Mon premier réflexe avait été d’aller tout raconter à Camille, mais je m’étais finalement retenue. Renaud était son ami, elle prenait toujours sa défense et j’avais l’impression que c’était mon combat à moi. Personne ne pourrait m’accuser d’avoir trop d’imagination cette fois-ci, mais je sentais confusément que ça aurait été une erreur de lui confier ce qui, en ces circonstances, allait bien au-delà des soupçons. J’avais probablement moins confiance en elle qu’avant — je n’arrivais pas à oublier l’épisode de l’argent qu’elle avait « emprunté » à la caisse du projet humanitaire sans m’en parler — et je restais sur mes gardes. Je réussis donc à faire comme si rien de spécial n’était en train de se produire, comme si ma vie n’était pas sur le point de voler en éclats.
Le lendemain de mon affreuse découverte sur la vie secrète de mon amoureux, je demandai à ce dernier, bien innocemment, si nous faisions quelque chose ensemble ce samedi soir, question de fêter les vacances qui terminaient bientôt. Il me répondit qu’il travaillait à la piscine jusqu’à dix heures et qu’après il allait se coucher parce qu’il avait un entraînement tôt le lendemain matin. Les entraînements ne l’avaient jamais empêché de faire quoi que ce soit auparavant, mais, évidemment, je ne dis rien. Il me suggéra plutôt d’aller le rejoindre à la piscine samedi après-midi et de rester souper avec lui comme nous le faisions régulièrement depuis le début de l’été. Bien sûr que j’irais. Il ferait beau et je passerais l’après-midi à me pavaner devant lui avec le nouveau bikini que je venais tout juste de m’acheter. Je me demandais ce qu’il en penserait, s’il aurait envie de changer ses plans pour la soirée… J’étais bonne actrice, et il me semblait tout à fait impossible qu’il se doute que j’étais au courant de ses véritables intentions. Et d’être au courant me donnait un autre avantage : je savais, moi, que nous nous verrions ce soir-là, et je pouvais donc me préparer en conséquence.
Mais avant d’arriver à ce soir fatidique, il y avait la veille qui était du même coup mon anniversaire. Je l’attendais avec impatience depuis des mois, mais n’y avais presque pas pensé depuis… depuis Josexybody. J’allais avoir seize ans et j’avais l’impression que mes parents me réservaient une belle surprise, mais le cœur n’y était tout simplement pas. Sans connaître ses plans précis, je savais que Camille m’organiserait quelque chose et ne fus donc pas étonnée lorsque Renaud me demanda si j’avais envie d’aller souper en ville avec Camille et Rémi ce soir-là. Il me réservait sans doute une surprise, un cadeau spécial peut-être, pour me faire croire que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes ou pour soulager sa culpabilité ; ça me semblait sans importance. Peu importe ce que ce serait, je ne serais pas naïve : ce serait un cadeau empoisonné. De penser qu’il me croyait assez stupide pour avaler un tel subterfuge me rendait folle de colère. C’était pire que ses mensonges. De toute manière, j’étais obsédée par la fameuse Jo, je voulais enfin voir qui c’était et planifier ma vengeance. Contrairement à l’histoire avec Cassandra, cette fois-ci je lui en voulais à lui autant qu’à elle. Il n’avait pas l’excuse que nous étions « en break » et rien ne pourrait m’emmener à lui pardonner.
Normalement, je suis impulsive, je me mets dans tous mes états quand je pique une crise, mais là, j’étais dans une colère froide, presque calme, et ça me faisait un peu peur. Je pense que j’avais hâte de le confronter, ne serait-ce que pour lui prouver hors de tout doute que j’avais raison de ne pas le croire cette fois-ci et que je ne pourrais plus jamais lui faire confiance. On aurait dit qu’avoir raison était plus important que la douleur de savoir qu’il me faisait ça, à moi. Je ne voulais même plus savoir combien de fois il m’avait menti de la sorte. Ce n’était plus important. Il m’avait eue au moins une fois, il ne m’aurait plus.
