Aujourd’hui, Robinson a dix ans. En le glissant dans le petit siège écarlate à l’avant du chariot du supermarché, je songe : « Jusqu’à quel âge parviendrai-je à te loger dans ce siège, mon beau Robinson ? » Terminant la manœuvre en souplesse, veillant à ne pas me tordre le dos ni à empaler la poche de son pantalon dans le rebord métallique de cet habitacle qui semble avoir rétréci à chacune de nos visites, je me dis, une fois encore, que, quand il n’y entrera vraiment plus, il ne sera plus question de faire les courses ensemble.
Une fois à l’intérieur, je lui ôte sa cagoule, je caresse ses cheveux d’or et lui souris : il me répond en éclairant son visage d’une lumière brève, blonde et intense, sous les néons blancs. Je prends d’abord la direction du rayon destiné aux enfants. J’ai de la chance : le magasin liquide les surplus de Noël et de Saint-Nicolas, de sorte que tous les jouets sont soldés. Compensant, par un assaut d’affection, une sorte de marée froide et inquiétante qui monte lentement en moi, j’adresse à Robinson quelques mots doux — j’oublie aussitôt lesquels —, avant de le serrer contre moi, sans faire attention aux autres clients, et de lui déclarer qu’il peut choisir le jouet qu’il veut. Mon fils n’a sans doute pas compris ma phrase trop longue, mais il tend spontanément les bras vers tel ou tel jouet quand j’arpente lentement le rayon dans un sens puis dans l’autre.
Je m’y attendais : il jette nettement son dévolu sur une peluche musicale arborant sur son carton, comme mention d’âge, un grand 0. Six mois. Il a hésité, c’est vrai, avec certains modules à emboîter montant jusqu’à trois ans.
Quand il a eu dix ans, Hadrien, son grand demi-frère, a dû affronter courageusement le divorce de ses parents, avec des mots, des pleurs, des questions et des silences. Et c’est du haut de ses dix ans également que Zoé, la sœur d’Hadrien, a trouvé les larmes nécessaires pour comprendre que ses grands-parents paternels venaient de mourir. Robinson avait alors cinq ans : nul ne sait s’il a complètement oublié sa grand-mère et son grand-père ni, au cas où il se souviendrait quelque peu d’eux, dans quel halo, dans quels limbes immobiles, ce matin, hier ou demain, il a enregistré leur absence.
Aujourd’hui, Robinson a dix ans : cela ne veut rien dire. Et ce « rien dire », comme tous les riens, est un rongeur tenace ; le non-temps qui passe est plus implacable encore que le temps.
Je dépose le jouet dans le chariot et je poursuis mes courses. À une dame âgée et petite, qui a fait un léger écart pour me laisser passer, se dérangeant ainsi un instant de sa contemplation d’un bel arrangement de légumes en boîte, j’adresse un « Je vous prie de m’excuser, Madame ! » un peu excessif par les temps qui courent — auquel l’intéressée répond d’ailleurs par un très simple « Il n’y a pas de quoi ». Il m’arrive ainsi, dans pareilles circonstances, en compagnie de Robinson, d’éprouver le besoin d’être aimable avec tout le monde et de manifester mon amour à l’humanité entière.
Notre frêle esquif arrive ensuite aux abords de la poissonnerie du grand magasin. Le poissonnier, un jeune homme portant de petites lunettes à la John Lennon, réussissant l’exploit de paraître intelligent malgré son bonnet de feutre, fait les cent pas, l’air désœuvré, derrière un parterre d’huîtres creuses du Pacifique, d’éperlans, de lamproies et de perches du Nil. Nous nous arrêtons à sa hauteur et je lui commande du saumon — une bonne idée pour l’anniversaire de Robinson, puisqu’il raffole de ce poisson. Tandis que le poissonnier pèse mes darnes, mon fils lance un cri inarticulé, mû par une satisfaction intime, à moins qu’il ne s’agisse d’un exutoire à un sursaut d’énergie. Le jeune homme et moi faisons semblant de n’en rien entendre. Et, pour permettre à ce spécialiste sous-employé de me faire état d’une science qui, vu son âge, doit être neuve — et donc agréable à divulguer, tant il est vrai qu’on aime transmettre à autrui un savoir que l’on vient d’acquérir —, je lui demande de m’expliquer ce qu’est le skrei, poisson dont je n’ai jamais entendu le nom et que je découvre sur son étal.
— C’est un cabillaud de la mer de Barents.
