Robinson, quand il est avec moi, porte des vêtements rouges. Un manteau rouge imperméable et chaud, une chemise d’un rouge élégant ou un chandail rouge à col roulé — parfois, plus rarement, un pantalon rouge — mais ce rouge-là, du pantalon, est très salissant. J’aime mélanger ainsi le naufragé au Viking, l’homme sur son île et l’homme en mer : Robinson le rouge. Les ondes basses, amples, de 620 à 800 nanomètres, qui émanent de cette couleur, lui vont à merveille : si un tailleur un peu plus original que les autres mettait sur le marché des vêtements infrarouges, je serais son premier client, au seul bénéfice de mon fils.
Même si ce n’est pas toujours facile de s’enfermer avec lui dans une cabine pour procéder à l’essayage, j’aime assez, je l’avoue, offrir des vêtements à Robinson — alors que m’en acheter est une corvée. En revanche, à la maison, je n’éprouve aucun plaisir à lui enfiler ses habits le matin, ou à d’autres moments de la journée, par exemple quand il faut changer ce que j’appelle son « lange » et que d’aucuns, ailleurs, nomment des « couches-culottes ». Je ne sais pas pourquoi : cela pourrait être un moment privilégié entre nous, un moment où je suis tout à lui, où je le dorlote. Au lieu de cela, je ressens une espèce de fatigue ou d’agacement aux origines mystérieuses. Pourquoi ai-je ainsi l’impression de perdre mon temps ?
Je conduis Robinson jusqu’à la table à langer. Je rentre le ventre (pour ne pas me faire mal au dos) et le soulève en le prenant par les aisselles. Il est très rare qu’il m’aide dans cette tâche, même si je le lui demande. Il n’est pas capable de déboutonner sa chemise — en tout cas, il n’a jamais essayé — ni d’enlever sous-pull, chandail ou tee-shirt. Toutefois, lorsqu’une de ces couches est à moitié enlevée, il lui arrive de finir le travail. Il en va ainsi également dans l’autre sens : une fois le chandail autour du cou, il en cherche les manches, spontanément, comme tous les petits enfants. Mais il ne fera pas lui-même toute l’opération. Je ne l’imagine pas mettre ses chaussures et ses chaussettes. Il est étranger à la honte que j’ai éprouvée, à sept ans, quand je me suis aperçu que mes condisciples savaient attacher leurs lacets et pas moi. Robinson lève le pied pour que je puisse lui enfiler une jambe, mais ne s’empare pas lui-même du pantalon. La ceinture, dans un sens comme dans l’autre, est de mon seul ressort.
Pourquoi ces séances me sont-elles aussi pénibles ? Est-ce parce qu’elles sont décourageantes ? Qu’elles traduisent la stagnation de mon fils ? Son absence de progrès ? Peut-être. Je sens cependant que d’autres raisons, plus égocentriques, plus liées à moi-même, expliquent mon léger mal-être.
L’eau a coulé, chaude ma non troppo, oscillant parfaitement entre le chaud et le tiède. Une fois déshabillé, Robinson grimpe dans la baignoire, souriant comme un jour de fête et sa joie sort de lui et glisse sur un fil au bout duquel je me trouve et où elle se transforme en un bien-être délicat et serein, confiant, sans histoires : le bain, la baignade. Avant de laisser mon fils jouer un peu dans l’eau, je m’empare d’un gant de toilette et d’un savon. Je commence d’abord par le bas et je lance, comme d’habitude : « Le petit pied », pour qu’il en soulève un, puis : « L’autre petit pied. » À la fin, j’arriverai à « La petite main » et à « L’autre petite main ». Le reste du corps n’est pas nommé. Sans doute parce que ses recoins ne nécessitent aucun geste de sa part, aucun acquiescement. Tel est mon rituel, d’ordinaire spontané, impensé. Aujourd’hui, soudain, j’entends mes propres paroles, comme si elles émanaient d’une autre bouche que la mienne. Et je m’interroge. Pourquoi « petite » main ? Pourquoi « petit » pied ? Je remarque aussi que j’ai quelque peu adouci ma voix — j’ai envie d’écrire que j’ai forcé ma voix à la douceur, bien que cela paraisse contradictoire. Comme si je jouais, que je rejouais un rôle très anciennement devant moi interprété par autrui. Qui se cache derrière le mot « autrui » ? Poser la question, c’est y répondre.
Aucune image claire ne me revient à l’esprit : cela remonte trop loin dans ma propre préhistoire, mais c’est, bien entendu, la voix de ma mère que je singe ainsi depuis des années, chaque fois que Robinson prend un bain — d’ailleurs peut-être n’est-ce pas ma mère me lavant que je rejoue, mais lavant Coralie, la plus jeune de mes sœurs, je n’en sais rien.
Suis-je le père de Robinson ou une seconde mère ? Serait-ce mon identité masculine qui, dans un monde où les soins des enfants, en tout cas des petits enfants, demeurent, quoi qu’on en dise, toujours scandaleusement attribués aux femmes, me met vaguement mal à l’aise quand je change les vêtements de mon fils ?
Mais pourquoi alors ne suis-je pas gagné par le même ressentiment en lui faisant prendre son bain comme un gros bébé ? Mon amour immémorial de l’élément liquide m’y aiderait-il ? L’eau chaude, pacifique, somnifère et sensuelle, primordiale et ludique, calme, archaïque, impériale m’a en effet toujours paru une alliée.
Et la merde ?
Pourquoi ne suis-je gagné par aucun trouble de ce genre quand j’éponge ses fèces ? Auraient-ils tort celles et ceux qui pensent que le mariage de l’amour et de la merde est maternel — les hommes se contentant de limiter la scatologie au domaine sacré de la franche rigolade ?