Jusqu’au début des classes, je visitai Renaud quelques autres fois avant qu’il sorte de l’hôpital. Il n’avait pas réussi à admettre quoi que ce soit à ses parents. J’avais l’impression qu’il voulait plutôt les laisser deviner. Tant qu’il n’avouait pas, ses parents pouvaient bien penser ce qu’ils voulaient… Je trouvais ça un peu absurde et ça devait être assez lourd à supporter, mais c’était sa décision.

La rentrée s’annonçait assez bizarre. Je n’avais pas revu Camille et je ne cherchais pas non plus à la voir, ni les autres filles, d’ailleurs. J’avais envie d’avoir la paix, moi aussi ; ça me donnait beaucoup de temps pour penser, mais moi, ça faisait mon affaire. Le miroir me renvoyait déjà une tout autre image que celle que j’étais habituée de voir. Malgré tout ce qui me restait à faire pour me pardonner et me débarrasser de cette honte qui me collait à la peau, je l’aimais bien, cette nouvelle fille que je semblais devenir.

Ma dernière année de secondaire s’amorçait et j’avais l’intention qu’elle débute du bon pied. Après avoir fait relâche pour l’été, mes cours de chant recommençaient enfin et je ne tenais plus en place. Ma seule déception était que comme ma mère n’était plus disponible pour me conduire les mercredis soir, j’avais dû changer d’horaire et je ne verrais plus — ou plutôt je n’entendrais plus — Sarah-Jeanne chanter. Une drôle d’intuition me faisait cependant penser que je la reverrais un jour ou l’autre et je m’y accrochais.

Camille m’ignorait et ça ne me perturbait pas le moins du monde. Elle avait rallié toutes nos autres amies contre moi, mais elle n’était pas ouvertement agressive envers moi et j’en étais soulagée. Elle savait frapper là où ça faisait mal et je me considérais somme toute assez chanceuse d’être épargnée. Ce que je lui avais dit avait peut-être fait son chemin, peut-être même qu’elle regrettait ce qu’elle avait fait, ne serait-ce qu’un tout petit peu… J’en doutais et l’espérais à la fois. Son attitude me permettait toutefois de voir comment c’était, de l’autre côté, du côté des rejets de ce monde. Personne ne m’insultait, me frappait ou me blessait, mais on m’évitait comme si j’avais eu une maladie contagieuse, et c’était bien suffisant pour imaginer une toute petite portion de ce que Cassandra avait dû ressentir.

Je me contentai de faire mes travaux d’équipe avec des filles qui semblaient n’appartenir à aucune gang proprement dite, des filles que je pensais « neutres ». Pour le reste, je n’avais aucun mal à me débrouiller toute seule, au contraire. J’imagine que quand on le choisit, c’est déjà moins pire que quand on se le fait imposer… et je compris pourquoi Cassandra avait ressenti le besoin de partir loin d’ici, loin de tout ce qui la faisait souffrir. Comme j’avais passé les derniers jours de l’été à réfléchir, j’avais fait un plan. Le cas de Renaud m’occupait beaucoup, mais je voulais aussi régler celui de Cassandra de manière urgente. Je me suis donc rendue chez sa mère en espérant qu’elle me dise où je pourrais trouver sa fille, mais cela fut une erreur.

Je me suis retrouvée devant une femme trop blonde, trop bronzée, et surtout, trop frustrée. Elle a eu l’air étonnée de me voir là et le fut encore plus par ma question.

— Cassandra ? Toutoune ? Tu ressembles pas à une de ses amies, pourtant, t’as trop d’allure pour ça. Elle est partie, ma chère Toutoune adorée. Elle est retournée chez son père depuis l’accident, pis j’ai pas le droit de l’appeler ou d’essayer de la trouver.

— L’accident ? Quel accident ?

— Bin, l’accident de char, c’t’affaire ! Celui où elle a été chanceuse de pas mourir, même si moi, ça m’aurait pas crevé le cœur ! A pensait qu’elle avait pas besoin de personne pis qu’a pouvait s’arranger toute seule tout l’été ? C’est ça que ça a donné ! Faque là, est chez son père. Dommage qu’elle soit pas venue brailler ici. Ça m’aurait fait plaisir de lui fermer la porte au nez !

— Est-tu correcte ? Il vit où, son père ?

— Bin oui, est correcte. A toujours été chanceuse, elle, même si a trouvait des raisons de chialer. Son père, y est en ville. J’sais pas où, au juste.

Il s’en suivit un long monologue où la mère de Cassandra accusait sa fille de l’avoir trahie, de ne l’avoir jamais respectée, disant qu’elle avait bien fait de la frapper, qu’elle l’avait bien cherché.

