Le soir du bal approchait. J’étais toujours très, très amoureuse de Renaud, et heureuse d’être redevenue sa blonde. Pas seulement parce qu’il était toujours aussi beau et aussi populaire ; non, il me plaisait vraiment. Du moins, le Renaud qui était là quand nous étions seuls tous les deux me plaisait énormément. Quand nous n’étions pas ensemble, je n’arrêtais pas de penser à lui, à la façon dont il me regardait, à son beau visage, à son corps que je désirais toujours toucher, caresser. J’avais constamment envie de me blottir contre lui. Mais ce que j’avais déjà remarqué avant semblait s’accentuer : il y avait, en fait, deux Renaud différents, et je ne savais plus trop où j’en étais. Je ressentais de plus en plus souvent des moments de malaise, comme si je ne connaissais à peu près pas ce deuxième Renaud, tellement différent de celui dont j’étais véritablement amoureuse. Ça me donnait l’impression de ne pas réellement savoir qui il était et surtout de ne pas l’aimer autant, celui-là. Et puis, il devenait définitivement de plus en plus impatient, presque agressif. Autrefois, il n’agissait comme ça que lorsque nous étions en bande. Mais là, même lorsque nous étions seuls tous les deux, le Renaud que j’aimais le moins se manifestait plus souvent. Il était très dur envers plusieurs personnes, surtout celles qui n’étaient pas ou ne pensaient pas comme lui. Il était méprisant et blessant devant certains élèves, les critiquant de plus en plus ouvertement, et ça devenait carrément gênant.
Je me disais que c’était sans doute le prix à payer pour être avec quelqu’un d’aussi cool, mais je commençais à en douter. Et quand j’osais intervenir, c’est moi qu’il toisait d’un air presque méchant. Ça ne s’était produit que quelques fois, et j’avais appris ma leçon. Tant que je ne disais rien, tout allait bien. Cependant, un soir qu’il s’était mis avec deux autres à critiquer un gars de notre école, supposément gai à cause de sa façon de regarder les autres dans le vestiaire avant et après les cours d’éducation physique, je n’avais pas pu me retenir tant leurs propos me choquaient. Ça me fit instantanément penser à Marc-Antoine, un autre qui était supposément gai ; décidément, c’était toujours la conclusion à laquelle Renaud arrivait quand des gars lui tapaient sur les nerfs !
Ce jour-là, à la cafétéria, leur conversation sur ce nouveau « cas » a débuté d’une façon assez semblable aux autres, avec des conneries plus ou moins inoffensives qui peuvent se dire entre amis, je présume. C’était cependant allé beaucoup trop loin, selon moi, quand Joey avait dit :
— Lui, le fif, faudrait qu’il se fasse donner une leçon !
Renaud avait répondu :
— Ouais, je pense qu’y est temps qu’il comprenne qu’un suceux de queue a pas d’affaire à nous regarder de même dans le vestiaire ! J’te gage qu’il aimerait ça, qu’on lui saute dessus pis qu’on y donne ce qu’il veut, maudit dégueu ! Je suis d’accord, faudrait qu’on lui montre comment ça se passe !
Joey en avait rajouté :
— Y mériterait juste ça ! Sauf que moi, en tout cas, je voudrais pas y toucher !
Puis Renaud, sur un ton que je n’avais que rarement entendu chez lui, avait conclu, un sourire méchant aux lèvres :
— Man, rien que d’y penser, j’ai le goût de dégueuler ! Faudrait qu’il se ramasse quelque part avec une gang de grosses tapettes, y serait pus capable de marcher pendant des semaines ! Tout ce que j’sais, c’est que si y continue, j’vas y en mettre un dans face…
Je n’en croyais pas mes oreilles. Ce que j’entendais me révoltait et je n’arrivais pas à croire que ce genre de choses sortait de la bouche de mon Renaud. Était-ce vraiment le même gars qui était avec moi d’une douceur presque exagérée ? Je ne pus me retenir :
— Franchement, Renaud, c’est dégueulasse ce que tu dis là ! Qu’est-ce que ça peut bin faire, qu’il soit gai ou non ? Laisse-le donc tranquille !