— Ah oui, bien entendu, la mer de Barents…
— Mais si ! Vous voyez, précise-t-il : au nord de la Norvège…
Sa satisfaction intellectuelle est tellement communicative que j’achète un petit morceau de ce poisson scandinave, « pour goûter », et, tandis qu’il l’emballe, je lui demande, alors que ce n’est probablement pas moi qui vais m’en occuper à la maison, comment il convient de le cuisiner. Sur ce point précis, aussi, il prend plaisir à me répondre, me conseillant de frire le skrei dans une noix de beurre plutôt que de le cuire à l’eau. Ou alors au four, avec des petits légumes.
En reprenant mon chemin dans les rayons, sans doute au milieu des yaourts et des fromages conditionnés, je réfléchis à nouveau au choix opéré par Robinson quelques minutes plus tôt. Les jouets pour bébés, qui l’ont attiré, présentent tous la particularité d’apparaître dans des boîtes aux trois quarts ouvertes, ou en partie transparentes : pour les désirer, les tout-petits doivent voir les jeux. Dès que les enfants ont un tant soit peu grandi, les boîtes sont fermées (cela doit faciliter le transport et représenter un moindre coût d’emballage) : le petit consommateur s’informe spontanément de son contenu grâce à une photographie imprimée sur son carton. L’image stimule son désir, peut-être davantage que le jouet réellement exposé.
Robinson, quand il ouvre le garde-manger à la maison, reconnaît bien entendu la bonbonnière contenant ses biscuits préférés, car il a une très bonne mémoire : il a déjà vu les langues-de-chat ou les dents-de-loup sortir de leur emballage. Il est capable d’associer deux informations et de les relier entre elles, mais sait-il pour autant lire une nouvelle image ? Rien n’est moins sûr.
Au rayon des bouteilles d’eau, un barbu, dont le collier de poils est finement taillé, trop bien habillé pour se rendre au supermarché, allant jusqu’à porter une cravate bleu marine se détachant avec netteté sur le fond blanc d’une chemise immaculée, me regarde d’un air réprobateur : pense-t-il que cela ne se fait pas de placer un garçon de dix ans dans un siège de chariot normalement réservé à de très petits enfants ? Soudain, sans prévenir et sans raison, Robinson, jusque-là assez placide, presque immobile, met tout son corps en mouvement : il bat des pieds, les frappant l’un contre l’autre en écartant les jambes à partir des genoux, agite les bras en l’air devant lui, tourne les mains telles de folles marionnettes, fait pivoter sa tête comme pour dire énergiquement « Non, non » et lance un cri joyeux, irrésistible et inarticulé.
Le regard du barbu change tout aussi brutalement d’état, même si c’est de façon nettement moins spectaculaire : il passe de la méfiance accusatrice à la franche pitié, tandis que sa bouche me concède un sourire aimable et contrit.
Robinson, sur ces entrefaites, me désigne, vindicatif, l’étal de la charcuterie intérieure du magasin. Je sais quel est l’objet de son désir : la tranche de boudin qu’offrent aux enfants, depuis des temps immémoriaux, les bouchères même les moins amènes. Je n’ai besoin ni de salami ni de jambon et me prépare à refuser — mais c’est son anniversaire que diable ! Mon Robinson, mon bébé de Damoclès, ma clé du paradis, a dix ans aujourd’hui même !
Pour faire bonne figure, je commence par commander douze tranches de poulet au brocoli puis un morceau de pain de viande farci de fromage. Robinson s’impatiente et se met à pleurer de façon brutale, irrépressible et si triste que j’interpelle aussitôt la bouchère qui s’occupe de mes achats pour lui demander, d’urgence, à l’intention de mon fils, une rondelle de boudin blanc. S’interrompant au vu de la gravité de la situation, elle me donne au plus vite un peu de cette charcuterie enfantine. Robinson s’en empare avec avidité, et l’avale aussitôt. Mais, quelques secondes plus tard, comme s’il n’avait pas épuisé la profonde tristesse que ce boudin différé avait, semble-t-il, réveillée plus que provoquée, il recommence à pleurer. J’en termine avec la bouchère et je m’éloigne sans plus savoir où aller exactement.
Les mots que j’adresse alors à Robinson dans l’espoir de le calmer, le morceau de pain que je lui tends, mû par le sentiment de culpabilité propre aux parents d’enfants « différents » qui ont peur de « déranger les autres », demeurent sans effet, rien ne semblant pouvoir endiguer sa tristesse. Alors a lieu l’événement : je vois le jeune poissonnier quitter son étal et se diriger vers moi. Va-t-il me prier de faire moins de bruit ? Ses yeux marquent l’inquiétude. Il a visiblement hésité avant de poser l’acte qu’il est en train d’accomplir.
