Finalement, pour me débarrasser de tous les questionnements agaçants au sujet de ma normalité et de mon envie d’aller plus loin dans ma relation avec Renaud, j’ai pris le contrôle de la situation une fois de plus. Au moins, je serais préparée lorsque l’occasion se présenterait pour le grand événement : je suis allée voir mon médecin, toute seule comme une grande fille, et j’ai commencé à prendre la pilule. Quand j’ai annoncé ça à Renaud, il m’a dit :

— Ouf, je savais pas comment t’en parler ! C’est très cool… Ça veut dire que…

Je l’ai embrassé pour le faire taire. J’y ai mis toute ma passion, tout ce que je ressentais pour lui. Et ça a marché, enfin presque ; j’avais obtenu la réaction que j’espérais et même si je savais que ce n’était pas LE bon moment, nous pouvions tout de même « pratiquer ». Nous étions dans sa chambre et, étendus sur son lit, nous avons commencé à nous caresser jusqu’à ce que ça devienne vraiment intense. Enfin, il me touchait comme je le voulais : quand sa main s’est aventurée entre mes cuisses en frottant doucement, j’ai senti comme un choc électrique. Il se collait contre moi et il était tout dur. Il faisait chaud et comme je voulais qu’il continue, j’ai caressé la bosse dans son pantalon avec une main d’abord hésitante puis plus ferme quand j’ai constaté à quel point il était excité. Il aimait ce que je faisais et me le montra en commençant à défaire son pantalon. Et là… la voix de son père retentit d’un ton sec. Il n’avait pas l’air particulièrement de bonne humeur, pour faire changement.

— Renaud ? Faut que j’te parle !

Renaud poussa un long soupir et se dégagea. Moi, je restai là, dans son lit, à reprendre mon souffle. Je sentais presque les étoiles danser dans mes yeux.

Il revint quelques minutes plus tard en rouspétant.

— Faut que j’aide mon père dehors, excuse-moi. Veux-tu que j’aille te reconduire ?

— Non, c’est beau, je vais marcher, ou plutôt flotter jusque chez moi…

Il me rendit mon sourire. Malgré la brutale interruption de son père, les choses s’annonçaient bien et je sentais que Renaud et moi ferions enfin de belles découvertes ensemble, et bientôt. La vie était belle. Non, la vie était parfaite.

Le lundi matin, en arrivant à l’école, la première chose que je vis était Renaud en train de parler avec Mélissa, une fille qui, je le savais de Camille, courait après Renaud depuis l’année précédente. Je la voyais sourire, minauder, comme si elle pensait que Renaud était célibataire. Elle était effrontée, celle-là. Je pris une profonde inspiration et tentai de me calmer. Je crus voir Renaud rougir alors que je m’approchais ; Mélissa, elle, m’adressa un drôle de regard et partit en saluant Renaud du bout des doigts. Il me connaissait assez pour constater que je me posais des questions. Il tenta de m’expliquer, mais ça sonnait faux. Je faisais de mon mieux pour ne rien laisser paraître de l’état dans lequel je me trouvais ; je me trouvais ridicule de réagir aussi violemment, mais je n’y pouvais rien. Renaud m’accusa d’être jalouse pour rien. Je le pris mal et répondis qu’il avait juste à ne pas me donner de raisons de l’être, et tout irait bien. De fil en aiguille, en l’espace de quelques phrases, c’est devenu notre première dispute.

Je passai le reste de la journée à essayer de me calmer en me disant que je m’étais sans doute emportée pour rien. Je m’excusai ce soir-là en lui envoyant un message tout sucré et je croyais que tout redeviendrait comme avant. Malheureusement, j’avais beau m’être excusée, je n’avais toujours pas digéré ce que j’avais vu. J’en voulais à Mélissa d’être si peu subtile, d’essayer de me piquer mon chum aussi ouvertement, et malgré tout ce que prétendait Renaud, je n’étais pas du tout convaincue que leur discussion ensemble avait été totalement inoffensive. J’avais beau vouloir me sortir l’incident de la tête, je n’y arrivais pas même si je faisais de mon mieux pour sourire, comme si tout était parfait.