Il avait presque explosé :
— C’est quoi, ton problème ? Ça paraît que c’est pas toi qui se fais regarder par un maudit fif ! C’est rendu que je suis quasiment gêné de me changer quand y est là. C’est pas moi qui fitte pas, c’est lui ! Pis on en veut pas de ça. On veut pas être obligés de penser à ce qu’il voudrait, ça me lève le cœur ! Si ça fait pas ton affaire, t’as juste à pas m’écouter pis aller faire un tour, j’te retiens pas !
J’étais restée complètement bouche bée, totalement assommée qu’il ose me parler sur ce ton. Pour qui se prenait-il ? Je m’étais mise à le regarder autrement depuis cet incident. Je savais qu’il était très intolérant, de manière générale, et envers plein de monde. Un nouvel élève qui était arrivé à notre école l’année passée avait fait l’objet d’un nombre incalculable de remarques blessantes de la part de Renaud et on racontait qu’il s’était fait voler son argent de poche régulièrement, briser des choses, bousculer trop de fois pour qu’on puisse les compter. Renaud avait-il participé à ça ? Je refusais même de l’envisager auparavant, mais je n’étais plus certaine de rien. Et l’autre, Marc-Antoine, qui semblait être la cible préférée de Renaud et de ses amis depuis le début du secondaire. Il s’était, lui aussi, fait « voler » plusieurs choses. Je le savais parce que tout se sait dans notre école. Téléphone, iPod, calculatrice, portefeuille. En y repensant, je me souvins vaguement que Renaud avait justement « trouvé » un iPod l’an passé, supposément au terrain de foot, et je ne pouvais maintenant m’empêcher de me demander s’il avait eu quelque chose à voir avec ces incidents. Sauf que… Je ne voulais pas voir ce qui aurait peut-être sauté aux yeux de quelqu’un d’autre. Il était plus facile de faire comme si de rien n’était, de me contenter d’être la blonde de Renaud et de compter les jours avant le soir du bal avec beaucoup d’impatience.
Après des préparatifs interminables, des millions de conversations téléphoniques et plusieurs « voyages » de magasinage en ville, Camille et moi étions fin prêtes, et les gars veillaient aux préparatifs beaucoup mieux que nous l’aurions cru. Ils avaient tout organisé afin que nous partions quatre couples de chez Renaud dans une luxueuse limousine de location. Ce serait une belle soirée qui me ferait oublier tout le reste.
Le grand soir, chez Renaud, il régnait une fébrilité presque palpable. Sa mère, voulant à tout prix que cette soirée spéciale soit mémorable pour son fils adoré, ne tenait plus en place, tandis que son père, lui, était dans la cour arrière, bavardant avec le voisin comme si c’était une soirée ordinaire. Je voyais bien, cependant, qu’il se balançait sur un pied et sur l’autre et que cette soirée n’était pas plus ordinaire pour lui que pour sa femme. En me voyant descendre de l’auto de ma mère, la mère de Renaud s’est précipitée dans mes bras :
— Ahhh, t’es tellement belle, Carolanne. Vraiment, t’as l’air d’une vedette de cinéma !
— Merci… Vous êtes fine, mais je voulais pas trop flasher, c’est pas mon bal à moi…
— T’es vraiment belle, mon Dieu, j’ai les larmes aux yeux ! T’es parfaite. Marc ! Viens ici, viens prendre des photos, viens voir comme elle est belle, la petite Caro !
J’aimais bien la mère de Renaud, mais je la trouvais quand même un peu trop enthousiaste. Ce jour était important pour elle : son bébé allait à son bal de finissants. Je comprenais, mais j’aurais aimé qu’elle se calme un peu. Le père de Renaud me sourit, appareil photo à la main. Ma mère n’avait pas trop l’air de savoir où se mettre. Elle connaissait les parents de Renaud pour leur avoir parlé à quelques occasions, mais sans plus et, pour une rare fois, elle n’avait pas l’air d’avoir envie de jaser.
