À la carterie

Nous avons reçu plusieurs messages pressants — par messagerie électronique, par voie postale, en surimpression sur l’écran du téléviseur : il nous faut changer notre décodeur télévisuel, absolument, c’est gratuit et nécessaire, sans quoi nous ne serons plus capables de capter la moindre image cathodique. À la suite de plusieurs péripéties néomodernes, j’apprends que notre nouvel appareil nous attend dans un « point Oyxal », expression étrange désignant les petits commerçants qui — pour quels avantages ? — ont accepté de rendre service à la grosse société de télécommunication et de distribuer les décodeurs à leurs clients. Le point Oyxal le plus proche de la maison est la carterie Brenda, sise dans une galerie commerçante du centre-ville.

Je ne me tracasse pas vraiment de cette situation — moi qui, de temps en temps, rêve de donner des coups de marteau dans l’écran de télévision familial ou de le rafraî- chir dans le fond d’une baignoire, ou encore de récupérer l’espace considérable qu’il occupe pour ouvrir une cheminée. Robinson ne s’en soucie pas non plus — je ne l’ai jamais vu prêter la moindre attention aux images mouvantes et bavardes, ni aux dessins animés, ni aux films pour enfants.

Mais je ne suis pas seul à la maison et mon téléphone ne cesse plus de recevoir des messages de rappel. J’imagine que le tenancier de la carterie (comment dit-on ? un carterier ?) doit se sentir encombré par les décodeurs attendant, en son magasin, leurs heureux propriétaires. En outre, le soleil perce enfin les nuages : cela fera un but de promenade avec Robinson.

Je m’empare d’une besace assez grande, y fourre télécommande, décodeur et fils électriques divers — ce n’est pas vraiment léger mais j’en ai vu d’autres ! Le rouge manteau de mon fils et un parapluie — on n’est jamais trop prudent — viennent compléter cet attirail. Tant que j’y suis, comme nous passerons devant la bulle-poubelle à verre, je prends deux sacs de bocaux et de bouteilles vides à jeter — Robinson adore cela. Je n’oublie pas non plus les trois brins de scoubidou qui l’occuperont en cours de route. Nous voilà partis à pied vers la carterie !

Je suis content d’arriver à la bulle-poubelle : mon chargement est tout de même assez lourd et Robinson a envie de courir, ce que je dois lui interdire, de peur de laisser s’échapper une bouteille de mes sacs.

Mon fils a un rituel pour chaque circonstance. Aussi s’installe-t-il comme d’habitude devant la troisième bulle, dédaignant les deux autres. Je me place derrière lui, lui donne un bocal, en plaçant bien son orifice vers le haut. Il commence par tapoter la paroi de métal courbe avec le verre qui rebondit de façon sonore et régulière. Il me faut répéter trois fois « Dans la bulle ! » pour qu’il finisse par enfoncer le pot dans un trou bordé de caoutchouc amortisseur. Fric frac boum. Le fracas caractéristique qui s’ensuit le réjouit et il se tourne très vite vers les sacs pour s’assurer que d’autres récipients vont lui permettre de répéter l’opération. Parfois, je le laisse faire ainsi, et lui permets de profiter intégralement de ce doux plaisir. Sa joie ne fait que croître au fur et à mesure que s’entasse le verre brisé dans la poubelle métallique. Elle est tellement manifeste qu’un jour un homme, qui jetait ses bouteilles de vin vides deux bulles plus loin, a fini par lui en donner quatre ou cinq pour la prolonger encore. Mais cet après-midi, nous avons une mission plus importante à accomplir et de la route à faire : tandis que Robinson fait rebondir un bocal sur la paroi, je jette deux, trois flacons moi-même, pour accélérer la cadence. Chacun s’accorde de nos jours à penser que l’autisme est génétique, ou dû à la pollution, ou à un traumatisme physique à la naissance, ou à l’influence des ondes sismiques, de la nourriture lyophilisée, des astres, des ancêtres dont le prénom comptait plus de voyelles que de consonnes… Bref : en tout cas, les psychanalystes se trompaient, puisqu’ils culpabilisaient les parents. CQFD. Preuve par neuf. Si qui que ce soit se sent coupable quelque part, c’est que la théorie de départ est erronée : voilà un raisonnement sans appel ! D’ailleurs, tôt ou tard, les scientifiques trouveront un vaccin contre l’autisme, cela ne fait aucun doute. En attendant, quant à moi, je m’accroche à ma culpabilité comme un noyé à une bouée de sauvetage, comme un virtuose à ses ultimes fausses notes, culpabilité qui m’entoure, qui me relie à mon fils, qui me regarde à travers le trou de la bulle-poubelle, tandis que j’y enfonce sans vergogne un pot ayant naguère enfermé des haricots verts.

