Pourquoi, malgré les mètres, les kilomètres et les lieues parcourus, malgré les accélérations du temps, malgré la fatigue de mes artères, dois-je à tout prix rester jeune ? Moi qui, enfant, faisais partie des chétifs, moi qui, préférant les cours aux récréations, craignais le moment où les camarades s’écriaient « On joue au foot ? », pourquoi est-ce que je me déplace partout à vélo, par monts et par vaux, bravant les collines qui entourent amoureusement la ville ? Pourquoi, moi, l’homme des livres, suis-je aussi l’homme des maillots, des muscles et des pédales ? Pourquoi suis-je obligé de répéter d’ennuyeux exercices de gymnastique hypopressive ? Pourquoi, en dépit de ma gourmandise, m’interdis-je tout embonpoint ? Vade retro Chocolas ! Pourquoi est-ce que je limite ma consommation d’alcool à de rares lampées ? Ce n’est pas pour rivaliser avec mon fils aîné, mon grand Hadrien de vingt ans, qui escalade lui aussi avec souplesse et célérité les cordillères locales, non !
Nous sommes dans la plaine de jeux du parc et Robinson soudain délaisse l’« araignée » (dite aussi « la toile d’araignée », cette construction en corde qu’il s’agit d’escalader) et se met à courir en ligne droite vers la rue, la circulation automobile, le danger dont il n’a cure, la mort qu’il ignore. Il faut que je ferme mon livre, que, d’un bond, je me lève du banc, sans me soucier de l’étonnement de la mère assise à côté de moi et qu’en un minimum d’enjambées je rattrape mon fils.
Je suis dans la chambre, occupé à chercher une information au moyen de mon ordinateur portable. Robinson, à deux bons mètres de moi, observe consciencieusement la danse molle que fait un lacet qu’il triture d’une main très près de ses yeux. Il est aussi calme qu’un lézard immobile qui se réchauffe au soleil de Provence sur un rocher solitaire. Je me lève, fais deux pas, appelle mon aîné auquel je veux montrer une vidéo captée sur un site public. Robinson saisit l’aubaine. Il plonge littéralement vers mon ordinateur, comme un gardien de but vers le ballon lors de la séance de tirs au but en finale de la Coupe du monde. Je fais volte-face. Mon ordinateur rebondit par terre de façon bien moins souple que le ballon dont il vient d’être question. Je ne peux retenir un hurlement. La prochaine fois, il faudra que je sois le plus rapide.
Robinson à la boucherie soudain se tourne vers moi, gémit, tend les mains vers mes épaules. Il a dix ans et ne voit pas pourquoi je cesserais de le porter. Que sait-il de son poids et de ma force ? Si je n’obtempère pas, il va crier ou frapper sur la vitrine derrière laquelle s’étalent de plantureuses charcuteries. Je le prends donc, le portant d’un bras, dégageant mon portefeuille grâce à ma main demeurée libre avec le sentiment d’être Jean Valjean avançant à l’aveugle dans les égouts de Paris, tâtant d’une main les murailles gluantes et soutenant de l’autre Marius agonisant.
Pourquoi ne puis-je m’en aller à la fleur de l’âge ? Pourquoi m’est-il tout à fait interdit de mourir jeune comme mon père ? Pourquoi ai-je l’ambition de vivre très vieux comme mon grand-père ?
Robinson, pour s’endormir, a besoin que je lui prenne la main.