— Je sais pas ce qu’il fabrique, mon gars. Ça fait une demi-heure qu’il est dans sa chambre ! Il a peut-être besoin d’aide avec sa cravate. Marc, va donc l’aider !
Son père bougonna quelque chose que personne ne comprit et, juste à ce moment-là, Renaud apparut. Mon cœur s’arrêta de battre pendant quelques instants. Il était tellement beau ! De le voir comme ça, en habit et cravate, avec ses beaux cheveux brillants et son sourire renversant, me fit oublier toutes les petites choses qui me dérangeaient et je lui souris à mon tour.
La limousine était sur le point d’arriver, alors nous avons posé de bonne grâce pour les dizaines de photos. Puis, nous avons procédé aux échanges de corsages et de boutonnières et avons subi les multiples recommandations et conseils, le tout agrémenté de plusieurs autres dizaines de photos jusqu’à ce que les autres arrivent. Nous avons enfin pu partir pour une soirée inoubliable.
Pour être inoubliable, elle le fut, mais pas exactement pour les raisons que j’aurais souhaitées.
Les choses se déroulèrent pourtant bien au début. En route pour le bal, tout le monde était de bonne humeur et les trois autres couples étaient aussi beaux et souriants que nous. J’avais Camille près de moi ; elle était aussi pâmée sur son Rémi que je l’étais sur Renaud. La limousine était parfaite et les gars se prenaient pour de riches mafieux tandis que nous préférions nous imaginer à une première hollywoodienne. Arrivés à la salle de réception, nous avons là encore posé pour les millions de photos, défilé devant un tas de personnes, nous sommes pâmées sur les robes et les accessoires de toutes sortes qui brillaient de tous leurs feux, nous avons bu du punch et pris place à notre table pour le repas assez ordinaire mais tout de même très, très agréable, et surtout, nous avons ri. Il me semblait que nous passions notre temps à rire. Quoi de mieux ?
Renaud avait cependant l’air tendu, mais je mettais ça sur le compte de l’excitation. Ce n’était pas, après tout, une soirée ordinaire ! Ou peut-être était-il simplement mal à l’aise de se retrouver habillé de la sorte pendant toute une soirée, coincé dans sa cravate. Moi, j’aurais voulu que ça ne se termine jamais. Par contre, je trouvais que Renaud allait souvent aux toilettes. Il était pire qu’une fille et nous commencions à en faire la blague, Camille et moi. Cependant, lorsque j’ai goûté au « jus » qu’il me tendit discrètement dans une petite bouteille, je compris qu’il ne voulait pas trop en boire devant tout le monde et qu’il se rendait donc aux toilettes bien davantage pour se « désaltérer » que pour se soulager.
Rendu au dessert, il m’avait l’air passablement éméché, mais je n’avais encore rien vu. Comme plusieurs autres filles, j’avais hâte de danser et de me dégourdir un peu. Pendant les discours interminables et la fin du repas, je ricanais avec Camille et nous nous amusions à regarder les robes des finissantes, à penser à ce que serait notre bal, en quoi il serait différent. Nous étions presque certaines qu’il aurait lieu dans la même salle, notre petit village ne regorgeant pas de lieux permettant ce genre de réceptions. Nous étions d’accord sur la décoration : c’était une réussite, et d’après ce qu’on avait pu entendre jusqu’à maintenant, le D.J. était tout à fait acceptable aussi ! Il ne fallut donc que quelques minutes pour que la piste de danse soit envahie aussitôt le signal donné.
