Au cœur du drame

Elles n’auront rien de vide, les courtes vacances qui commencent aujourd’hui. Je m’apprête à passer six jours avec Robinson, seul, ou presque, c’est-à-dire en l’absence d’Hélène, ma femme, mais aussi d’Hadrien et de Zoé, mes autres enfants. Je partagerai notre grande maison avec les filles d’Hélène, Louise et Camille, qui restent le plus souvent à bonne distance de Robinson — on peut les comprendre. Ensuite, le lendemain de mon dernier jour de garde robinsonienne, j’irai donner, dans le grand pays voisin du nôtre (du petit nôtre), à l’université, auprès d’un professeur qui m’intimide et que j’admire, une conférence au sujet de Roland Barthes et du roman contemporain. Bigre ! Quelle mouche m’a piqué ? Moi, pauvre ratiocineur sans légitimité, habitant d’une petite contrée absurde et fragile, accepter de donner une conférence sur le grand Barthes dans le grand pays de Barthes, dans ce pays appelé la France où l’on parle mieux que je ne l’ai jamais fait, et avec un accent plus convenable, ma propre langue française ! Et, j’ai beau tourner le problème dans tous les sens, je ne vois pas d’échappatoire : il va me falloir préparer mon propos tout en m’occupant de Robinson.

Heureusement, j’ai tout de même une vague idée à exprimer, disons une intuition, qui me permet d’écrire assez rapidement, dès le premier jour, un texte de départ, flou et impressionniste, qui me servira de canevas. Il est question de Barthes face aux romanciers de son temps, Albert Camus puis Alain Robbe-Grillet, Philippe Sollers puis Hervé Guibert. Pareille affiche est sympathique — chacun en conviendra de bonne grâce —, mais ne fait pas pour autant une conférence. Le travail qui m’attend consiste à transformer cette rêverie subjective non pas en certitude objective, mais en hypothèse universitairement défendable, si je puis dire, appuyée par des preuves, des citations de Roland Barthes et de ses nombreux exégètes : il me faut donc commenter les commentateurs d’un auteur ayant lui-même commenté les écrivains. Où cela s’arrêtera-t-il ?

Durant cinq jours, mon quotidien est écartelé entre Barthes, que je lis et relis, et Robinson, que je suis et resuis, du regard et à la trace, Robinson et Roland, Barthes et Binson, Rolinson et Robin Barthes, Robarthes et Barthinson. Le temps passe dans une tension croissante, et nous voilà à la veille de ma conférence. Comme toujours quand je suis occupé, mon fils se montre très actif. Agit-il alors mû par d’obscures nécessités intérieures que je ne contrarie plus assez ou cherche-t-il à capter mon attention par tous les moyens ? Je n’ai pas le temps de réfléchir à cette question : voilà qu’en un tournemain il vide le contenu de son armoire à vêtements. Le lisible a beau s’opposer, chez Sollers, selon Barthes, au scriptible, plus rien n’est lisible ni scriptible, je dépose mon livre pour ranger chemises et pantalons et pour faire une inutile remontrance à Robinson, dont le sourire hilare ne m’aide pas à mimer la colère. Une fois l’armoire rangée, je retourne à « prendre de vitesse le langage acquis, lui substituer un langage inné, antérieur à toute conscience », retrouvant d’instinct l’endroit où j’en étais dans ma page, me refaufilant dans l’esprit d’un homme pourtant mort depuis plus de trente ans. Comme tout un chacun, j’ai l’avantage, sur Barthes, de savoir que Sollers allait bientôt quitter son avant-poste d’avant-gardiste radical, mais, même là où le futur l’a contredit, Barthes est spirituel et sensible. Cependant, la force de sa pensée sur la mienne ne m’empêche pas de voir qu’à nouveau tous les vêtements de Robinson, dont le langage inné m’a pris de vitesse, sont éparpillés aux quatre coins de la chambre. L’un d’eux a trouvé le moyen de s’agripper au lustre et, au contact d’une ancienne ampoule, le tissu chauffe déjà dangereusement.