Je continuai à exploiter mon talent d’actrice toute la journée de vendredi. Lorsque mes parents m’annoncèrent qu’en plus de m’offrir mes cours de conduite ils me donneraient en cadeau la voiture de ma mère dès que je pourrais légalement la conduire, j’ai réussi à tout oublier pendant quelques instants. Même Renaud n’était pas parvenu à gâcher le plaisir que me procurait cette belle surprise et c’était tant mieux. C’est donc grâce à cette incroyable nouvelle que je réussis à aller célébrer mon anniversaire en ville avec Camille, Rémi et Renaud. J’aurais dû être contente, heureuse de partager cette joie avec mes amis et de passer une belle soirée avec mon chum, mais je me sentais plutôt comme à côté de moi-même, comme si j’étais dans une pièce de théâtre, encore une fois, où j’avais le premier rôle que je jouais à merveille.
Nous avons choisi un restaurant de pizzas bien bruyant, ce qui était parfait ; il était plus facile de faire comme si tout allait bien dans un endroit animé où il se passait plein de choses. Je faisais des efforts surhumains et continuels pour ne pas péter les plombs et déballer tout ce que je savais à Renaud ; je me répétais mentalement qu’il me fallait tout constater de mes yeux et le confronter par la suite pour voir s’il essaierait de me mentir, d’amoindrir ce qu’il ne pourrait nier. C’était le seul argument valable pour me faire tenir ma langue.
Au bout d’un moment, j’arrivai à me détendre suffisamment pour profiter de cette soirée qui devait être « la mienne ». L’atmosphère du restaurant était chaleureuse et agréable, et je me rendis soudainement compte que, malgré tout, malgré surtout la boule qui me pesait autant dans la gorge que dans l’estomac, j’étais contente d’être là. Je me demandai comment je me sentirais l’an prochain, à cette date. J’aurais terminé mon secondaire, je m’apprêterais à rentrer au cégep ; je me demandai qui serait avec moi pour fêter mes dix-sept ans, et à la pensée que Renaud ne serait de toute évidence plus à mes côtés, je sentis les larmes me monter aux yeux. J’eus beaucoup de mal à continuer de sourire même si je voulais profiter de ce dernier moment agréable avec lui. J’y arrivai miraculeusement, me mêlai aux conversations, fis même quelques blagues devant les cadeaux complètement fous de mes amis et me surpris même à rire. Je me sentais comme dans des montagnes russes ; j’arrivais à oublier ce qui me pendait au bout du nez pendant quelques minutes et j’arrivais à sourire. Puis, quelque chose m’y faisait penser et je sombrais, ne voulais que hurler ma douleur et ma colère.
Quand Renaud m’offrit de magnifiques boucles d’oreille et me chuchota à l’oreille que j’étais la seule fille qu’il n’ait jamais aimée, je manquai m’étouffer. Tout le monde nous regardait, alors je n’allais pas faire une scène ! Quand il essaya de me prendre dans ses bras, je le repoussai, prétextant que je ne me sentais pas bien, que j’avais trop mangé et que j’avais un peu mal au cœur tout à coup. J’avais bien mal au cœur, mais pas à cause de la pizza, et pas pour vomir. Pour pleurer, surtout, et frapper quelqu’un ou quelque chose. Je me crispais tellement les mâchoires, j’étais dans un tel état de nervosité que je me sentais prête à exploser à tout moment.
Évidemment, Camille remarqua mon état. Même si je me croyais très habile, elle me connaissait mieux que quiconque. Elle me fit signe de la suivre aux toilettes et m’interrogea :
— Toi, y a quelque chose qui va pas… T’es bizarre depuis quelques jours. Y a quelque chose qui se passe ?