Quelques jours plus tard, au dîner, je le vis jouer au billard avec Sandrine, une des pires ennemies de Camille. Je ne trouvai pas ça drôle et les observai de loin. Renaud ne m’avait pas encore vue, mais il était facile de constater que Sandrine, de ses grands yeux de biche — ou plutôt biche avec un « t » entre le « i » et le « c » — faisait tout pour obtenir de l’effet. Renaud, lui, souriait comme si de rien n’était, souriait comme il aurait dû me sourire à moi. Je vis rouge et sortis de la pièce sans regarder en arrière. À la fin de la journée, quand Renaud me demanda comment il se faisait que je ne l’avais pas rejoint à l’endroit habituel pour le dîner, je ne pus me retenir :

— Je suis allée, mais t’avais l’air pas mal occupé !

Il me regarda, ayant vraiment l’air de se demander de quoi je parlais. Puis, il comprit.

— Bon, t’es fâchée parce que je jouais au pool avec Sandrine, j’te gage ?

— Voyons donc, qu’est-ce que tu penses là !

— J’te connais, Carolanne, mais je faisais rien de mal, je jouais au pool.

— Ouain, toi peut-être, mais je suis sûre qu’elle pensait pas la même chose !

À son air exaspéré, je compris que j’étais allée trop loin. Encore une fois, cependant, je n’y pouvais rien. Il me donna un petit bec sur la joue et me dit :

— Va falloir que t’arrêtes ça, Caro, j’ai le droit de vivre. Je faisais rien de mal, je suis avec toi, pas avec personne d’autre.

Mes yeux se remplirent d’eau et je me sauvai parce que je ne voulais pas qu’il me voie comme ça. Je croisai Camille qui me suivit aux toilettes et à qui je racontai toute l’histoire. Sa réaction me fit du bien :

— Sandrine Samson ! La maudite. Elle est pas capable de se trouver un gars qui est libre, faque elle s’attaque aux gars qui le sont pas ! Ça a toujours été sa spécialité.

Elle sortit un marqueur de son sac et, pendant que j’essayais de retrouver mon calme, se mit à écrire un « poème » à propos de Sandrine sur la porte de la toilette, ce qui me fit sourire pour la première fois depuis l’avant-midi.

À nouveau, je m’excusai auprès de Renaud et attendis que notre vie reprenne son cours normal. Sauf que… je ne sais pas si Renaud me testait ou si j’étais simplement trop malade de jalousie pour être rationnelle, mais il me semblait que ces genres d’incident se multipliaient. J’avais l’impression que, presque chaque jour, je surprenais Renaud avec une fille trop près de lui, trop souriante, trop amicale. Elles étaient toutes pareilles : je les voyais battre des cils, rire trop fort, marcher trop lentement trop près de lui. Trop tout. Croyaient-elles vraiment que je ne remarquais rien ? Oh, je voyais tout, beaucoup plus que j’aurais voulu. Je faisais des efforts surhumains pour tenter de ne rien laisser paraître, mais c’était peine perdue. Renaud avait-il toujours été autant entouré de filles ou était-ce, comme je le croyais, pire depuis quelque temps ? Je ne savais plus.

Puis, ça devint presque obsessif : les soirs où je ne pouvais pas voir Renaud, je l’imaginais dans les bras d’une autre fille. Je lui téléphonais plusieurs fois chaque soir, m’attendant à entendre une voix féminine répondre à l’un ou l’autre de mes appels. Je lui envoyais quantité de textos, surtout la fin de semaine et tard le soir, lui demandant ce qu’il faisait, avec qui il était. J’avais bien conscience que j’exagérais, mais c’était plus fort que moi, je souffrais. J’étais convaincue d’avoir raison de m’inquiéter ; je ne savais simplement pas de qui. Tout ça m’étonnait, aussi ; moi qui avais toujours été sûre de moi, qu’est-ce qui me prenait à m’affoler comme ça ? C’était l’amour qui me rendait aussi anxieuse ? Je n’y comprenais pas grand-chose mais cette sensation de ne pas avoir le plein contrôle sur mes émotions était assez inconfortable.