— Est-ce qu’il aime les crevettes ?
— Je ne sais pas, dis-je, désemparé.
Nous suivons le poissonnier. De retour dans son étal, celui-ci prend une crevette fraîche, la décortique avec soin, la tend à Robinson, qui arrête aussitôt de geindre puis qui, selon son habitude, commence par renifler le petit crustacé marin, avant de le croquer prudemment. Au lieu de le repousser, il le fourre tout entier en bouche, à la satisfaction générale. Alléluia. Je remercie le jeune homme avec chaleur.
Robinson a dix ans. Du jour de mes dix ans, je garde une image : je suis dehors, dans l’allée pavée qui longe l’arrière de la grande et belle maison que mes parents ont acquise deux ans plus tôt, qu’ils sont alors occupés à restaurer avec passion et dans laquelle ils mourront. Soudain, je visualise les deux dates : celle de l’année de ma naissance, celle de l’année en cours. Je suis encerclé par ces deux séries de chiffres, 1966-1976, à la fois trop imposants et trop étroits pour moi. Dix ans. Et si je multiplie dix par deux, je tombe sur ce texte, écrit le jour de mon vingtième anniversaire :
« Mes vingt ans, comme s’ils m’appartenaient, comme si ma vie avait été une succession de jours — tous de la même valeur — qui ensemble formaient des années, des années — toutes du même poids — qui avaient fini par se trouver à vingt, là, bien installées dans de moelleux coussins et moi devant elles, fier de les posséder, de les avoir sous mon emprise… Non ! Vraiment, ils ne sont pas à moi, ces vingt ans, ils sont à ma mère, peut-être, qui se souvient de son premier accouchement […]. » À qui appartiennent les dix ans de Robinson ?
Il est temps de gagner les caisses. Je les longe d’abord, non pas pour choisir la file la plus courte, comme il sied, mais à la recherche de ma caissière préférée — j’ai mes petites habitudes, moi aussi. Malheureusement, Michèle, puisque tel est son prénom, ne travaille pas aujourd’hui, visiblement : sans doute est-elle en congé, ou en pause. Déçu, je prends la première place qui se présente à nous et commence à poser sur le tapis roulant divers bocaux de légumes.
Alors que j’ai terminé de vider mon chariot et que, passant de l’autre côté du tapis roulant, je commence à enfoncer dans de grands sacs réutilisables les victuailles scannées par la caissière, Robinson se remet à pleurer avec rage et se mord férocement l’index droit. J’essaie de l’en empêcher, tout en continuant à ranger les mille denrées — bananes, chocolat, lessive liquide, boule impressionnante de céleri rave — que la caissière, indifférente, concentrée, besogneuse, continue à déposer sur le tapis à une vitesse prodigieuse. Je songe avec nostalgie aux encouragements que sa collègue Michèle n’aurait pas manqué de me prodiguer à sa place.
Robinson finit par se calmer : il est temps de payer l’addition qu’une machine intelligente a rapidement effectuée à notre place.
— Cela fera 188,88 €, s’exclame la caissière, avant d’ajouter, presque émue : vous êtes le troisième client aujourd’hui dont les entiers et les décimales sont identiques. Cela veut dire quelque chose. Je devrais jouer au Lotto.
Je lui rends son sourire, qui m’apparaît tout à fait sympathique et qui me fait, d’un coup, comme par magie, changer d’avis sur cette personne que je trouvais froide un instant plus tôt. Au fond, se consacrer davantage aux chiffres qu’aux cris d’un enfant oui-autiste — un enfant de dix ans — c’est tout à fait humain. Ni les dieux de l’Olympe ni les animaux ne réagissent ainsi, ni les sylphides ni les nymphes. Ni les juments ni les libellules.
Malheureusement, sur le chemin du retour, juste avant d’arriver à la maison, une voiture Land Rover 4 × 4 débouche à vive allure de la rue perpendiculaire à la mienne, prenant, avec violence et trop vite, sa priorité. Je me rabats sur le côté et érafle une voiture garée à ma droite. Je sais que je ne vais pas hésiter longtemps sur l’attitude à adopter : je m’apprête à poser sur le pare-brise du véhicule bousculé un mot d’excuse accompagné de mon nom et de mon numéro de téléphone. Une banale série d’ennuis s’ensuivra.
À la maison, la poignée de la porte de notre chambre — qui jouxte celle de Robinson — me reste dans la main. D’un coup, je perds tout mon beau courage et je me laisse tomber dans un puits sans fond.
Aujourd’hui, Robinson a dix ans.