Je n’avais pas plus envie de lui mentir que de tout lui dire, mais dès que je commençai, je fus incapable de m’arrêter :
— Oui, y a quelque chose qui se passe, mais comme je sais pas encore exactement quoi, j’aime mieux pas en parler.
— Ouain, mettons.
— J’espère que t’es pas encore en train de faire des histoires pour rien… Il t’aime au boutte, tu le vois bien, j’espère ?
Une autre qui trouvait que j’hallucinais, que j’inventais des problèmes. J’en eus assez.
— Bin, peut-être que cette fois-ci j’ai des bonnes raisons de croire que c’est justement pas des histoires ! Peut-être qu’au fond j’ai toujours eu raison de douter de lui pis que cette fois-ci je vais le savoir une bonne fois pour toutes !
J’avais du mal à parler à voix basse. Nous étions seules dans les toilettes, mais quelqu’un pouvait entrer à tout moment et je ne souhaitais certainement pas partager cette conversation avec des inconnus. Camille me regarda avec un énorme point d’interrogation au visage. Elle me dit :
— Écoute, Carolanne, tu trouves pas que ça va bien avec Renaud ces temps-si ? Tu vois pas qu’il est toujours avec toi pis qu’il regarde pas ailleurs ?
— Ouain, ça, c’est toi qui le dis. Moi, ce que je vois, c’est un gars qui a justement de moins en moins envie d’être tout seul avec moi, qui pogne les nerfs pour rien, qui pète les plombs pour des niaiseries, qui fait chier tout le monde comme Ricardo au bal. Tu trouves qu’il est normal, toi ? Moi, non. Pis je pensais qu’il filait pas, que je pouvais peut-être l’aider, mais j’ai vu tout ce que j’avais besoin de voir sur son ordi l’autre jour…
— Quoi ? T’as fouillé sur son ordi ?
— J’ai pas fouillé, c’était là. S’il voulait pas que je voie, y avait juste à se déconnecter !
Elle me regarda avec un air à la fois rempli de réprobation mais avec, aussi, une énorme curiosité. Oui, elle aimait les histoires, les rumeurs, les ragots, mon amie. J’allais la servir.
— Bin imagine-toi donc qu’il a donné rendez-vous à une certaine Jo à la piscine demain soir, entre dix heures et dix heures et demie. Pis ça s’adonne qu’il m’a dit à moi qu’il allait vedger parce qu’il a un entraînement de bonne heure dimanche matin. J’me fais toujours des idées, tu penses ? J’ai lu ça avec mes yeux, Cam, j’ai rien imaginé ou inventé.
Pour une rare fois, elle ne trouva absolument rien à dire. Elle me prit plutôt dans ses bras et me serra trop fort.
— Et qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je vais y aller, qu’est-ce que tu penses. Faut que je sache c’est qui, faut que j’y voie la face. Renaud me prendra pas pour une épaisse de même longtemps, je lui laisserai pas l’occasion de me dire que je suis trop jalouse pour rien cette fois-ci.
— Tu vas lui laisser savoir que t’es là ?
— Je sais pas, on verra comment ça se passe.
Je ne dis plus rien pendant quelques instants. Elle ajouta :
— Je suis sûre que je le saurais, Caro, s’il se passait quelque chose. Il me l’aurait peut-être pas dit, mais je l’sentirais. Je le connais comme le fond de ma poche. Tu penses pas qu’il peut y avoir une autre explication ?
— Penses-tu vraiment que « j’ai hâte que ça soit vrai, j’ai hâte de te toucher, de te prendre au complet dans ma bouche… », ça peut vouloir dire autre chose ?
