Au jour le jour, I (secrètes injonctions)

Arracher une à une les pages d’un livre. Renverser son assiette encore pleine alors qu’on a encore faim, étaler aussitôt la mayonnaise, dont on raffole, sur la table. Lancer une fraise à moitié mordue dans la sauce hollandaise qui agrémente le poisson et dont quelques gouttes s’envolent aussitôt vers sa sœur par alliance, vêtue d’une blouse achetée le matin même en solde. Vider par terre le plat de carottes râpées à peine râpées. Faire voltiger les clés récoltées aux portes, les jouets durs ou mous, les revues, les pots de yaourt remplis, les couverts, le téléphone fixe, le décodeur de la télévision familiale, la télécommande, l’ordinateur de son père, la tomate à moitié croquée. Déchirer les posters. Recracher le contenu de son verre, éclabousser toute la salle de bain. Jeter ses jouets par la fenêtre. Faire tomber les chaises, le vélo d’appartement, la petite table, son meuble. Retirer prestement le serre-livres qui soutient de précieux volumes sur l’art antique ou renaissant. Arracher le papier peint de sa chambre. Décrocher du mur la bibliothèque qui y est fixée. Casser méthodiquement ses jouets. Enlever sa chaussure en pleine rue malgré le sol mouillé. Se coucher dans une flaque d’eau boueuse. Crier dans un lieu public. S’emparer des jouets des autres enfants. S’asseoir sur les genoux des jeunes filles inconnues, surtout si elles sont en tenue légère, au parc, en été. Piquer une frite dans l’assiette d’un gros monsieur, à la terrasse d’un café. Manger avec les mains. Se masturber devant toute la sainte famille. Faire tomber une rangée de vêtements dans un magasin. Vider le contenu du chariot à terre. Goûter une pomme à l’étalage. La remettre après l’avoir mordue. Tirer sur tous les fils, même électriques. Jeter sa chaussure sur le volant du conducteur devant vous, de préférence en pleine circulation. Lancer sa casquette dans le fleuve à défaut d’y sauter soi-même. S’agenouiller quand on traverse la rue. Se rouler par terre pour que son nouveau pantalon ne se distingue plus de ses vieilles fripes. Refuser de se brosser les dents, de s’habiller, de prendre des gouttes dans le nez quand il est bouché, de se coucher, de changer de pièce, de s’asseoir pendant les repas, de marcher un pas de plus, d’utiliser les pictogrammes adéquats, de parler, de se taire. Renverser le pot de gel capillaire (rose et collant) de son grand frère sur le lit de la chambre d’amis. Tordre les branches des nouvelles lunettes de son père. Boire l’eau du bain. Mordre dans le bouchon du flacon de parfum. Secouer le poignet de son oncle qui tient en main une tasse de café brûlant. Caresser du bout du pied un chien venant en face, dans la rue, sans se douter que, aux yeux du propriétaire du chien en question, cette caresse s’appelle un coup. Mais ne jamais frapper personne. Ni pincer, ni griffer, ni tirer les cheveux. Ni dire du mal de qui que ce soit.

 

Et si un vieux casse-pieds, toujours le même, ne vous empêchait pas de vivre pleinement votre vie : courir au milieu de la rue entre les voitures, y sauter de joie, grimper dans le premier bus venu, mettre en bouche les fils électriques, les rasoirs, les couteaux bien aiguisés, fourrer ses doigts dans les prises de courant, tout jeter par les fenêtres, déchirer chaque page de chaque livre de l’immense bibliothèque, briser les ordinateurs, se jeter dans l’étang et dans le fleuve.