Dans l’arbre peuplé du sommeil

Ça y est ! Robinson s’est endormi. Vraiment endormi. Je peux enfin retirer ma main de la sienne sans qu’il trésaille.

Mais Hélène n’est pas à la maison ce soir. Tel est notre modus vivendi : transformer nécessité en vertu. Hélène, pour mieux supporter mon absence relative, due à la présence absolue de cet enfant oui-autiste qui n’est pas le sien, s’efforce d’être elle-même absente dès que l’occasion s’en présente. Malgré un caractère plutôt casanier, elle rend alors visite à une amie ou part avec ses deux filles, Louise et Camille, ou l’une des deux, Camille ou Louise.

Alors, ce soir, comme rien ne presse, que personne ne m’attend de l’autre côté de la porte, je reste couché près de Robinson endormi et je regarde son petit minois baigné par la lumière rose de sa veilleuse.

Si beaux que soient ses yeux, paradoxalement, quand ils se ferment, son visage l’est encore davantage, l’ensemble étant plus gracieux en l’absence de la plus gracieuse de ses parties. Quand Robinson dort, son autisme semble s’être endormi avec lui : ils font tous deux relâche au même moment et profitent de la même escale dans le port de la nuit. Mon fils cadet ressemble alors à mes autres enfants au même âge dans le même sommeil : un enfant qui dort paraît si sage, plus sage et plus intelligent que le plus vieux des vieux sages, plus proche de la Vérité (mais laquelle ?) qu’un adulte éveillé. Plus libre aussi. Ses traits trouvent leur vraie place dans une forme de non-mort étale, douce et troublante.

Juste avant de lâcher prise, Robinson a posé Omgohod sur son visage qui se trouve ainsi tendrement encadré par son coussin et par son ours en peluche. Un de ses genoux demeure fléchi sous son édredon. Qui suis-je en train de contempler ? Un bel enfant peint dans un clair-obscur rosé par un Raphaël postmoderne ou mon enfant ? Quand Robinson dort, il perd son statut d’exception : il me semble qu’il s’inscrit plus aisément que d’ordinaire dans le cercle familial, dans mon clan, ma tribu hétéroclite. Il n’est plus seulement mon fils, attaché à moi par un cordon ombilical exclusif et morbide, il est relié à un vaste ensemble, fruit d’un arbre fruitier aux fruits nombreux, aux branches multiples. En mesurant la lenteur de sa respiration apaisée, je m’imagine à sa place. Et celle-ci me fait envie, tant elle me paraît complexe et riche, comme un cadre aux ors baroques autour d’un tableau de Kazimir Malevitch, Carré blanc sur fond blanc. Mes grands-parents dans les frondaisons, dans les limbes, invisibles ; mes parents comme de la rosée qui flottent un peu partout dans chaque feuille, en haut, en bas, au cœur de l’absence, au gré du souvenir ; Hadrien, mon fils aîné, né du même père, né d’une autre mère, Hadrien si grand, si calme, comme un tronc, un horizon, comme un possible de ce que Robinson ne sera jamais, arbre à l’intérieur de l’arbre, génie bienveillant — comme un ours placide, une force au repos, un vent favorable ; Zoé, la petite sœur d’Hadrien, la grande demi-sœur de Robinson, qui ne divise nullement en deux son affection pour lui, Zoé ma fille, qui compte à peine cinq ans de plus que lui, mais qui grandit tellement vite, à la fois expressive et secrète, raisonneuse, maîtresse des mots et des phrases, s’efforçant parfois de le gronder et s’apprêtant toujours à le défendre, asile secondaire et féminin, île mouvante, fougère hilare, oiseau de feu aux plumes polychromes ; plus loin, sur le côté, peut-être sur un arbre voisin, frôlant le nôtre, Louise et Camille, Camille et Louise, mes belles-filles, belles et filles, qu’il sait inaccessibles, qu’il confond un peu l’une l’autre, dont jamais il ne s’approche, qu’il ne considère qu’avec une forme étrange de respect, brume blonde et brume brune, fantômes diaprés, essaim de libellules diatoniques, aux paires d’ailes diaphanes, ou, au contraire, entités abstraites et opaques, formes géométriques, touches noires et blanches du piano ?

S’agit-il d’un arbre ? Ou d’un rhizome ? D’une efflorescence ? Où s’y situe Hélène, ma femme, que Robinson cherche toujours à séduire ? Que représente-t-elle pour lui, mon Hélène ? Sa non-mère, sa belle-mère, sa quasi-mère, sa para-mère ? Ou une princesse inaccessible ? Établit-il un lien entre elle et ses filles ? Entre elle et moi ? Il la prend souvent par la main, espérant l’entraîner avec nous quand l’heure est venue de nous isoler, surtout le soir, lorsque nous remontons vers les chambres. Avant d’aller au lit, il vient chercher cinq ou six fois ses baisers — et ce sont les seuls qu’il réclame. La voit-il comme l’eau tiède de son bain ? Comme une fraise ? De la crème vanille ? L’air en été ?

Partout, tout autour de lui, dans chaque nœud de ces multiples embranchements, peut-être me rencontre-t-il, moi qui ne le quitte pas d’un pas, père perpétuel et immuable, miroir doué d’ubiquité, géant symbiotique et imprévisible, qui nourrit, gronde sans raison apparente, lave, lange et torche ?

Moi qui regarde Robinson respirer calmement en me demandant à quoi peuvent ressembler ses rêves.

Ses rêves ? Quelle logique inconnue gouverne les visions peuplant son esprit ? Des mots se cachent-ils sous les images ? Si j’apparais dans le film produit par son inconscient, est-ce que j’y deviens un oui-autiste ? Est-ce que j’y parle ? Quelle langue, quelles courtes phrases ?

Je sens le sommeil me gagner. Peut-être vais-je m’endormir et pénétrer moi aussi dans un monde onirique. Mais ce monde, comme tous mes mondes, sera gouverné par le langage, même s’il paraît fait de tableaux mobiles. Je serai à la fois plus proche que jamais de Robinson et en même temps plus éloigné de lui, solitaire, seul comme un mort, insoucieux, libre et prisonnier de moi-même.