Je pouvais aisément sentir son haleine qui puait l’alcool même si nous étions en plein après-midi. Elle avait de petits yeux qui semblaient tout scruter, regarder partout à la fois, surveiller quelque chose comme si un danger la guettait. Elle me faisait l’effet d’une vipère prête à mordre à tout moment. Charmante femme. On sentait bien l’amour inconditionnel qu’elle portait à sa fille ! Je me demandais ce qui s’était passé entre elles. Cassandra ne l’avait pas eu facile à l’école, et il semblait que c’était aussi le cas à la maison… « Toujours été chanceuse », ouais. Pas étonnant qu’elle ait décidé de partir ! Miss Parfaite n’aurait pas pu essayer de comprendre l’ampleur du désastre de la vie de Cassandra avant de l’empirer, bien sûr que non ! Oh, comme je m’en voulais ! Il était clair que Cassandra passait un mauvais moment, et nous, au lieu de tout faire pour l’aider, nous en avions rajouté. Je ne voulais plus parler à cette femme qui n’allait certainement pas m’en apprendre davantage. Il ne me restait qu’une seule personne qui peut-être me renseignerait.

À l’école, le lendemain midi, je pris donc une profonde inspiration et allai voir Marc-Antoine. J’avais plusieurs choses à lui dire. Je l’approchai alors qu’il lisait sous un arbre, un midi, et je pus bien voir la méfiance se dessiner sur son visage quand il me vit. Je lui adressai mon plus beau sourire, le plus sincère aussi, espérant l’amadouer. J’avais la désagréable impression d’essayer d’apprivoiser un animal rendu sauvage à cause de mauvais traitements infligés par des humains cruels. C’était un peu ça, au fond. Arrivée près de lui, je lui demandai :

— Est-ce que je peux m’asseoir ?

— J’peux pas vraiment t’en empêcher, c’t’un pays libre.

J’optai pour l’honnêteté.

— Je comprends très bien que tu veuilles rien savoir de moi et je peux certainement pas te blâmer. Je voulais juste te dire que j’ai appris et compris pas mal d’affaires pendant l’été et je voudrais m’excuser.

— Tu m’as jamais rien fait. Ton chum, oui, mais bon. J’imagine que c’est pus ton chum, d’après ce que j’entends depuis une couple de semaines !

— Non, c’est pus mon chum, mais je peux m’excuser pour lui quand même. Il vit des affaires pas évidentes depuis un bout de temps. Sans l’excuser, ça explique peut-être un peu. Mais je suis pas venue parler de Renaud. Il faut que je fasse des grosses excuses à Cassandra. Sais-tu où je peux la trouver ?

Après un long moment durant lequel il me regarda attentivement sans manifester la moindre émotion, il me raconta que la dernière fois qu’il avait essayé d’avoir des nouvelles, la mère de Cassandra lui avait dit à peu près la même chose qu’à moi, l’accident en moins puisqu’il ne s’était pas encore produit. Marc-Antoine avait fini par parler au petit frère de Cassandra qui lui avait dit qu’elle était partie en ville, chez leur ancienne gardienne, et qu’elle travaillait dans un restaurant. C’était en juillet et malgré ses efforts, Marc-Antoine n’avait pas réussi à entrer en contact avec elle. Puis, juste avant la rentrée, il avait essayé de voir Raphaël, le petit frère en question, mais sa mère lui avait dit qu’il était parti lui aussi, qu’avec sa sœur il était parti vivre chez leur père, un tricheur, menteur, manipulateur de la pire espèce, d’après elle. Marc-Antoine me dit que ce qu’il connaissait de leur père ne correspondait pas à ça et je fus soulagée. Je lui parlai de l’accident, lui demandant s’il était au courant, et en voyant l’inquiétude sur son visage, je compris que non. Je le rassurai à mon tour, lui disant que Cassandra était apparemment hors de danger et lui promettant que j’essaierais d’en savoir plus, d’une manière ou d’une autre. Il me confirma ce dont il était facile de se douter : la mère de Cassandra était folle. Elle avait toujours détesté sa fille, l’avait ridiculisée, harcelée sans répit. Marc-Antoine me regarda sous son long toupet et me dit :

— J’ai essayé de la retrouver cet été. Je suis allé en ville trois fois, mais ça a rien donné. La gardienne, j’ai jamais pu trouver son numéro de téléphone et comme tu t’en doutes, Cass avait changé le sien. Je pense que Raphaël l’avait, mais là, si ils sont chez leur père, ça va sûrement être plus facile de la retrouver !