Le temps est venu de prendre les mesures qui s’imposent ! D’abord, parce que je n’ai pas une seconde à perdre, j’enfile sur mes oreilles mon iPod-lecteur-MP3 afin d’écouter le cours de Barthes au Collège de France intitulé Préparation du roman, qui, pour mon sujet, m’intéresse encore plus vivement que ses écrits sur Sollers. Ensuite, je dévisse les ampoules au cas où une chemise se remettrait à voler et j’enferme Robinson dans sa chambre — seul lieu de la maison qui est robinso-sécurisé : prises de courant bouchées, ciseaux, couteaux, rasoirs, objets contondants écartés au loin, etc. Certes, cette chambre est sise au troisième étage, ce qui pourrait constituer un danger mortel, mais, d’une part, la fenêtre est assez haute et, d’autre part, elle est dotée d’une poignée fermant à clé.

Je descends dans la cave et remonte assez vite muni de quelques outils, vrille, tournevis, vis, et d’un petit verrou. Cette fois-ci Robinson paraît calmé : il joue avec un ancien tuyau d’aspirateur qu’il tapote sur différentes parois, à la fois attentif au mouvement ondulant de l’objet et aux variations sonores que provoque son contact avec les murs ou les portes. Je nous enferme tous les deux et, tout en écoutant Barthes me confier que, à ses yeux, dans la Recherche du temps perdu, la scène de la grand-mère mourante, coiffée par Françoise (la domestique), est une des plus bouleversantes, je me mets à visser un verrou sur l’armoire à vêtements de mon fils.

Coups de tuyau d’aspirateur sur les murs, vrille et vis, Proust et Barthes : je songe à ma mère, qui, elle aussi, adorait cette scène. Elle m’avait d’ailleurs écrit une lettre à ce sujet, reproduisant à la main le passage en question. À sa mort, il y a quatre ans, j’ai encadré cette lettre, qui se présente à mon regard chaque jour, dans l’intimité de mon bureau.

Le bois du meuble est tendre : je n’ai aucune difficulté à y visser les charnières du verrou et j’ai envie d’embrasser Barthes et j’ai envie d’embrasser ma mère, à cause de cette coïncidence : dans les milliers de pages que compte la Recherche, ils ont élu le même passage, tous les deux. J’ai eu de la chance d’avoir ma mère pour mère, songé-je en enfonçant la troisième vis, en écoutant Roland Barthes donner un cours, à Paris, le 10 mars 1979, en jetant un œil à Robinson qui soudain ne bouge plus, saisi lui aussi par une pensée profonde. Sans soulever mon lecteur MP3 de mes oreilles, je m’approche de mon fils et serre ma tête contre la sienne. Il me repousse très doucement en me regardant droit dans les yeux.

Mon petit bricolage de père est presque terminé, mais, comme je préfère (je suppose que lui-même comprendra cette préférence) Proust à Sollers, plutôt que de reprendre mon livre, je laisse parler Roland Barthes, le 10 mars 1979, au creux de mon oreille.

Je regagne ensuite ma chambre à la recherche d’un bout de papier et d’un crayon pour noter un propos que Roland Barthes vient de tenir — que je citerai peut-être demain lors de ma conférence dans son pays natal. Tout en laissant le sémiologue poursuivre son brillant exposé, je consigne un extrait de sa pensée, quelques mots que je ne comprendrai plus dans trois mois si je retombe sur ma fiche, mais qui, pour le moment, me paraissent éclairants.

C’est alors que se fait entendre un grand bruit. Robinson, sans doute mécontent du verrou apposé sur son meuble, à dix ans on est déjà costaud, a tout simplement renversé celui-ci cul par-dessus tête, les quatre pieds en l’air.

