, comme il l’aurait souhaité. Il aura plus que mérité d’être fait chevalier de la Légion d’honneur.

« Sachez, Monsieur, que l’exemple de courage et de dévouement donné par votre neveu a continué à porter ceux qu’il avait commandés et que son souvenir n’a jamais cessé de nous animer pendant le reste des combats ; votre famille et vous-même pouvez être fiers de lui.

« Nous avons fait poser une plaque de bronze à l’endroit où il est tombé pour inviter le passant à des sentiments de recueillement et de reconnaissance. »

 

Le lieutenant Du Bellay, commandant le 1er commando, s’est joint à mon peloton qui s’installe dans une maison, à l’est de la Doller, dominant le pont. Je pars me rendre compte de la situation dans ce village encore occupé par les Allemands ; pleine lune, je marche du côté ombre de la rue. Une sentinelle allemande me voit néanmoins, m’interpelle, je tire, le rate, il tire, et une de ses balles vient se ficher dans mes équipements tandis que je commence à courir. Poursuivi maintenant par tout un groupe d’Allemands tirant heureusement un peu au hasard, je dévale la rue en essayant d’ouvrir les portes des maisons ; enfin une porte n’est pas verrouillée et j’entre, monte l’escalier dans la pénombre et laisse derrière moi une grenade dégoupillée dont l’explosion freine un instant mes poursuivants. J’arrive dans les combles, une chaise sur une table me permet de soulever le vasistas. Je laisse en cadeau ma dernière grenade tout en me hissant sur le toit où je glisse et m’accroche enfin sur je ne sais quoi. Je saute, en plein clair de lune, sur le toit plus bas d’à côté et enfin à terre, dans les jardins, je me dépêche de regagner mon peloton où je manque de me faire tuer, car je suis tellement essoufflé que je n’arrive pas à me faire reconnaître.

Un peu plus tard, un groupe d’Allemands s’apprête à passer la Doller sous nos fenêtres. Je fais ouvrir le feu. Ils s’arrêtent et un officier, agitant un linge blanc, s’avance en vitupérant. Notre guide alsacien traduit : « Il pense que nous sommes des Allemands et que nous les prenons pour des Français ! » L’officier tente d’ouvrir la porte et réclame la clef ; une grenade met fin à l’épisode. Ce qui reste du groupe se replie en nous arrosant, sans effet notable.

Un quart d’heure se passe et puis, soudain, apparaît un blindé allemand. Une lueur dans la nuit et un projectile frappe la maison. Au rez-de-chaussée, un de mes chasseurs est très gravement blessé ; plusieurs autres explosions et bientôt la maison, maintenant encerclée, commence à brûler. Il apparaît très vite que nous ne pouvons plus y rester. Avec l’accord du lieutenant Du Bellay, je donne l’ordre d’évacuer, avec comme point de rassemblement la ferme d’Eschbourg, située plus haut, à environ 500 mètres vers l’est, dans la direction de Thann. Du Bellay et moi sortons les premiers et, pendant que nous arrosons de chaque côté à la mitraillette les quelques Allemands qui ne nous attendaient pas vraiment de cette direction, le peloton file vers le haut. Au moment où nous partons à notre tour, Du Bellay s’effondre et je continue seul.

Les Allemands ne nous poursuivent pas et tout le peloton, moins Du Bellay et Taillandier, se retrouve auprès de la ferme. Je mets les hommes au repos dans une grange, et, avec l’aspirant de Miribel, je vais dans la ferme. Nous sommes très bien reçus et prenons quelque nourriture quand on frappe à la porte et qu’une voix allemande se fait entendre. Miribel et moi passons dans la pièce voisine et, le doigt sur la détente de nos mitraillettes, nous attendons, pendant qu’une conversation en allemand s’engage à côté.

Quelques minutes plus tard, la conversation cesse et nos hôtes nous disent que ces soldats venaient prévenir qu’une compagnie allait s’installer dans la grange.