Camille et moi avions plus hâte que jamais à notre propre bal. Il me semblait que les finissants, les filles surtout, avaient des étoiles dans les yeux ; tout le monde était beau et avait l’air heureux. Certains faisaient les clowns sur la piste de danse, d’autres préféraient rester assis, comme Renaud, Rémi et plusieurs autres gars qui étaient venus s’asseoir à notre table alors que nous dansions. Je regardais Renaud du coin de l’œil ; son regard s’assombrissait et quelque chose d’indéfinissable chez lui m’inquiétait, me faisait un peu penser à un ressort remonté au maximum, prêt à céder. Il avait cet air que je lui connaissais un peu, vaguement arrogant, les yeux plissés comme s’il était sur le point de dire ou de faire quelque chose d’imprévisible.
À la table d’à côté, plusieurs filles se mirent à scander : « Ricardo ! Ricardo ! Ricardo ! » Je ne le connaissais pas beaucoup, ce Ricardo, mais j’avais entendu son nom assez souvent pour savoir que c’était lui que Renaud et ses amis traitaient de toutes sortes de noms, « maudit gai » étant le plus poli. Il était grand, beau et, je l’appris à ce moment-là, il dansait comme un dieu. Il se leva sous les acclamations de ses admiratrices et s’avança vers la piste de danse où il se mit à tournoyer, à onduler ; son corps avait l’air de glisser au rythme de la musique et il était tellement fascinant à regarder que nous lui avons laissé toute la place, retournant à notre table pour pouvoir mieux l’admirer. Une fille se joignit à lui et ils étaient tout à fait magiques, autant ensemble que séparément. Je dansais bien, moi-même, mais ils étaient nettement meilleurs que moi. Leurs mouvements étaient fluides, sensuels, et il était clair qu’ils faisaient ça tous les deux depuis très, très longtemps, des années sans doute. J’étais subjuguée, mais Renaud creva brutalement ma bulle :
— Bon, v’là le fif qui fait son show ! Regarde-le danser ! Caro, come on, tu vas me faire accroire qu’il est pas aux gars, lui ?
— M’en fous, il danse super bien ! C’est pas parce qu’il danse de même qu’il est gai. Pis même s’il l’était, veux-tu me dire qu’est-ce que ça changerait ?
Il me regarda avec un air complètement dédaigneux, et l’espace d’un instant, je me demandai ce que je lui trouvais, et surtout ce je faisais avec un gars comme lui. Cependant, je savais aussi qu’il avait bu, et sans doute beaucoup trop si je me fiais à son haleine. Il se leva en chancelant et se dirigea vers le fond de la salle, aux toilettes, sans doute. Il me décevait et je décidai de l’oublier. Il était nettement plus agréable de continuer à regarder Ricardo danser. La chanson se termina et ce dernier retourna s’asseoir à sa table. Tout le monde ou presque l’applaudissait, les filles surtout, et il y avait de quoi ! Camille me chuchota :
— En tout cas, je sais pas s’il est gai ou pas, et honnêtement c’est pas de mes affaires. Mais t’as vu comment il bouge ? Il doit avoir un body d’enfer, en plus, à danser de même. Ça serait dommage, quand même…
— Quoi, dommage ?
— Bin qu’il soit aux gars, c’t’affaire, ça serait un maudit gaspillage !
Je le regardai se lever et me dis qu’elle avait bien raison. La façon de danser de Ricardo avait certainement eu le don d’attirer bien des regards ! Il se dirigea vers les toilettes et je me demandai vaguement où Renaud pouvait bien être.