Depuis lors, ma méthode éducative a évolué : je ne punis plus jamais Robinson de ses robinsonnades. J’essaie certes de réfréner ses pulsions, mais s’il parvient à son but, tant pis, j’ai perdu et je me montre beau joueur. Parfois, je me fâche tout de même, mais rarement et sans le vouloir, par pure exaspération. À l’époque où prend place ce récit, je me sens encore tenu de gronder, de châtier, d’avoir le dernier mot — par souci éducatif. J’y ai renoncé car chacune de mes remontrances entraînait une escalade : Robinson a peur quand je me fâche, mais il aime avoir peur et, si je hausse la voix, il répète aussitôt le geste qui a provoqué ma colère, comme en un jeu infernal. Les punitions lui semblent injustifiées : elles sont dues au pouvoir de ce géant indéniablement plus fort que lui. Mais pourquoi peut-on tripoter un vieux lacet et non un fil électrique ? Caprice de père. J’ai donc renoncé à toute forme de sanction. Malheureusement, ce jour-là, je crois encore à la nécessité de la réaction. Et si mon état d’esprit présent me pousserait plutôt à la clémence, je m’efforce de crier un peu, couvrant Roland Barthes dans mes propres oreilles et, devant la gravité des faits (renverser une armoire, tout de même !), j’opte pour une peine des plus sévères : j’enferme Robinson dans un petit espace d’un mètre carré, obscur, situé entre la porte de la salle de bain et celle de sa chambre.

Comme ces péripéties m’ont distrait du Collège de France, je cherche ensuite à revenir quelques minutes en arrière dans le cours de Roland Barthes. Ce n’est pas facile avec les touches hypersensibles de mon iPod (la manœuvre était plus aisée avec les vieilles cassettes audio de mon enfance) : une fois sur deux, j’appuie trop fort et, au lieu de remonter le temps de quelques secondes, je me trouve au début de la leçon. C’est ce qui m’arrive, d’ailleurs, sans doute parce que je suis encore énervé par mes propres cris. Peu importe : une si belle leçon supporte les redites, Bis repetita placent. Je redresse ensuite le meuble renversé et je réfléchis à une solution pour attacher ses pieds au mur, tout en entendant Roland Barthes reprendre son propos à zéro. Il doit bien y avoir un moyen.

L’oreille gauche suffit pour les redites : je retire de la droite un de mes deux petits écouteurs. Aussitôt, un détail m’alarme : d’habitude, Robinson tempête quand je l’enferme dans cet espace étroit. Il frappe la porte et gémit tellement que je ne tiens guère le coup plus de quarante-cinq secondes : il bénéficie alors très vite de l’amnistie paternelle et est libéré. Cette fois, rien. Silence. Aucun bruit ne se superpose à la voix de Roland Barthes. Ni choc ni gémissement.

Comment est-ce possible ? Mon petit garçon aurait-il trouvé la parade à ma punition la plus spartiate ? Un antidote au poison du pouvoir parental ? Aurait-il soudain pris goût à l’obscurité ?

J’ouvre la porte de sa petite prison.

Roland Barthes savait qu’il était enregistré par ses étudiants. Les enregistreurs, en 1979, n’étaient pas discrets et le professeur commentait leur présence chaque fois que celle-ci produisait de désagréables résonances dans son micro. Mais il ne se doutait probablement pas que ces enregistrements seraient un jour commercialisés. Il ne pouvait pas savoir que sa voix serait gravée sur des CD MP3 — cela n’existait pas encore —, ni qu’elle serait transférée sur des iPod très petits et très légers, presque aussi légers que sa voix même, à tel point qu’il devient possible de le porter sur soi, tout en bricolant ou tout en grondant son enfant. Peut-être a-t-il imaginé tout de même cette future commercialisation, qui sait ? En tout cas, il n’a pas, en parlant le 10 mars 1979, pu penser à moi qui l’écoute le 10 avril 2012, qui ouvre la porte derrière laquelle est enfermé depuis moins d’une minute un enfant oui-autiste et qui y découvre une scène qu’aujourd’hui encore il m’est difficile de qualifier. Il faudrait un adjectif à la fois visuel et olfactif, exclamatif et dépité, traduisant l’amour et le désespoir.

Robinson s’est déculotté ; son pantalon et son lange sont à terre. Il rit en me voyant et me regarde de ses yeux bleus, à la fois hilare, ivre et triomphant. Par terre, sur le petit tapis qui recouvre ce coin de sol, sur les murs, sur la porte blanche, sur ses vêtements, dans ses couches-culottes et son pantalon, dans l’air via l’odeur et surtout sur ses mains et sur son visage : de la merde. Brun foncé, présentant une belle densité, collante, comme du mastic, comme de l’argile sur laquelle il aurait plu, mais très peu, une ondée d’été.