Encore une fois, elle resta silencieuse. Puis elle me demanda, comme je l’espérais un peu :
— Veux-tu que j’y aille avec toi ? Je suis certaine que c’est pas ce que tu penses même si à ta place je penserais sûrement la même chose. Mais si c’est vrai, il va savoir ma façon de penser, c’est sûr ! Depuis le temps qu’on est amis, y a besoin de pas me raconter d’histoires ! Ça tombe bien, j’ai rien demain soir…
J’hésitai. Oui, j’avais envie qu’elle soit là, qu’elle soit témoin, elle aussi, et s’il fallait qu’il y ait une toute petite chance qu’elle ait raison et que ce ne soit pas ce que je croyais, je l’accueillerais à bras ouverts même si j’en doutais vraiment beaucoup. Peu importe ce qui se passerait, j’avais envie de son soutien, de son appui, de son amitié. Il me semblait que tout serait moins pire avec elle. Si ce que je pensais allait se produire, j’aurais mal et je ne savais pas du tout comment j’allais réagir. Ce que je redoutais le plus était d’intervenir, de me mettre à l’engueuler, d’être déchaînée et de faire une folle de moi. Si Camille venait, elle pourrait m’empêcher de faire ça. Elle pourrait m’aider à me calmer, m’éloigner, me faire respirer par le nez et envisager la suite avec moi.
D’un autre côté, l’humiliation serait telle que je n’avais pas vraiment envie que quelqu’un d’autre assiste à ça. Mais c’était Camille, et elle était déjà au courant. Je n’avais donc plus grand-chose à perdre et tout à gagner. Ainsi, je lui donnai rendez-vous chez moi, dans l’après-midi, nous irions à la piscine ensemble et après ? Après, je verrais.
Samedi, quand nous sommes arrivées à la piscine, au milieu de l’après-midi, il y avait foule. C’était une journée magnifique et toutes les familles s’étaient donné le mot pour profiter des derniers beaux jours de vacances. J’avais l’impression que l’école était là au grand complet, aussi, et je ne pouvais m’empêcher d’observer toutes les filles derrière mes lunettes noires. Je cherchais évidemment des indices, une « Jo » à qui je n’aurais pas pensé. Je vis Josiane Lavoie, tellement insignifiante dans son maillot une pièce qui laissait trop paraître ses grandes jambes maigres. Puis, j’aperçus Joanie Berthiaume qui, je le compris, sortait avec Jérémie. C’était nouveau, apparemment, et ils ne se lâchaient pas d’une semelle. Je me trouvais vraiment en retard dans les nouvelles ; ils avaient l’air trop amoureux pour qu’elle puisse être mon adversaire. Qui alors ? Je ne trouvais personne d’autre et le mystère était total.
Renaud avait l’air tout à fait naturel comme seul un menteur expérimenté peut l’être dans de telles circonstances. Il me regardait souvent et je m’étais arrangée pour me mettre en valeur. Mon nouveau maillot était assez spectaculaire et je sentais bien d’autres regards sur moi que le sien, ce qui ne me déplaisait pas du tout. Bien sûr, tout le monde savait que j’étais en couple avec Renaud depuis plusieurs mois, alors personne ne faisait de commentaires à haute voix, mais une fille sent bien le regard des autres, des gars surtout, n’est-ce pas ? J’espérais que Renaud s’en rende compte, lui aussi. Oh, comme je l’espérais !
Camille avait la mine renfrognée et je voulais qu’elle change d’attitude, sinon Renaud se rendrait peut-être compte de quelque chose. Déjà que Rémi lui reprochait d’avoir l’air ailleurs, même d’être bête ! Je tentai de lui parler, mais tout ce qu’elle me répondit fut :
— J’le regarde et si c’est vraiment vrai, ce qu’il se prépare à faire ce soir, il m’écœure. J’ai l’impression qu’il m’a menti dans la face à moi aussi ! Je sais pas comment tu fais pour rester calme de même…
Peut-être valait-il mieux que je revienne seule en soirée, en fin de compte. Elle gâcherait tout, et c’est peut-être moi qui devrais l’empêcher de se manifester, alors que c’était le contraire que j’espérais d’elle. Je ne savais plus et décidai d’attendre et de voir comment les choses se passeraient. Pour le moment, je continuais à mettre le paquet, m’exhibant devant Renaud, choisissant le moment où il me regardait avant de plonger du plus haut tremplin, appliquant ma crème solaire avec les gestes les plus langoureux possible.