La ville, profitant d’un soleil trop longtemps attendu, est pleine de passants et de passantes. Comme Robinson demande à s’asseoir tandis que nous arrivons sur le boulevard, j’en profite pour renouer mon lacet gauche et pour rhabiller au mieux mon fils, glissant sa chemise, qui dépasse de son pull polaire, entre son pantalon et son lange.

Nous reprenons la route. La foule est si dense que Robinson pose sa paume libre sans cesse sur l’une ou l’autre personne. Chacun s’en étonne. Les uns sourient, les autres froncent les sourcils. « Ça va aller ? » lui demande une dame, avant de s’excuser auprès de moi dès qu’elle comprend, grâce à une grimace significative, qu’il s’agit d’un enfant différent. Robinson, à plusieurs reprises, cherche à dégager sa main de la mienne. Dans le plus large piétonnier du trajet, il s’empare prestement de la gaufre d’un petit garçon qui se met à pleurer sans songer à se défendre. Je rends aussitôt à cet innocent César la gaufre de César, sans rien rendre à Dieu — ce dernier, désolé, ayant plutôt à mon égard une sérieuse ardoise à régler.

Tout se complique quand je découvre la carterie en question. Le magasin se présente sous la forme d’un long couloir rempli de trois rangées de tourniquets entre lesquels il faut se faufiler en souplesse : deux anorexiques ne pourraient s’y croiser. La marchandise, kitsch et colorée, déborde de partout sous la lumière artificielle : des tasses arborant chacune un prénom différent, Christelle, Mathieu, Stéphane, Chloé, des cartes de vœux pleines de bons sentiments, de tout mon cœur ! à la meilleure maman du monde, humoristiques, être vieux, c’est être jeune depuis plus longtemps que les autres, ou burlesques, des colifichets (je ne sais au juste ce que signifie ce mot, mais je suis sûr que ce qu’il désigne se trouve dans ce magasin), des boissons sucrées, des stylos à bille, des biscuits salés, des bijoux de fantaisie, des nœuds à mettre dans les cheveux, des banderoles pour les supporters de foot, des masques de sorcier, des farces et attrapes scatologiques ou sexuelles, des faux nez et des fausses bites, des verres sur lesquels sont inscrits des encouragements à boire. En plus d’être encombré de brimborions, l’espace est saturé de musique binaire et électronique.

J’hésite à rebrousser chemin : comment traverser ce lieu de toutes les tentations en empêchant Robinson de s’y servir à la volée ? Je me penche vers mon fils pour lui demander de me donner non pas seulement une main, mais les deux. Il me sourit — parce que je m’adresse à lui. Culpabilité, ah ! ma belle culpabilité ! Je lui enserre les poignets dans ma paume, tout en portant toujours mon barda à peine allégé, et commence à marcher sur le côté comme un crabe citadin. La situation amuse Robinson, qui ne songe pas à se rebeller.

Le comptoir, lui aussi très encombré, est enfin à notre portée. D’autorité, je pose ma besace sur le seul espace demeuré libre — une table en plexiglas toute griffée. Personne ne se soucie de moi. Une jeune femme, grande, athlétique, blonde, sans doute la carterière, parle avec un homme portant une casquette, plus que probablement un client — même si vraisemblablement il n’achète rien et se contente de récolter quelques informations. Robinson, que j’immobilise devant le petit bout de comptoir, me fait signe : il voudrait que je le prenne dans mes bras. Ce n’est pas le moment, fiston. Il convient plutôt de vider mon sac — au propre, pas au figuré. Hélas ! la tablette en plexiglas est trop étroite pour accueillir à la fois le contenant et le contenu — je pose donc ma besace à terre, puis, tout en gardant les mains de Robinson dans une des miennes, je prends de l’autre un à un les différents accessoires télévisuels à échanger, fiches USB, câbles HDMI ou Ethernet, télécommande et décodeur, posant le tout sur le comptoir. Robinson se libère dans l’espoir de s’emparer des fils électriques et de les fourrer en bouche. Tu voulais que je te porte ? Viens. Et je le prends dans mes bras afin de mieux le maîtriser. Il fait chaud.