Robinson tend les bras vers moi, ce qu’il fait rarement, pour que je le prenne dans les miens. Il est heureux. L’artiste au nom oublié qui a peint les grottes de Lascaux, Rembrandt quand il a achevé son plus bel autoportrait, Picasso produisant Les Demoiselles d’Avignon et les Peaux-Rouges en se couvrant de peinture de guerre n’ont pas éprouvé satisfaction artistique aussi profonde, jubilation aussi primitive, exaltation aussi totale que mon Robinson en montrant à son père son chef-d’œuvre : son visage couvert de cette épaisse pâte odorante et la perspective audacieuse qui lui a fait projeter sur les parois autour de lui, dans la semi-obscurité, et au gré d’une inspiration immédiate, violente, pressante, la réplique de son portrait.

Devant ce tableau à la fois horrible et magnifique, quel mot puis-je prononcer ? Cela fait peut-être trente ans que je n’ai plus eu recours à cette exclamation-là, absolue et régressive elle aussi, traduisant l’impuissance, le désarroi, lancée à la fois comme un appel à l’aide désespéré et comme un cri d’amour universel. En découvrant mon fils plein de merde, je hurle : « Maman ! »

 

Robinson me regarde en riant. Est-il en train de me défier ? De me provoquer, comme lorsqu’il transgresse un interdit — ou plutôt qu’il pose un acte en sachant que son père, le grand non-autiste qui vit auprès de lui, s’y oppose —, ce qui n’est pas pareil ? Joue-t-il à se faire peur ? Ou s’agit-il d’une pure jouissance dont, tout oui-autiste qu’il est, il veut me communiquer la puissance et l’intensité ?

« Tu vas prendre un bain ! » m’écrié-je alors avec un bel enthousiasme. J’ouvre la porte de la salle de bain, tout en imprimant sur l’épaule de mon fils une pression douce et ferme, signe qu’il comprend d’ordinaire et qui signifie « On va par là ».

Mais il n’obtempère nullement. Il demeure immobile, si ce n’est qu’il est secoué par un rire gigantesque, plus grand que lui et moi. Comme je l’empoigne plus virilement pour le pousser dans la baignoire, il se met à rire de plus belle — couvrant la voix de Barthes dans mes oreilles —, et son corps semble soudain incroyablement mou, presque liquide — comme si le rire des enfants avait la faculté, pendant le temps de leur émission, d’annuler les os. Robinson, en se laissant glisser sur le sol, devient pareil à un sac de vêtements, lourds et humides, en plomb fondu, une armure devenue fluide — comme si les os ne s’étaient pas retirés de lui à la faveur du rire gargantuesque qui le secoue, mais s’étaient concentrés dans une seule de leurs caractéristiques : leur poids. À tel point qu’en tâchant de le maintenir debout, c’est-à-dire en le tirant par le bras, je ressens un lancement violent dans le bas du dos, annonciateur d’un de ces tours de reins qui compliquent mon quotidien avec lui. Il me faut une sorte de sursaut d’énergie, comme un nageur à contre-courant, « Allez Robinson, au bain ! », pour vaincre l’obstacle et mettre mon fils dans la baignoire.

Avec célérité, j’ôte un à un tous ses vêtements. Ses mains, en s’appuyant sur les carreaux de faïence blancs, y déposent un peu de matière brune. J’éprouve un sentiment de découragement passager en voyant que ma chemise, verte, avec un motif floral terre de Sienne, inévitablement, est souillée, elle aussi. Mais toute ma colère m’a brutalement quitté comme disparaît au loin un typhon qui a ravagé un champ de blé. Quant à Roland Barthes, il affiche, maintenant comme en 1979, un calme imperturbable et, dans le lointain, je l’entends évoquer le « scandale humain » : que l’amour et la mort existent en même temps… Les vêtements enlevés forment à présent un tas malodorant et je commence à doucher mon fils. La merde, qui présente une consistance de glaise, résiste de toutes ses forces à la puissance du jet.