Vers l’heure du souper, les sauveteurs indiquèrent qu’il était l’heure de sortir ; l’horaire prévoyait que la piscine ne soit accessible qu’aux adultes. C’est le moment où Renaud prenait sa pause.
J’avais apporté un sandwich et partis rejoindre Renaud tandis que Camille et Rémi s’en allaient de leur côté. Je l’accompagnai au parc et nous avons mangé en silence à l’ombre d’un arbre. Puis, il m’a prise dans ses bras et je me sentis fondre. Il avait l’air tout doux, tout romantique, et je me surpris à espérer qu’il avait enfin réalisé que je pouvais lui donner tout ce qu’il voulait, qu’il n’avait besoin de personne d’autre. Il m’embrassa et je ressentis de drôles de choses dans ce baiser. De l’amour, je pense. De la tristesse, aussi, je l’aurais juré. Il s’accrochait à mes lèvres comme si ce baiser en était un d’au revoir et, le percevant ainsi, je m’accrochai, moi aussi. Je ne voulais pas d’un au revoir et je ne comprenais vraiment plus rien. Si c’était le cas et que ça l’attristait, pourquoi le faisait-il, alors ? Pourquoi ne choisissait-il pas de revenir en arrière et de me laisser devenir aussi importante pour lui qu’il l’était pour moi ? Je ne pus empêcher quelques larmes de déborder de mes yeux. Il recula un peu, me regarda et me demanda ce qui se passait.
Je me sentais prise au piège. J’avais terriblement envie de lui dire que je savais tout, mais ma colère était remplacée par une tristesse incroyable, et les seuls mots que j’aurais été capable de lui dire en auraient été de supplication. Et ça, je ne voulais pas. Le supplier de m’aimer ? Moi ? Ça aurait été ridicule et pathétique. J’avais beau penser à Josexybody, je nageais en pleine confusion. Je ne voulais pas le perdre, mais il n’était pas question de me mettre à genoux devant lui. Je lui demandai tout de même, pleine d’espoir comme si je lui donnais une chance ultime de reculer :
— On peut toujours pas se voir plus tard, quand t’auras fini ?
Il ne prit même pas le temps d’hésiter :
— Non, pas ce soir. Faut vraiment que je relaxe, je suis brûlé.
C’était tout ce qu’il fallait pour faire revenir la colère. Je me relevai sans rien laisser paraître. Je n’allais pas lui donner une autre chance de m’accuser de bouder pour rien. Je dis plutôt, avec un sourire narquois bien déguisé en blague :
— C’est vraiment dommage, j’aurais aimé ça te voir, mais je comprends. C’est important que tu sois en forme pour ton entraînement, les vraies games s’en viennent. Tu vois combien je peux être compréhensive et attentionnée ? C’est parce que je t’aime, oublie jamais ça !
Et je partis, lui soufflant un petit baiser, un faux sourire aux lèvres. Il ne se rendit compte d’absolument rien.
Je retournai chez moi et essayai de me changer les idées. Mes parents recevaient des amis à souper. C’était parfait, car je pouvais disparaître dans ma chambre sans qu’ils disent quoi que ce soit. Vers huit heures, n’y tenant plus, je textai Camille pour qu’elle vienne me rejoindre. Elle arriva quelques minutes plus tard.
— T’es prête ? me demanda-t-elle en entrant dans ma chambre.
— Bin non, c’t’affaire. Je suis pas prête à voir mon chum qui me trompe, mais j’ai pas le choix. S’il veut me niaiser, je vais le niaiser moi aussi.
— T’as un plan, au cas où c’est vraiment ça qui se passe ?