J’entendis d’abord un cri, puis je vis un attroupement se former au fond de la salle. Une appréhension bizarre s’empara de moi, presque une prémonition. Je me levai subitement pour aller voir ce qui se passait et ne fus qu’à moitié étonnée de voir Renaud qui, la cravate de travers, tenait Ricardo contre le mur et le frappait. Le visage de celui-ci était en sang et il tentait bien de se défendre, mais Renaud était déchaîné. Rémi s’efforça de retenir son ami, mais il ne réussit qu’à se faire pousser, lui aussi. Finalement, deux professeurs arrivèrent enfin et réussirent à les séparer. Renaud gueulait que « le fif avait essayé de le pogner dans les toilettes ». Curieusement, je ne l’ai pas cru une seule seconde. Ricardo, lui, ne faisait que répéter : « Y est malade ! J’ai rien fait, je l’ai même pas regardé ! »
Renaud continuait de gueuler toutes sortes de conneries plus débiles les unes que les autres. Vu l’état d’ébriété avancé dans lequel il était, je me l’imaginais trop bien avoir simplement profité de la présence de Ricardo dans les toilettes pour enfin se défouler. Je me demandais ce qui pouvait bien l’enrager à ce point, s’il était jaloux de l’attention que la danse avait suscitée ou si c’était la seule existence de Ricardo qui l’irritait à ce point, mais je n’y comprenais rien. Tout ce que je savais, c’est qu’à ce moment précis, Renaud me dégoûtait. J’étais tellement en colère ! Je voulais aller voir Ricardo, m’excuser pour le comportement de Renaud, comme si c’était à moi de faire ça. Mais il savait que j’accompagnais Renaud, alors il ne voudrait certainement pas entendre mes excuses et je ne pouvais pas l’en blâmer. J’avais honte et il me fallait partir. Tant pis pour l’après-bal. Moi ? Aller quelque part avec Renaud après ce qui venait de se passer ? No way. Je le vis qui se faisait accompagner à la sortie de la salle par deux professeurs et un surveillant. La soirée était terminée pour lui, et c’était ce qu’il méritait. Mon chum venait de se faire expulser de son propre bal. Brillant. Il avait été chanceux, apparemment, puisque les autres avaient réussi à convaincre les adultes de ne pas appeler la police et Ricardo n’avait pas voulu porter plainte non plus.
Renaud me cherchait du regard, mais je me faisais discrète. Croyait-il vraiment que j’irais le rejoindre et que je partirais avec lui ? Vraiment ?
Camille était déchirée, ne savait plus si elle devrait rejoindre Renaud ou essayer de tout oublier. Elle me demanda de rester avec elle, Rémi et les autres, disant que tout le monde aurait oublié l’incident d’ici quelques heures, qu’il fallait s’amuser. Elle soutenait que c’était leur soirée, que je ne devais pas la leur gâcher !
— Moi ? La gâcher ? Wô ! Renaud a fait ça tout seul comme un grand ! J’ai pas envie de rester ici à avoir honte du gars avec qui je suis venue, et j’ai certainement pas envie de partir avec lui. Qu’il sèche, moi j’m’en vas chez nous. J’espère juste qu’il y aura pas de conneries de même à notre bal à nous autres !
Rémi n’avait plus trop l’air de savoir quoi faire ou quoi dire. Les autres amis de Renaud avaient plutôt l’air d’être de son côté, disant que Ricardo l’avait sûrement cherché, mais il flottait tout de même un malaise. J’entendais toutes sortes de murmures, allant de : « Je suis sûr qu’il l’a fait exprès, maudit fif ! » à « Voyons, y capote, Renaud ! C’est quoi son problème ? »
Malgré la bonne volonté de tout le monde de laisser la soirée reprendre son cours, il fallait bien admettre qu’elle était irrémédiablement gâchée. Ricardo était parti, une serviette remplie de glaçons recouvrant son visage, accompagné de plusieurs de ses amis dont certains nous lancèrent des regards assassins. Des commentaires du genre : « Vous direz merci à Renaud d’avoir gâché la plus belle soirée de sa vie ! » ou « C’est l’fun de se rappeler de son bal de même. Maudit malade ! » et j’avais plus honte que jamais. Je ramassai mes choses et téléphonai à ma mère pour qu’elle vienne me chercher. Camille décida de rester. C’était son problème. À la sortie, je ne pus éviter Renaud qui allait justement monter dans l’auto de son père. Il se retourna et me regarda, croyant que je venais enfin le rejoindre.