Puis, l’inévitable se produisit. Un midi, j’arrivai à notre lieu de rencontre et il était là avec Édouard et Mélissa. Encore elle. Je m’arrêtai sec, à quelques mètres d’eux, et Renaud me vit. Il me sourit d’abord puis, alors qu’il suivait mon regard, son sourire fit place à un regard dégoûté et exaspéré. Il vint me rejoindre et me dit :

— OK, je vois dans ta face ce que tu penses.

— Qu’est-ce qu’elle fait ici, elle ? Tu vas me dire qu’elle passait par hasard ?

— Non, j’te dirai pas ça.

— Au moins, t’es pas menteur…

— Caro, c’est assez. Elle est ici parce qu’elle est avec Ed. Ils sortent ensemble.

Je ne savais que répondre. Pourquoi avait-il fallu que je m’énerve pour rien ? Je n’aurais pas pu attendre un peu avant de sauter aux conclusions ? Apparemment, non.

— Ah, je savais pas. Excuse-moi. As-tu envie d’aller prendre une marche ?

— Non, Caro, j’ai pas envie d’aller prendre une marche. J’ai envie de rien faire, en fait, j’suis pas mal tanné. On peut pas continuer de même, j’me sens tout le temps checké, tu me fais pas confiance, c’est ridicule ! Je fais juste parler à une fille et tu pognes les nerfs. Là, j’pense qu’on devrait prendre un break.

— Hein ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Voyons, Renaud, c’est juste parce que je tiens à toi que je suis de même. J’veux pas te perdre !

— Bin j’pense que t’avais tellement peur de me perdre que c’est ça que tu t’es arrangé pour faire, justement. Bye, Carolanne. C’est plate, mais j’en peux pus.

Je restai au milieu du corridor sans savoir quoi dire ou quoi faire. Pas un seul mot ne me venait en tête, moi qui ai presque toujours quelque chose à dire. Camille arriva, comme par magie, et me fit enfin bouger avant que tout le monde commence à se demander ce que je faisais plantée là. Nous sommes allées chercher nos manteaux et sommes sorties. Je réussis à retenir mes larmes tout ce temps, mais une fois arrivées au fond de la cour, j’éclatai en sanglots. Mon amie me consola du mieux qu’elle pouvait, mais je n’arrivais pas à savoir de qui j’étais le plus déçue : de Renaud ou, ce qui était encore plus pénible, de moi-même.

Le plus difficile de toute cette période a été d’admettre que j’avais fait une erreur, que je n’avais pas obtenu ce que je voulais, comme je le voulais et quand je le voulais. J’avais beau blâmer toutes les filles de l’école, il m’apparaissait de plus en plus possible que le problème ne soit venu que de moi. Difficile à admettre, pour celle qui était habituée à toujours obtenir ce qu’elle voulait ! Certainement pas très agréable, non plus. Je m’obstinais à me dire que je n’avais quand même pas tout inventé, que j’avais probablement eu raison de douter de Renaud parce que c’était beaucoup plus supportable. C’était mon premier échec, et je n’aimais pas ça. Même mon miroir me renvoyait pour la première fois une image que je n’appréciais pas du tout : une jalouse finie, à tort ou à raison. Belle, mais jalouse quand même. Le fait que je n’avais peut-être que moi-même à blâmer était difficile à accepter. Il était bien plus simple et moins désagréable de trouver quelqu’un d’autre à blâmer. Ça n’avait jamais été un problème.