— Peut-être. Je pensais les prendre en photo et lui envoyer sur son cell. Comme ça, j’aurais même pas besoin de lui parler. Par contre, je pense que je vais attendre de voir s’il me ment en pleine face et là, je lui montrerai la photo. Qu’est-ce que tu penses ?
— J’a-d-o-r-e ta deuxième idée. Si y est assez con pour te tromper, y est assez con pour essayer de te faire accroire que t’exagères, ou que c’est pas ce que tu penses si tu lui dis que tu l’as juste « vu ». Sauf que le flash de la photo risque de tout gâcher… et si tu réussis à en prendre une sans qu’il s’en aperçoive, comment tu vas lui expliquer que tu l’as vu ? T’étais là par hasard ?
— Exactement. Une fille a le droit de se promener au parc un soir d’été, non ? Surtout quand son chum est trop fatigué pour la voir… Pour le flash, t’as raison, par exemple. On verra rendues là-bas. On aura peut-être même pas besoin de photo.
Elle me fit son petit sourire mauvais et cette fois, je l’appréciai. Il pouvait faire des malheurs, ce sourire-là, et c’est justement ce que j’avais l’intention de faire, un malheur. Alors, je copiai son sourire et laissai la colère prendre le dessus sur tout le reste.
Vers neuf heures, nous sommes donc parties marcher, toutes les deux. J’aurais voulu aller au parc tout de suite. Nous aurions pu nous dissimuler quelque part, mais il ne faisait pas encore suffisamment noir et j’avais peur que Renaud nous surprenne. Nous avons donc fait quelques détours. J’essayais de ralentir le pas, mais j’y arrivais difficilement. Puis, enfin, un peu avant dix heures, nous sommes allées nous adosser à une petite colline, bien cachées mais avec une excellente vue sur la porte du pavillon de la piscine.
Je vis les dernières personnes partir et Renaud qui barrait la porte derrière eux. Je me dis que « Jo » ne devait pas être bien loin et mon cœur battait tellement fort que j’étais certaine que Renaud pourrait l’entendre s’il tendait le moindrement l’oreille. Dix heures quinze, rien. Une femme avec son chien, un vieux monsieur qui marchait lentement. Dix heures vingt-cinq. Là, je vis un gars arriver à pied. Il marchait vite, se dirigeait vers le pavillon. Était-il possible que je me sois trompée, après tout ? Camille me donna un coup de coude :
— Hey, je l’ai déjà vu, lui. Il était là quand on est allés manger au resto après la première game, tu te souviens ?
Puis elle ne dit plus rien, comme si elle réfléchissait aussi furieusement que moi. Elle sursauta et me dit :
— J’te gage que c’est lui qui vient rejoindre une fille ici ! Renaud lui a juste laissé la place pour être tranquille avec sa blonde ! Gages-tu que c’est bien ça ?
— J’ai lu ce que j’ai lu, Cam !
— Es-tu sûre que c’était bien lui qui avait écrit ? Peut-être que ce gars-là a écrit de l’ordi de Renaud ? Ou la fille ?
— Me semble que tu charries, ça se peut pas tellement.
Renaud ouvrit la porte, regarda aux alentours comme pour voir s’ils étaient surveillés et referma la porte derrière lui. Camille ne tenait plus en place.
— Viens, on va aller regarder par la fenêtre. Je suis sûre que quelqu’un d’autre va arriver ou que la fille est déjà là et que ça va tout expliquer !
— Ouain, je suis pas sûre. On peut surveiller ça d’ici, non ?
— Pas si la fille est déjà là, non ! Et on va mieux voir par la fenêtre. Et eux, ils pourront pas nous voir, d’en dedans…
Elle était déjà debout. Je ne voulais pas la suivre. Nous serions beaucoup trop visibles là, au bord de la fenêtre ! Que dirions-nous s’ils nous voyaient ? Le hasard ne tenait plus si nous avions le nez collé là ! Il me fallait la rattraper et je partis la rejoindre. Elle était accroupie sous la fenêtre et m’attendait. En chuchotant, elle me dit :
— Y a un peu de lumière en dedans. Ils peuvent pas nous voir. T’es-tu game ?
