Sur la route de l’angoisse

La voiture ne reconnaît pas cette route qui monte de manière régulière en s’éloignant de la ville. Quant à moi, je la connais par cœur, par corps, par car, par bus, par vélo et même à pied. Les maisons grises des faubourgs la bordent sans laisser place au moindre platane. Et quand apparaissent les premières zones vides, les trouées de paysage, l’herbe et même, avec un peu de chance, quelques vaches au loin, c’est que l’on est arrivé dans le village suburbain qui m’a vu grandir et où habitaient encore mes parents quand, à trois semaines d’intervalle, l’un après l’autre, ils ont été frappés par la mort.

Je sais que je ne suis pas en train de procéder à un pèlerinage et que la voiture obliquera bientôt, avant d’atteindre ce village désormais absent de mes cartes géographiques mentales, trou noir dans la région qu’il faut à tout prix éviter, mais rien n’y fait : au fur et à mesure que monte la route croît mon angoisse. Et, comme par un phénomène de vases communicants, peut-être à cause de ma voix qui change presque imperceptiblement tandis qu’avec Zoé, sa demi-sœur, je parle de la situation politique de notre pauvre royaume, Robinson, à l’arrière, se met à gémir, à se trémousser sur son siège, à se mordre l’index droit, comme s’il était le réceptacle de l’angoisse paternelle, comme si des fantômes se blottissaient contre sa poitrine, gênant le libre passage de l’air dans ses poumons. Est-ce un hasard ? Peut-être. Mais, quand enfin la voiture se décide à obliquer à droite vers la piscine de Grivegnée et à quitter la grand-route de Fléron, Robinson retrouve sa bonne humeur.

Seuls les faits peuvent apaiser son mal-être, quelle que soit son origine : la parole est tout à fait impuissante.

Des années auparavant, Hadrien, alors âgé de onze ans, assis sur son lit — un lit en hauteur qui permettait de gagner un peu de place dans une chambre trop petite —, m’avait paru étrangement songeur. Je lui avais posé la question la plus indiscrète qui soit, celle à laquelle jamais personne ne répond :

— À quoi penses-tu ?

— … À rien.

Et il m’avait adressé un sourire forcé, doux mais circonspect, comme s’il voulait me dire : « Ne t’inquiète pas pour moi, papa, cela va passer. »

— Je vois bien que tu es triste. Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Je me dis que c’est déjà fini, l’enfance.

Encore un peu plus tôt, à table, alors que derrière nous un gentil petit soleil de printemps, inoffensif et guilleret, descendait jusqu’au sol du jardin, Zoé, du haut de ses quatre ans et demi, avait affirmé doctement :

— C’est seulement les méchants qui meurent. Nous, nous ne mourrons jamais, dans notre famille.

À chaque fois, l’angoisse de mes enfants, née de la parole, me submerge comme un tsunami micronésien. Soignant le mal par le mal, je l’endigue alors aussitôt grâce à la parole elle-même, à sa faculté de permanente autocorrection, qui lui donne la force de noyer la noyade dans son eau. Ainsi j’émerge moi-même et je ramène mon fils aîné et ma fille à la nage sur les rivages rassurants de la raison. Mais aucun crawl mental ne me permet d’échapper à l’angoisse préverbale qui déferle parfois sur l’île de Robinson.