Avant que le jour ne commence à se lever, nous nous dépêchons de faire sortir le peloton et quand nous atteignons l’orée de la forêt voisine, nous pouvons voir les Allemands investir la ferme.

Ne sachant pas quelle est la situation dans Masevaux, je décide de rester derrière les lignes ennemies. Ainsi nous attaquons une batterie située sur le col entre Masevaux et Thann ; nous tuons les artilleurs qui n’ont pas eu le temps de s’enfuir et, faute de grenades au magnésium, nous devons nous contenter de faire basculer les deux pièces après en avoir enlevé les roues. Nous mettons également le feu à un dépôt d’essence et nous attaquons quelques voitures. Nous évitons des patrouilles allemandes et nous couchons dans la forêt à même le sol.

Au bout de deux jours nous retournons vers Masevaux, qui est complètement libérée. En arrivant, je rencontre André Saint-Meux qui d’abord m’embrasse puis me dit : « Eh bien, il va falloir que je refasse la liste. » Et d’expliquer qu’il s’agit de ma nomination dans la Légion d’honneur à titre posthume ! En fait, j’avais mis mon blouson sur le chasseur blessé pour le réchauffer, et je ne l’avais pas enlevé quand il était mort. Dans l’incendie de la maison, son corps était devenu méconnaissable, mais on avait retrouvé mes papiers intacts sous lui, d’où la méprise. Les pertes du commando se sont élevées à 16 tués, dont 5 officiers.

Ma nomination de chevalier de la Légion d’honneur fut maintenue et j’ai eu droit à une permission express pour Paris, sachant que la gendarmerie avait été prévenue et devait aller annoncer ma mort à ma mère. Un voyage dans l’arrière d’un camion, et, le 4 décembre au soir, je retrouvai cette dernière et François, que je n’avais pas vus depuis juin 1940. Il m’est impossible de décrire nos retrouvailles.

Le lendemain, on sonne à la porte, j’ouvre, et deux gendarmes me saluent. Avec un grand sourire, je leur dis : « Vous venez annoncer la mort du lieutenant Boris ? » et devant leur air stupéfait j’ajoute : « C’est moi. » Autour d’un verre, je leur explique ce qui s’est passé.

Cette permission, de longue durée car je n’en avais pas eu depuis longtemps, me permet de retrouver Monique, rentrée en uniforme à Paris. Très vite nous décidons de faire notre vie ensemble.

Pendant ce séjour, je suis invité, un soir, chez des amis et on me présente un maréchal des logis en me disant qu’il était à Bir Hakeim.

Comme je suis en tenue de parachutiste, il ne peut évidemment penser que j’étais artilleur. S’ensuit le dialogue suivant :

Je lui demande : « Dans quelle batterie étiez-vous ?

— La 3, mon lieutenant.

— Ah bon, et quels étaient vos officiers ?

— Le capitaine Gufflet, qui a été tué, et les aspirants Ravix et Théodore, et puis, après la blessure de Théodore, l’aspirant Boris.

— Alors vous avez connu l’aspirant Boris ?

— Bien sûr.

— Pas de chance : l’aspirant Boris, c’est moi. »

Et le gars de rougir et de s’en aller le plus vite possible.

 

Quand j’ai retrouvé les hommes du commando à Masevaux, c’était un peu comme si je retrouvais ma famille.

Et puisque la DFL s’y trouvait également, je suis allé voir le capitaine commandant la 3e batterie pour lui raconter ma rencontre avec son maréchal des logis qui prétendait avoir été à Bir Hakeim.

Il me fait passer dans la pièce voisine et convoque ledit margis :

« Alors, il paraît que vous étiez à Bir Hakeim ?

— Mais non, mon capitaine.

— Ce n’est pas ce qu’on m’a dit. »

Et il me fait rentrer devant le garçon qui ne sait plus où se fourrer.