Non, je n’étais plus certaine de quoi que ce soit, mais c’était plus fort que moi et je m’élevai un tout petit peu, juste assez pour voir à l’intérieur. Et là, mes yeux refusèrent d’accepter ce qu’ils voyaient. L’évidence était là, sous mes yeux, mais ne s’enregistrait pas dans mon cerveau.
Renaud était là, appuyé au mur. Et devant lui, l’embrassant à pleine bouche en lui caressant les cheveux avec fougue tandis que les bras de Renaud l’enserraient passionnément, se trouvait le gars que nous avions vu arriver plus tôt.
Je voulais arrêter de regarder, mais c’était plus fort que moi : j’étais irrésistiblement attirée par la scène qui se jouait devant moi. Je voyais ces deux gars qui se caressaient. Leur désir était puissant, presque palpable, comme s’ils avaient attendu ce moment depuis longtemps. Leurs baisers étaient intenses, ils avaient l’air impatients et je devinais leur souffle court, leur besoin l’un de l’autre pressant. J’étais sonnée mais je ne pouvais empêcher mes yeux de constater que leur étreinte était tout aussi passionnée que si Renaud s’était trouvé avec moi, peut-être même plus. Il y avait une urgence que je n’avais jamais connue avec lui.
Camille aussi les regardait, totalement immobile, comme hypnotisée. Il y avait de la tendresse dans la façon dont ils se touchaient. Les mains qui se baladaient sur le corps de Renaud semblaient à la fois puissantes et douces, les baisers, fougueux. Renaud retira son chandail et l’autre fit de même. Je regardais leurs torses se mouler l’un à l’autre, la bouche de l’autre gars embrasser le cou de Renaud, ses mamelons, je voyais ses larges mains caresser ses épaules, comme s’il s’agrippait à lui. Renaud, lui, semblait s’abandonner à tout ça de la façon dont j’aurais aimé qu’il le fasse avec moi : les traits détendus, il semblait savourer chaque instant et vouloir le faire durer. Je le trouvais si beau… Son compagnon s’agenouilla devant lui, détacha son pantalon que Renaud fit descendre sur ses hanches. L’autre releva la tête un moment, comme s’il cherchait une approbation de la part de mon amoureux, et ce dernier lui sourit, un sourire si doux et empreint d’un tel désir que j’en fus incroyablement jalouse. Je vis la tête de l’autre descendre et compris que, dans sa bouche à lui, se trouvait la partie la plus intime de Renaud, celle que j’avais moi-même goûtée à peine quelques jours plus tôt. Sa tête se mouvait lentement, et je devinais la sensation du membre de celui que j’aimais tant, j’en connaissais l’odeur, la forme et la douceur. Renaud était appuyé contre le mur et caressait les cheveux de son amant, l’encourageant ainsi à continuer. Ses yeux étaient clos, il se mordait la lèvre inférieure comme si le plaisir était difficile à supporter. Cette expression aurait dû n’appartenir qu’à moi et ce n’est qu’à ce moment-là que je réalisai toute l’ampleur de ce qui se produisait.
Renaud se dégagea ; ils s’embrassèrent de nouveau, semblant ressentir encore plus de passion. Puis, l’autre gars incita Renaud à se retourner face au mur et se colla tout contre lui. C’en était trop. Je n’étais pas obligée de regarder la suite… pourtant, encore une fois, je ne pus détacher mon regard. Et lorsque je vis Renaud se raidir, relever les bras de chaque côté de ses épaules comme pour prendre appui contre le mur, lorsque je pus le voir se tordre de plaisir sous l’assaut de son partenaire, je réalisai que plus rien ne pourrait être comme avant. Malgré la douceur et la complicité qu’ils semblaient partager, j’étais choquée, fâchée, blessée, et rien ne pourrait réparer ça.