J’ôte ma propre chemise tout en tenant toujours d’une main Robinson qui s’esclaffe encore et encore et qui semble vouloir me glisser entre les pattes, de sorte que je m’emberlificote dans les fils : mon lecteur MP3 tombe à terre, rebondissant sur la faïence de la baignoire et atterrissant dans le courant d’eau qui se forme aux pieds de mon fils. Roland Barthes interrompt illico son cours, comme si, vraiment, là, son auditoire du futur avait dépassé les bornes. Je repêche mon iPod, poisson noyé, sans doute irrémédiablement détérioré, et le lance sur un tas de serviettes. Je m’empare dans la foulée d’un gant de toilette afin de frotter le visage de Robinson, qui cesse de rire aussitôt. En grattant, d’une main, les traces fécales des joues de mon fils et en manipulant, de l’autre, le pommeau de la douche, je songe qu’elle est là, ma vie, le cœur de ma vie ne consistant pas à donner des conférences, à enseigner, à écrire ou à aimer une femme et des enfants — mais à m’occuper du petit oui-autiste à mon image, là, au présent, dans la merde jusqu’au cou, seul, abandonné des dieux qui n’existent pas et de mes parents qui n’existent plus. Je me sens alors gagné par une grande vague d’amour brut — brut comme la merde est brute — qui ne fait pas de moi un père — peu importe — mais qui m’attache viscéralement à mon fils.

Je le savonne, le resavonne, le douche et le redouche jusqu’à ce que le filet d’eau à ses pieds devienne aussi clair qu’une source thermale. Après quoi, je mets la bonde et je laisse la baignoire se remplir afin que Robinson joue un moment dans son bain et qu’il s’y calme pendant que je tourne mon attention vers les autres fronts, car mon combat contre l’invasion de la merde ne fait que commencer.

D’abord, je rince abondamment les vêtements dans l’évier pour les débarrasser des mottes bréneuses — les taches chocolat qui subsistent seront traitées ultérieurement en machine. Ensuite, je prends contre les odeurs la mesure qui s’impose : j’ouvre grand la fenêtre de la chambre de Robinson. Troisièmement, j’entreprends, avec courage et détermination, le nettoyage de l’alcôve obscure que mon petit artiste oui-autiste a décorée à sa façon. J’ai recours, pour accomplir cette tâche ingrate, à des lingettes jetables, parfumées et humides, qui servent d’ordinaire à torcher mon fils et à lui rafraîchir la peau au sortir de son lange. Malgré mes convictions écologistes, je ne lésine pas sur la quantité et me débarrasse de ces petits torchons postmodernes, au fur et à mesure de leur usage, en les fourrant dans un vulgaire sac en plastique. Tout en procédant à cette opération délicate, je m’efforce de maintenir Robinson dans mon champ de vision : il n’est pas question qu’il en profite pour éclabousser toute la salle de bain, comme il aime à le faire. Heureusement, il reste calme : il lui faut peut-être récupérer de sa crise d’hilarité créative.

Les murs et les portes retrouvent peu à peu leur couleur d’origine. Mais le petit tapis ? Qu’est-ce que je vais faire de ce maudit tapis ? Tant pis, je décide de le jeter dans mon sac-poubelle.

Les mottes excrémentielles les plus massives ont à présent disparu — cette première partie de la campagne de propreté a été rondement menée — de quoi te plains-tu ? La matière alvine est plus spectaculaire que dangereuse, finalement ! Cependant, Robinson grelotte, immobile dans son bain. Je m’empresse de refermer la fenêtre — tant pis pour les effluves malodorants. Et je m’empare d’une serviette de bain pour sécher mon fils adoré. Une fois qu’il est rhabillé, je l’enferme dans sa chambre pour écarter de nous au plus vite le tas de vêtements mouillés et souillés et surtout le sac pestilentiel contenant la merde récoltée au sol et sur les murs ainsi que les lingettes naguère plus aseptiquement parfumées qui m’ont secondé dans la tâche. Inutile de tenter Robinson : l’envie pourrait le prendre de jouer avec cette poubelle au contenu intrigant.

Je descends d’abord celle-ci, rapidement mais sans faire de bruit, espérant ne pas croiser mes belles-filles, et la jette dans le grand bac à ordures situé dehors, dans la cour, à l’arrière de la maison. J’y enfourne également le petit tapis compromis. Puis je remonte quatre à quatre les escaliers. Le mouvement même de mon corps à l’assaut des marches me donne une espèce d’énergie. Avouons-le : je me trouve héroïque. N’ai-je pas réussi à surmonter une terrible épreuve, seul et sans aide ? À peine ai-je perdu dans la bataille un lecteur MP3 ! Et, à tout casser, une demi-heure de travail. Dans dix minutes, je retrouve le Sollers de Roland Barthes.