Il continua du même souffle :

— J’imagine que si tu veux lui faire des excuses, c’est parce que tu t’es rendu compte que vous l’aviez mal jugée, toi pis tes amies, et qu’elle méritait pas ce que vous lui avez fait… Y est un peu tard, mais la connaissant, je sais qu’elle va essayer, au moins, de te pardonner. Tu sauras jamais à quel point vous lui avez fait mal, et j’espère qu’elle est passée pardessus. Pis si elle va à l’école là-bas, tant mieux, elle aura pas à repenser à tout ça. Moi aussi, je voudrais bien lui parler. Je m’ennuie. Mais si elle m’a pas fait signe, c’est parce qu’elle se fout pas mal de moi…

Je ne savais pas quoi répondre. Il avait l’air tellement triste que mon cœur se serra. C’était pourtant à lui et à Cassandra de régler ça. J’avais mes propres choses à voir avec elle…

Marc-Antoine me donna le nom du père de Cassandra et avec ça, je trouvai l’adresse et le numéro de téléphone. Je n’arrivais toutefois pas à rassembler le courage nécessaire pour composer le numéro. Le mieux aurait certainement été d’aller la voir, comme ça elle n’aurait pas pu me raccrocher le téléphone au nez, mais c’était aussi plus difficile parce qu’il me faudrait alors la regarder dans les yeux.

C’était pourtant exactement ce que je voulais faire. J’irais la voir après mon cours de chant puisque ce n’était pas très loin. Mais quelque chose que j’aurais pu voir venir me fit encore remettre ces belles intentions à plus tard.

Presque deux mois s’étaient écoulés depuis la raclée que Renaud avait subie. J’allais régulièrement chez lui après l’école et je trouvais qu’il n’en menait pas large. Ses blessures guérissaient lentement et son visage avait pris toutes sortes de teintes, de bleu et rouge à jaune et vert. Il avait une cicatrice au coin de la bouche qui ne disparaîtrait jamais complètement, celle qu’il appelait son « souvenir ». « J’vas pouvoir me rappeler de ça toute ma vie, disait-il. C’est cool, hein ? »

Il n’était pas question qu’il retourne jouer au football même s’il l’avait voulu, ce qui n’était pas du tout le cas. Sa fracture de la jambe l’empêcherait probablement de pratiquer quelque sport que ce soit de façon intensive pendant un bon bout de temps. La police avait interrogé les gars de l’équipe et quelques autres de l’école, pour la forme, mais comme Renaud ne portait pas plainte officiellement, il n’y eut pas vraiment d’enquête. Renaud refusait toujours de dénoncer ses agresseurs, et ça ne m’étonnait pas.

L’atmosphère, chez lui, était devenue insupportable. Renaud avait fini par confirmer à ses parents que les rumeurs étaient vraies. Il ne voulait plus leur mentir, surtout à sa mère. En réaction, elle le couvait trop, essayait de se rapprocher de lui, tentait de comprendre, de l’aider ; le fils la repoussait, lui disait qu’il n’avait pas besoin de sa pitié. Je trouvais ça déchirant de la voir souffrir ; son air blessé chaque fois qu’elle le regardait était pénible à voir. Son père, lui, le traitait comme s’il était la plus dégueulasse des bestioles. Il le regardait avec dédain en hochant la tête comme s’il trouvait totalement inadmissible que son fils soit devenu ce qu’il était. Renaud me racontait qu’au début, il l’avait ignoré, fait comme s’il n’existait pas. Ça n’avait cependant pas duré. Quelque temps après, il était devenu agressif envers lui. Sa haine était évidente. Il ne ratait aucune occasion de le blesser, lui disant plusieurs fois par jour qu’il avait hâte qu’il soit assez solide pour « sacrer son camp » pour qu’il n’ait plus à poser les yeux sur lui, le plus grand échec de sa vie. Il avait honte de son fils, se demandait ce qu’il avait fait de mal. Au début, Renaud avait essayé de lui dire qu’il n’avait rien à voir là-dedans, qu’il n’avait pas besoin de comprendre ou de se sentir coupable de quoi que ce soit, mais les insultes continuaient de pleuvoir et Renaud s’assombrissait de jour en jour. Je lui trouvais mauvaise mine ; il avait d’énormes cernes sous les yeux et son regard était inquiétant. Il brillait d’une lueur étrange, comme si Renaud cherchait une issue qui n’existait pas, comme s’il essayait continuellement de s’enfuir.

Puis, un soir, ils en sont venus aux coups. Renaud discutait avec sa mère quand son père et son frère sont arrivés. Ils l’ont accusé, encore une fois, de se réfugier dans les jupes de sa mère, soulignant qu’une femme pourrait sans doute mieux le comprendre puisqu’il n’était lui-même qu’une femme manquée. Son père ajouta que c’était probablement parce sa mère l’avait trop protégé qu’il n’avait pas été capable de devenir un vrai gars. Il dit ça avec un tel mépris envers sa mère que Renaud tenta de la défendre, mais ça ne fit que jeter de l’huile sur le feu. Son père le poussa, puis s’essuya les mains « de peur de se salir ou d’attraper le sida ou une autre maladie de fif ». Renaud le poussa à son tour et son père perdit le contrôle :

— C’est pas une maudite tapette qui va venir me pousser dans ma maison ! Si t’es assez guéri pour faire ton smatte avec moi, t’es assez guéri pour t’en aller ! Ramasse tes affaires pis fais de l’air, je veux plus te voir ! En ce qui me concerne, j’ai juste un fils, pis j’vas me contenter de ça !