— Bon, enfin, t’es là !
Je l’ignorai. Je ne voulais plus le voir. Quand il comprit que je n’avais pas l’intention de le suivre, il s’approcha et tenta de s’expliquer, de me faire changer d’idée :
— OK, j’me suis peut-être énervé, mais j’te jure, c’était juste trop évident !
— Trop évident, quoi, au juste ?
— Qu’il me regardait en me cruisant, j’te l’jure !
— Même si c’était vrai, c’est pas une raison pour lui sauter dessus ! T’as besoin d’aide, Renaud, voyons donc ! S’il fallait que toutes les filles sautent à gorge des gars qui les cruisent, ça serait beau ! Pis en plus, je pense que c’est toute dans ta tête ! Laisse-le donc vivre, Renaud !
— Le laisser vivre ? Non, j’peux pas le laisser vivre. Ça mérite pas de vivre, des gars de même. Le malade, c’est lui ! Je veux pus l’voir. Y avait juste à pas me gâcher ma soirée en faisant la tapette !
Ricardo avait gâché sa soirée, à lui. Vraiment ? Quel crétin ! Bon, enfin, ma mère arriva. Je ne dis même pas au revoir à Renaud et m’engouffrai dans la voiture. Évidemment, ma mère me demanda ce qui s’était passé et je ne savais pas quoi lui dire. Il était clair qu’elle ne comprenait pas pourquoi Renaud partait avec son père et moi avec elle. J’étais toute mêlée. Je me demandais si je faisais un cas de pas grand-chose, si je m’énervais simplement parce qu’il avait pété les plombs, ce qui arrivait à tout le monde, après tout. Je réalisai à quel point son attitude me dérangeait depuis un bon moment, trop longtemps, et que les choses ne faisaient qu’empirer.
Ma mère n’osait pas trop me questionner et je lui en étais reconnaissante. Après quelques minutes de silence, cependant, c’est moi qui fus incapable de me retenir plus longtemps et je lui racontai tout : ce qui s’était passé au bal, les remarques blessantes que Renaud avait pour tout le monde et qui semblaient empirer depuis quelque temps, son attitude si décevante. Ma mère me dit :
— Qu’est-ce que tu dirais qu’on se fasse un petit thé glacé, à la maison, et qu’on parle de tout ça dans la balançoire, comme on faisait avant ?
J’avais très envie de faire ça. Il y avait trop longtemps que c’était arrivé. Je ne savais pas vraiment depuis quand, au juste, mais ça me semblait une éternité. Ma mère me manquait soudainement, et je compris qu’elle me manquait depuis un bout de temps, mais que je m’étais éloignée d’elle sans m’en rendre compte et sans trop savoir pourquoi. La vieille balançoire que nous avions depuis que j’étais toute petite avait entendu tellement de confidences, avait été témoin de tellement de joies, de peines, de rires et de larmes qu’elle me sembla parfaite pour cette fin de soirée. J’avais désespérément besoin de parler et parler pour vrai comme je n’en étais capable qu’avec ma mère ou, de plus en plus rarement, avec Renaud… et encore. J’avais cru pouvoir remplacer ma mère par Camille, mais je devais admettre que cette dernière n’était pas très utile pour les choses vraiment importantes parce que tout revenait inévitablement à elle. Chaque fois que je lui racontais quelque chose qui me dérangeait ou me plaisait, elle évoquait une situation semblable qui la concernait et toute la discussion se tournait alors vers ce qu’elle vivait, elle, mes sentiments étant soudainement relégués au second plan. Ce soir-là, j’avais plus que jamais besoin d’une oreille et je savais que ma mère serait la bonne personne.