Je m’empare du tas de vêtements trempés, ouvre la porte de la lingerie… Hélas ! la machine tourne déjà — Camille, une de mes deux belles-filles, vient de lancer le programme « Blanc à 60 degrés ». Cette fois, de façon très prosaïque, mais avec un esprit d’à-propos dont je peux me flatter, je hurle : « Et merde ! » Avisant une manne à linge vide, j’y jette les vêtements souillés et humides.

C’est alors que, par la fenêtre de la lingerie, je vois un objet bleu tombant du ciel, avec la vitesse due, celle de la pesanteur, suivi par un autre objet, dans les rouges, qui emprunte le même chemin, avec la même accélération continue de 9,81 mètres par seconde au carré, à vue de nez.

Je remonte aussitôt, ouvre la porte de la chambre de Robinson. Heureusement — je le répète pour me rassurer — sa fenêtre est haute et un garde-corps la jouxte, de sorte que l’enfant n’est pas en danger. Mais ses jouets, si. J’avais mal fermé la fenêtre, oubliant d’apporter, à la serrure que j’y ai installée, le petit tour de clé nécessaire. Et, placidement, méthodiquement, Robinson en a profité pour jeter par-dessus bord, du haut du troisième étage, des petites autos en plastique dur qui vont rebondir, en y imprimant de très caractéristiques encoignures, sur le toit de la voiture de mon voisin, malheureusement garée juste devant chez moi.

 

Durant le trajet en train, le lendemain, je relis avec attention le texte de ma conférence. À mi-parcours, je décide d’en changer la structure. Totalement. Ma nouvelle version est terminée lorsque le train entre dans la gare étrangère — ville sise au nord, ville pas plus grande que celle que j’habite, mais qui m’impressionne du simple fait d’appartenir au grand pays au sud du mien.

J’arrive le premier au restaurant dans lequel nous avons rendez-vous, un bel endroit décoré de fleurs blanches, des camélias je crois, qui dispensent une douce lumière dans la pénombre. La porte s’ouvre pour laisser entrer le professeur que j’admire, encore plus preste et distingué que dans mon souvenir. Arrive ensuite la conférencière qui doit présenter la première communication. Elle est jeune, jolie, souriante et française.

Soudain, j’ai tout oublié : comment il faut se tenir à table, quel est le prénom de Barthes, quel est le terme français qui désigne le « dîner » (c’est-à-dire le repas de midi), si l’entrée précède le dessert, si j’aime le cabillaud en papillote et en quelle langue il est possible de tenir le moindre propos sensé au sujet de la littérature contemporaine. De lourds rideaux noirs, somptueux et raffinés, ornent les murs du restaurant. Le professeur est de plus en plus spirituel et la conférencière, assise à côté de moi et en face de lui, ne paraît même pas s’en rendre compte, qui lui répond avec aisance, comme si elle était chez elle — mais il est vrai qu’elle est bel et bien chez elle. Dehors, il se met à pleuvoir et, après le repas, nous prenons le métro.

La salle de conférences est une simple classe, qui n’a rien d’intimidant, même si elle est bien remplie. Le professeur a la délicatesse, en me présentant, d’évoquer non seulement mon travail universitaire, qui justifie ma présence en ces lieux, mais aussi le recueil de poèmes que j’ai publié l’année dernière. Tout va bien : rien ne justifie mon angoisse.

Après une introduction réalisée avec brio par le professeur, la conférencière s’impose de la parole et de la pensée. Son propos, qui concerne l’influence de Georges Bataille sur la littérature actuelle, est clair et intelligent : c’est une vraie conférence. On lui pose ensuite plusieurs questions, qui suscitent un court débat.

Vient mon tour. Parce que je suis alors désigné par le maître des lieux comme celui qui va parler, chacun se dispose à m’écouter, chacun se tait. Et cela me semble incroyable qu’autant de gens, qui ne m’ont jamais vu, acceptent si gentiment de me donner un moment de leur vie, de tendre leurs oreilles à ma voix et leur esprit à mes élucubrations.