« Eh bien, dit le capitaine, comme punition, vous allez devoir payer à boire à toute la batterie. »

J’ai reçu une nouvelle croix de guerre. Voici le texte de ma citation à l’ordre de l’Armée : « Jeune officier ayant servi avant son arrivée au groupe dans les Forces françaises libres, engagé le 1er juillet 1940 et s’étant particulièrement distingué à Bir Hakeim. S’est confirmé comme combattant et chef hors de pair au cours des combats du 19 au 28 novembre. En particulier le 20 novembre à Essert a, par une initiative personnelle, aidé efficacement à dégager le groupe encerclé et durement contre-attaqué par des troupes d’élite allemandes. Au cours d’un farouche corps-à-corps le 25 à Masevaux a été au premier rang d’un combat de nuit qui a mené à la possession de cette importante tête de pont sur la Doller. Encerclé dans la maison qu’il défendait, celle-ci détruite par les bazookas ennemis, a réussi à dégager son peloton à la grenade et à le ramener après quarante-huit heures d’action sur les arrières ennemis. »

Mais la guerre n’est pas finie et l’ennemi occupe encore une partie du pays. On nous annonce de nouveaux combats pour libérer Colmar et le reste de l’Alsace. Pour moi la vraie guerre s’achève, car je suis maintenant affecté à l’état-major du groupe. Ce changement devrait me mettre à l’abri des dangers, ce qui, je l’avoue, me convient car j’éprouvais depuis quelque temps le sentiment, irrationnel je le concède, que ma chance rétrécissait à chaque usage comme une peau de chagrin... et que je l’avais dernièrement vraiment beaucoup sollicitée.

Les commandos durement éprouvés au cours des dernières opérations, fatigués par vingt-cinq jours de mouvements et de combats ininterrompus, sont relevés et envoyés au repos, d’abord dans les environs de Luxeuil puis très vite à Dampierre et Beaucourt, où ils reçoivent un excellent accueil.

Tous les chasseurs logent chez l’habitant et jouissent d’un large repos. Beaucoup obtiennent des permissions. Des officiers sont envoyés en liaison pour visiter les blessés dans les hôpitaux de l’arrière.

Profitant de cette période d’accalmie, le lieutenant-colonel Gambiez réorganise la brigade de choc dont les effectifs se sont considérablement amenuisés durant les derniers combats. Elle s’appelle désormais le groupement de choc, composé du 1er et du 2e bataillon de choc et du groupe des commandos de France. Le commandant d’Astier de la Vigerie, assisté du commandant Viotte, prend le commandement du groupe de commandos et lui fait subir de profondes transformations.

L’ancienne composition des pelotons en quatre escouades est modifiée. Les pelotons sont ramenés à trois groupes, articulation leur donnant peut-être moins de souplesse, mais les rendant plus aptes aux missions d’infanterie d’assaut envisagées par le commandement.

L’habillement est complété et amélioré. Les réserves de munitions sont reconstituées. L’armement est révisé et sa conception est légèrement modifiée par l’adoption de la carabine (deux par groupe).

Le 15 janvier 1945, la presque totalité des permissionnaires ont rejoint Beaucourt. Le moral des commandos est excellent ; l’amalgame entre anciens et nouveaux est consolidé. Les uns apportent le calme de l’expérience, les autres l’ardeur d’une troupe jeune qui brûle de recevoir le baptême du feu.

Du 1er au 6 février, les commandos procèdent au nettoyage de Colmar et de ses faubourgs d’où l’ennemi s’est retiré.

Le 10 février, le général de Lattre de Tassigny me remet, sur le front des troupes, la croix de chevalier de la Légion d’honneur. Avec une quatrième citation qui reprend essentiellement les termes des précédentes.

J’ai eu ce jour-là le sentiment d’avoir accompli, à 24 ans, ce que je m’étais juré de faire en juin 1940 ; je crois aussi avoir été digne de mon oncle mort pour la France en septembre 1914, et de mon père, fait lui aussi chevalier de la Légion d’honneur lors de la guerre de 14-18.

Cela me vaut une nouvelle permission au cours de laquelle je rencontre à nouveau Monique ; cette fois nous tombons dans les bras l’un de l’autre et nous ne nous quittons plus jusqu’à mon retour au groupe le 28 février.