Je suis allée prendre une douche et revêtir ma jaquette préférée. Ma mère m’attendait dehors, bien installée dans la balançoire, et après m’être blottie tout contre elle, je lui ai raconté les détails, sans qu’elle m’interrompe une seule fois, de ce que je lui avais révélé plus tôt. Tant de choses sont sorties en un flot que ça me fit réaliser à quel point j’en avais lourd sur le cœur. Finalement, lorsque j’eus terminé, elle me dit :
— On dirait que t’es inquiète autant que t’es fâchée.
— Oui, c’est vrai. Je m’inquiète pour Renaud. Il file pas ces temps-ci et je sais pas quoi faire pour l’aider. On dirait vraiment qu’il a comme deux personnalités. Y est super fin quand on est juste tous les deux, en tout cas, c’était de même avant, mais aussitôt qu’il est en gang, je le reconnais plus, c’est comme s’il devenait quelqu’un d’autre. Et l’autre, là, je l’aime pas.
— Ah, ma belle, y a rien de pire que les gangs pour faire faire des stupidités. Y a bien des choses que les gens ordinaires font qu’ils feraient jamais s’ils étaient tous seuls, mais ils se laissent influencer, souvent juste pour avoir l’air game…
— Oui, justement ! Ils disent des affaires, des fois, et c’est carrément gênant. Comme s’il fallait que chacun dise ou fasse quelque chose d’encore plus con que celui d’avant ! Mais le problème, c’est que maintenant, même quand on est tout seuls, il est plus comme il était. Autant avant il était smooth, relax, on jasait de toutes sortes d’affaires, autant là, il me parle de rien, il est impatient, il s’énerve pour des niaiseries. Je sais pas qu’est-ce qui le rend de même, mais je sais qu’il est vraiment différent, c’est pas mon imagination.
— Non, je pense pas, moi non plus, mais si tout ce que tu me dis est vrai, c’est clair qu’il a un problème. Il t’a parlé de rien de spécial ?
— Non, tout a pourtant l’air de bien aller. C’est vrai qu’il parle pas beaucoup du cégep. Il s’en va en sport-études, comme il voulait, mais y a pas l’air tellement excité. Il va travailler à la piscine encore cet été, et il joue au football. Ça, je sais qu’il est un peu tanné, mais pas tant que ça, quand même !
— Je sais pas trop, ma belle. Mais pour être agressif de même, il faut que quelque chose l’achale sérieusement, surtout si y était pas comme ça avant. Je suis pas sûre que tu puisses faire grand-chose, mais je t’avoue que ça m’inquiète, pour toi sinon plus que pour lui. Est-ce qu’il s’est déjà fâché après toi ?
— Bin non ! On est pas toujours d’accord, mais il est plus du genre à s’en aller ou s’éloigner quand je lui dis quelque chose qui fait pas son affaire. Non, c’est comme si tout le monde qui pense pas comme lui le dérange, comme si ça l’insultait que du monde différent existe et respire, pis dernièrement on dirait que, dans sa tête à lui, tous les gars qui sont pas sportifs ou tough sont des gais. C’est vraiment bizarre.
— Oui, bien y a différentes formes et différents niveaux d’homophobie et je suis contente que tu penses pas comme lui.
— Bin non, c’est con ! C’est comme si du jour au lendemain j’me mettais à me moquer de Francesca parce qu’elle est lesbienne. On s’en fout ! Mais pourquoi il est comme ça, lui ?
— Ça peut venir de ce qu’il a appris, de comment ses parents pensent ou parlent à ce sujet-là. Je connais pas beaucoup son père, mais quand même assez pour voir que c’est un « vrai » gars, qui endurerait pas tellement que son gars soit autre chose qu’un « vrai » gars lui non plus. Je serais pas surprise qu’il l’ait élevé en lui disant de pas brailler s’il se faisait mal ou que tous les « vrais » gars font du sport et des jokes stupides.