Devant moi sont disposées mes feuilles, celles que j’ai dactylographiées à la maison, celles que j’ai écrites à la main dans le train. Je ne les regarde pas. Ai-je une pensée pour le sourire hilare de Robinson ? Pour ses yeux brillants dont la lumière contraste avec le teint mat de ses joues couvertes de merde ? Je me prends à sourire et à citer le cours de Roland Barthes, précisément le cours du 10 mars 1979, que j’évoque librement, comme si je le connaissais par cœur, comme si, la veille, Roland Barthes, revenu du pays des morts, l’avait redonné rien que pour moi : la grand-mère de Marcel dont Françoise, la domestique, peigne une dernière fois les cheveux. La suite de ma conférence découle naturellement de ce point de départ improvisé. Je prends alors le risque de m’adresser au public : vous allez à présent deviner le nom du premier écrivain contemporain auquel s’intéresse Roland Barthes, vous le connaissez tous et toutes. Mes auditeurs sourient et se prennent au jeu : il est amusant, ce conférencier à l’accent belge, cet universitaire jouant aux devinettes. J’énumère lentement quelques indices, naissance en 1913, mort prématurée en 1960, premier roman, un chef-d’œuvre publié en 1942… Au mot « Algérie », une dame s’exclame avec joie : « Albert Camus ! » Je poursuis, porté par une allégresse irrésistible, passe par Robbe-Grillet — dont une autre personne devine également le nom, assez vite —, puis par Sollers — facile de faire rire quand il est question de Sollers, on peut le lui reconnaître —, pour arriver, c’est plus difficile mais essayez tout de même, à Hervé Guibert, oui, c’est bien lui.

Mon propos achevé, je lis à voix haute, en guise d’illustration, un extrait de La Chambre claire, précisément le merveilleux passage dit de la « photographie du jardin d’hiver » : Barthes y décrit une photo de sa mère enfant, grâce à laquelle il a le sentiment de retrouver cette femme qu’il a tant aimée, reconnaissant sa bonté, sa douceur, sa timidité. Ma voix s’altère : à la mère de Roland Barthes se superpose ma propre mère, que j’ai appelée la veille au secours, nos deux mères mortes, à Roland Barthes et à moi, dans nos deux vies, la sienne qui n’est plus, la mienne qui a lieu maintenant, dans un seul texte, le texte qu’il a écrit et que ma voix est en train de s’approprier. Je dois ralentir ma lecture pour ne pas éclater en sanglots.

Le texte achevé, je me tais un long moment, considérant mon auditoire dans ce silence particulier qui suit la parole authentique : il m’apparaît clairement que je ne suis pas le seul à être bouleversé.

Après quoi, comme je l’ai annoncé, je m’apprête à lire le texte liminaire de L’Image fantôme. Pauvre Guibert : suivre Roland Barthes, ce n’est pas un cadeau. Mais, après une ou deux phrases, Hervé ayant pris sa mère en photo, alors qu’« elle était à ce moment-là au summum de sa beauté, le visage totalement détendu et lisse » avec « sur les lèvres un sourire imperceptible, indéfinissable, de paix, de bonheur, comme si la lumière la baignait, comme si ce tourbillon lent autour d’elle, à distance, était la plus douce des caresses », une nouvelle émotion, plus dure, mais tout aussi poignante, sourd du texte, me traverse et se répand dans la pièce.

Tandis que l’on nous applaudit chaleureusement, Barthes, Guibert et moi, je m’aperçois que mon temps de parole est dépassé depuis longtemps. Personne ne m’a interrompu, ni le professeur ni les étudiants. Par la fenêtre, il a cessé de pleuvoir. Je sais d’où je viens. Je sais quelle activité primordiale m’occupait la veille. Ma vie est double désormais : un fleuve majestueux et merdique la divise en deux territoires distincts. Mais, entre ses rives, il existe d’inexplicables vases communicants : du rire belge aux sanglots étouffés, jamais je n’avais offert au public pareille conférence. Dommage : je ne peux en féliciter Robinson.