Le client semble satisfait des renseignements recueillis et la jeune femme s’approche enfin de moi.

— Vous désirez ?

— Je viens échanger mon décodeur TV, dis-je, sûr de mon fait.

Elle prend un air tellement embarrassé que je crois un instant m’être trompé d’enseigne.

— Il faut une caisse, répond-elle, tellement bas que je l’entends à peine (sa voix est à moitié recouverte par la musique).

— Une pièce ? Mais toutes les pièces y sont, regardez.

— Une caisse, répète-t-elle. Pour l’emballer. Je dois l’envoyer par la poste, moi, après.

Pendant une dizaine de secondes, je songe à me révolter, à hurler, à renverser, avec l’aide de Robinson, un maximum de tourniquets dans le magasin. Je ne demandais rien à personne, moi qui ne regarde la télé qu’occasionnellement — lorsque Barack Obama gagne les élections américaines ou quand l’homme pose le pied sur Mars.

Mais la jeune femme me considère avec compassion, presque plus embarrassée que moi. Et je me souviens soudain que le premier courrier spécifiait, en effet, qu’il fallait emballer dans une caisse le décodeur que l’on rapporte. Aussitôt, ma colère se transforme en tristesse, en abyssal découragement. Je sens des torrents de sueur dégouliner dans mon dos, qui souffre du déséquilibre causé par Robinson, toujours bien au chaud dans mes bras.

— Bon, je vais reprendre tout ce broll, soufflé-je avec une voix de moribond désabusé.

Soudain, Robinson se met à lancer à travers le magasin un de ses cris inimitables, qui va crescendo de point d’exclamation en point d’exclamation inarticulés. La compassion de la jeune femme se mue en franche pitié. J’ai l’impression qu’en un éclair elle comprend ma situation et la difficulté de ma vie. Si, en plus, je n’ai pas droit au nouveau décodeur…

— Bon, laissez-le quand même. Je vais chercher une caisse tout à l’heure, concède-t-elle, généreuse, mais un peu amère tout de même, comme si elle me signifiait que sa journée de travail était déjà bien longue et pas toujours drôle et que la recherche de cette caisse la prolongerait sans augmenter en rien son maigre salaire.

Soudain, sa voix s’éclaire :

— Ah, j’ai une idée ! Il suffit que vous me laissiez la boîte du nouveau décodeur !

— Génial ! dis-je, partageant son bonheur.

Mais je sens confusément que Robinson bouge drôlement contre moi.

— Hé là ! crie la cartovendeuse.

Robinson s’est emparé d’un objet dont j’ignore — je le confesse — le nom exact : une espèce de présentoir à papier toilette, applique murale noire et souple, qu’il tient d’un côté et que la jeune femme, surgie de derrière son étroit comptoir, tire de l’autre, du côté du rouleau de papier-cul de démonstration qui permet, précisément, aux clients de comprendre l’utilité de l’ustensile.

— Lâche ce… Lâche cette chose, Robinson !

Culpabilité, sainte culpabilité. Qui est le coupable ? L’inventeur ingénieux et solitaire ayant conçu ce présentoir à rouleaux hygiéniques ? Ou toute l’équipe, qui, au cours d’un brainstorming passionnel, a soupesé les avantages et les inconvénients de sa commercialisation ? Ou encore l’individu qui, tôt ou tard (il n’y a pas de raison), l’achètera, le placera sur le mur de ses toilettes, au moyen d’un clou, voire d’une gentille petite vis, puis le testera, cela tombe bien j’ai justement un bon vieux petit besoin, s’installant sur le trône sans se douter que l’objet de sa contemplation, dont il est si content, a donné lieu à un pugilat, bref mais intense, entre une cartoricienne et un enfant oui-autiste ?

— Lâche cela, Robinson !

Une fois le précieux porte-papier-cul sauvé par miracle, la cartomanvendeuse regagne son comptoir. Bientôt, elle dépose le nouvel appareil dans mon sac. Je peux enfin sortir.

Dehors, je m’aperçois qu’il pleut à verse.