— On dirait que tu l’aimes pas beaucoup…
— C’est pas ça, c’est juste que l’intolérance, c’est contagieux et souvent transmis par les parents. Et oui, ça m’énerve. Je pense qu’il y a plusieurs façons d’être un gars et plusieurs façons d’être une fille. C’est comme si on disait qu’une vraie fille peut juste être super féminine, poupoune, toujours habillée comme une Barbie et que toutes les autres sont des lesbiennes…
— Exactement le genre de commentaire que Renaud ferait !
— Pas étonnant, d’après tout ce que tu m’as raconté. Mais faut que tu fasses quelque chose pour changer ça, ma belle. T’sais, Francesca en a arraché au secondaire, elle aussi. C’est pas mal là qu’elle a compris qu’elle était gaie et même si j’ai été fâchée après elle pendant un bon moment, je sais que ça n’a pas été facile.
— Fâchée ? Pourquoi ?
— Parce qu’elle était mon amie, ma complice et qu’on faisait tout ensemble. Vraiment tout. Mais le jour où elle m’a avoué qu’elle me voyait autrement que comme une simple amie, ça m’a vraiment mise dans une colère terrible. J’acceptais pas qu’à cause d’elle tout change entre nous.
— Pourquoi ça devait changer ?
— Parce qu’elle venait de me dire qu’elle me voyait autrement, qu’elle avait envie de me prendre dans ses bras, de m’embrasser. Tu peux pas imaginer ce que ça me faisait ! Dans ma tête, elle gâchait tout, comme si elle avait décidé ça du jour au lendemain. Je comprenais pas qu’elle n’y pouvait rien et au lieu d’être touchée et flattée de sa confiance pour me parler de quelque chose d’aussi personnel, je l’ai pris comme une trahison. Je m’en suis tellement voulu ! Quand je repense à combien ça a été difficile pour elle, comment elle a été obligée de dealer toute seule avec les mauvaises blagues, le rejet, le harcèlement, la peur, la violence, même, juste parce que j’étais pas une assez bonne amie pour la comprendre et la soutenir…
— Je pense qu’elle t’a pardonné depuis, non ?
— Oui, elle est incroyablement généreuse d’avoir réussi à faire ça. Je me suis excusée, mais ça a été long avant que je puisse être à l’aise avec elle. C’est tellement stupide ! Si au moins je m’étais attardée à ce qu’elle ressentait, elle, à la façon dont il fallait qu’elle l’annonce à sa famille et qu’elle l’accepte elle-même ! J’ai été tellement égoïste… C’est pour ça que je te parle tellement d’elle et que je t’ai toujours dit les choses telles qu’elles sont depuis que t’es toute petite.
Elle demeura silencieuse un moment puis ajouta :
— Je pense que t’as juste deux choix. Ou bien tu dis à Renaud qu’il est trop dur à suivre pour toi en ce moment et que t’es pas d’accord avec ce qu’il fait ou dit des fois, ou bien tu fais de ton mieux pour l’aider en essayant de comprendre ce qui se passe et pourquoi il est comme ça.
— Moi ? Je peux pas faire grand-chose ! Chaque fois que je dis de quoi il se fâche…
— Qu’il se fâche, d’abord ! S’il tient à toi, il va peut-être finir par t’écouter !
Je savais qu’elle avait raison. Mais mon problème était que, justement, je n’étais pas du tout certaine qu’il tenait à moi tant que ça. J’avais comme de grosses décisions à prendre et, aussi, des réponses à trouver.
Avant de me coucher, je me demandai ce que Camille, Rémi et les autres faisaient en ce moment. Ils devaient bien s’amuser, mais je n’aurais pas voulu être avec eux. Je revis toute la scène du bal se rejouer plusieurs fois dans ma tête. J’aurais tant voulu faire rewind et permettre à la soirée de se terminer autrement !
Mon miroir me renvoya une drôle d’image de moi : une fille aux yeux trop grands, trop tristes. C’était la honte qui me changeait le visage comme ça, et la tristesse aussi. Décidément, plus rien ne marchait à mon goût. Miss Parfaite n’avait plus grand-chose de parfait… Est-ce que ça allait bientôt changer ?