Au piano

Robinson a reçu de sa belle-mère — mon Hélène — une boîte à musique en bois peint, qui interprète inlassablement, au gré d’un ressort mécanique, Hey Jude des Beatles — sans la voix de Paul McCartney. Non content de produire de la musique, le ressort en question actionne également une plate-forme aimantée sur laquelle dansent deux couples de coccinelles. Chacune d’elles tient son vis-à-vis par les pattes et le regarde dans les yeux, tournant à la fois sur elle-même et autour de la piste en une danse charmante comme une ballade des Beatles. Que Paul aurait écrite, dit-on, pour soutenir le fils de John lors du divorce de ses parents.

Robinson est fasciné par ce jouet. J’ai dû cependant renoncer à le laisser y toucher : deux fois déjà, il l’a lancé, sans colère et sans haine, à travers sa chambre. La boîte à musique est désormais juchée au sommet d’une armoire imposante. J’ai empêché juste à temps Robinson de l’atteindre tout de même, hier, alors qu’il grimpait sur un coffre en plastique bleu — que j’ai dû confisquer lui aussi, après tant d’autres jouets — non seulement pour sauver les pauvres coccinelles, mais surtout parce que ce genre d’escalade est plutôt dangereux. Alors, nous avons trouvé un compromis, lui et moi. J’actionne le mécanisme et je lui montre la boîte à musique qu’il ne peut pas toucher. Étrangement, il accepte cette contrainte — ce qui n’est pas son genre, ai-je envie de dire. De plus, il a lui-même fixé le cadre de l’écoute et de la contemplation en me poussant à m’asseoir sur le lit et en s’installant sur mes genoux, tandis que je tiens à bout de bras le petit coffre musical, qui est ainsi à la fois tout près de lui et inaccessible. À certains moments, n’y tenant plus, il l’effleure du bout des doigts, mais il ne conteste nullement mon autorité quand, avec douceur et fermeté, je m’empare de sa main et l’écarte du jouet. Lorsque la musique s’arrête, il secoue mon coude dans l’espoir que cette secousse la relance — ou pour encourager par ce mouvement les coccinelles à poursuivre leur danse dans le silence.

Après quelques jours, toutefois, les termes de ce compromis ont dû être revus : Robinson, n’y tenant plus, a réussi à faire tomber les insectes de leur socle. Depuis lors, avant que ne commence ce bref concert, je place la boîte à musique un peu plus loin de nous, sur la cheminée — mon fils prenant toujours affectueusement place sur mes genoux.

 

Robinson me montre du doigt le sommet de l’armoire — ces quatre coccinelles dans le vent encouragent décidément chez lui la communication. J’interromps aussitôt toutes mes activités (je crois que je rangeais du linge propre) pour prendre la boîte à musique et nous installer.

Que fait Paul McCartney, qui doit avoir sept fois l’âge de Robinson, septante ans, l’âge exact qu’aurait mon père, Paul McCartney qui vit toujours, qui est là, quelque part, sur notre planète, tandis qu’un mécanisme à la fois fin et rudimentaire reproduit les notes que sa voix a égrenées à la fin des années 1960, au temps de sa jeunesse et de ma naissance ? Que fait Paul McCartney tandis que mon visage jouxte celui de mon fils, son profil émouvant, sa beauté, sa blondeur, et que son corps parfait d’enfant se tient contre mon corps déjà usé ? Est-il à Londres dans sa belle maison, en train de prendre une cup of tea ? Trempe-t-il une madeleine dans son thé, réveillant ainsi d’anciens souvenirs ? Tandis que je profite de la présence sur mes genoux de Robinson, qui jamais dans d’autres circonstances ne vient ainsi vers moi, peut-être Paul McCartney s’est-il installé devant son piano ? Le vrai Paul McCartney, qui vieillit, là-bas, quelque part, au même rythme effrayant que grandit Robinson. Quelle pensée occupe son esprit alors que Robinson est avec moi, sur mes genoux, hors de sa bulle — ou plutôt m’incluant soudain dans sa bulle pendant que s’égrènent les notes de la chanson de 1968 ? Peut-être devant son piano, cet homme, dont une chanson concurrence la Barcarolle de Chopin et Ah vous dirais-je maman de Mozart au cœur des boîtes à musique destinées aux petits enfants, est-il en train de se dire : « Ah quoi bon jouer encore ? Même si je compose le plus beau morceau de tous les temps, on me demandera toujours de chanter les succès de ma jeunesse… » Et, à la fois las et ému, alors que je remonte encore une fois le mécanisme de la boîte à musique pour prolonger entre Robinson et moi ce moment d’amour pur que je lui dois, Paul McCartney se met à fredonner, à part lui, in petto, en sourdine, sans s’en rendre compte : « Hey Jude, don’t let me down. You have found her, now go and get her… »