Le frère de Renaud le regarda, ne sachant pas trop où se mettre, mais sans prendre sa défense. C’est à ce moment mal choisi, alors que Renaud était dans sa chambre en train de fourrer ses vêtements dans un grand sac, que je suis arrivée. Je n’avais pas besoin d’un dessin pour comprendre ce qui s’était passé.

— Où tu vas aller ?

— Je l’sais-tu ? C’est pas comme si j’avais une tonne d’amis au village chez qui je peux aller !

Je l’ai emmené chez moi, et mes parents — je les adorai pour ça — acceptèrent sans hésitation de l’installer au sous-sol. Ma mère le regarda d’un air triste et tellement doux que, lorsqu’elle s’approcha de Renaud et le prit dans ses bras, il se laissa faire un moment. Puis il se secoua, lui dit merci et nous demanda s’il pouvait se coucher même s’il était encore très tôt, tant il était fatigué. Je tentai de rester avec lui un moment, mais il fit mine de dormir et je le laissai tranquille.

Un peu plus tard, je descendis au sous-sol pour voir s’il dormait toujours ; j’avais envie de prendre l’air et me demandais s’il avait envie de m’accompagner. Il n’était pas là. Inquiète, je l’appelai, cherchai partout, mais il s’était évaporé. J’attrapai un manteau et sortis de la maison, scrutant les alentours. Puis, bizarrement, j’eus l’intuition que je le trouverais au parc. Je marchais vite, ressentant une urgence inexplicable.

Arrivée au parc, j’essayai de fouiller les ombres. Je le vis enfin, debout sous le grand chêne où nous avions l’habitude, autrefois, de nous asseoir. Il fit un large mouvement du bras, comme s’il lançait quelque chose dans l’arbre, et grimpa sur le banc. Il attrapa un objet que je ne pouvais pas voir et eut l’air de se le mettre sur la tête. Puis, il mit les mains derrière son dos et sembla les tordre quelques fois.

Mon sang se glaça lorsque je compris enfin ce qu’il était en train de faire et je me mis à courir en criant son nom. Il grimpait sur le dossier du banc lorsqu’il m’entendit ; j’eus l’impression qu’il me regardait, qu’il hésitait mais peut-être était-il déjà trop tard et il tomba dans le vide. Je vis son corps se tendre, se tordre dans tous les sens. Je me précipitai et le pris dans mes bras. Il était si lourd ! Et en plus, Renaud donnait des coups de pied, se contorsionnait dans tous les sens, mais je ne lâchais pas prise, le soulevant du mieux que je le pouvais pour enlever un peu de pression sur sa gorge. Il faisait des sons gutturaux, affreux, et se débattait tant que ses mains finirent par se libérer et s’emparèrent immédiatement de la corde pour la desserrer dans un ultime instinct de survie. La corde céda enfin et Renaud s’écrasa sur moi de tout son poids, nous projetant tous les deux sur le sol presque gelé, le souffle court, nos sanglots déchirant l’air du soir.

Nous sommes restés là, pêle-mêle. Tout ça n’avait duré que quelques secondes, mais j’avais l’impression qu’il s’était écoulé des heures. J’essayais de serrer Renaud dans mes bras ; il tremblait, il avait l’air si fragile, brisé. Il ne cessait de répéter d’une voix rauque et tremblante qu’il avait essayé de tout arrêter quand il m’avait vue, mais qu’il n’avait pas pu ; il disait qu’il ne savait pas s’il méritait de vivre, qu’il ne voulait pas être qui il était et c’était horrible. Il toussait, se frottait la gorge et continuait de répéter ces trois phrases, comme une litanie déchirante. D’une voix méconnaissable, il me dit :

— Réalises-tu que tu m’as sauvé la vie deux fois dernièrement ? Pourquoi, Caro ? Tu penses vraiment que je mérite qu’on me sauve ?

Je n’arrivais pas à croire qu’il ait vraiment voulu mourir. C’était inadmissible, pour moi, et je préférais penser que c’était plutôt un appel à l’aide désespéré. Cependant, je ne pouvais pas nier que l’irréparable se serait produit si je n’avais pas suivi mon instinct jusqu’ici, si je n’avais pas eu envie de marcher ou si j’avais figé au lieu de réagir comme je l’avais fait. J’aimais mieux ne pas y penser.