À la plaine de jeux

Où que j’aille, j’emporte toujours un livre avec moi. Si je suis en compagnie de Robinson, j’opte naturellement pour une lecture point trop complexe. Ou alors, si, mais de la poésie, c’est-à-dire des textes courts, Héros-Limite de Ghérasim Luca, par exemple, dans lesquels on tombe vite et dont on peut s’extraire aussitôt, car Robinson ne me laisse jamais l’occasion de rester tranquillement assis. Les autres parents sont moins souvent dérangés, mais, à mon grand étonnement, ils n’en profitent que très rarement pour lire Héros-Limite de Ghérasim Luca, en tout cas dans la plaine de jeux que fréquente Robinson. « Corps angoissant engendré / par un triangle / rectangle angoissé / qui tourne angoissé / autour d’un des côtés angoissants / de l’angle droit de l’angoisse. » Je lève la tête, sortant brusquement de l’angoisse géométrique de Luca pour entrer dans la mienne : Robinson s’est emparé d’une vieille cannette de bière abandonnée qu’il s’apprête à mettre en bouche. Heureusement, il n’a pas vu que je le voyais et ne détale pas en riant : j’interviens à temps.

Après tout, il n’est nullement impossible de lire debout. « Personne à qui pouvoir dire / que nous n’avons rien à dire. » Non, Robinson, on ne peut pas jeter les petits cailloux en l’air. « La pure violence de “comment” / dans Comment-se-délivrer-de-soi-même. » Robinson, rends tout de suite sa pelle à cette petite fille ! Donne ! « Dans cette course folle / dansée en plein vide. »

 

La présence des autres enfants semble rendre Robinson joyeux, mais il ne s’en approche guère, en général, et ne cherche jamais à jouer avec eux. Leurs mouvements et leurs cris, leurs courses et leurs bravades suffisent à ses yeux pour créer une bonne ambiance. Et, dans l’autre sens, après une rapide tentative de dialogue, une phrase d’approche demeurée sans réponse, Comment tu t’appelles ? Tu es en quelle année ? les autres se détournent placidement de lui, sans s’offusquer de son silence, sans s’interroger sur son étrange attitude. Les enfants, la plupart du temps, ignorent Robinson. Sauf exception…

 

… Un gamin, terrorisé par ses cris sans nom, m’a déclaré un jour d’un ton péremptoire : « Je ne veux pas qu’il vienne dans mon école, lui ! »

 

Voyant Robinson installé sur le tourniquet qu’elles s’apprêtaient à investir, deux petites filles de six ou sept ans se sont dit l’une à l’autre à voix haute : « Non, pas avec lui : il est malade. »

 

Plus généreuse, une fille de sept ans essaie d’expliquer à Robinson qu’au lieu de la faire rebondir devant ses pieds il peut s’asseoir sur la balançoire. Comme elle n’obtient de lui aucun résultat, elle se tourne vers l’adulte debout qui regarde la scène, se doutant bien qu’il doit s’agir du papa de ce garçon obstiné. Elle n’ose pas m’adresser directement la parole, mais me lance un regard interrogateur.

— Il est différent des autres enfants, dis-je un peu lâchement.

Elle réfléchit et, après avoir passé mentalement en revue les calamités et les mystères de ce monde dont elle a entendu parler, elle me demande :

— Il a des allergies ?

Je souris, mais, par respect, je lui réponds le plus sérieusement du monde :

— Non, il n’a pas d’allergies. Il est autiste.

— Ah bon, acquiesce-t-elle.

— Et il ne sait pas parler. C’est pour cela qu’il ne te répond pas.

— Il ne sait pas parler ? Mais, alors, comment fait-il à l’école pour apprendre à écrire ?

 

Un petit garçon belgo-marocain s’inquiète parce que Robinson demeure au sommet du toboggan sans en dévaler la pente glissante et le presse de questions : « Tu as peur ? Veux-tu que je t’aide ? Je t’assure que ce n’est pas dangereux… » Ému par tant de bienveillance, je lui explique la situation.

— Ah bon, il ne parle pas ? s’étonne le garçon. Pourquoi ? Il est français ?

 

Ce bel espace arboré est situé aux portes de la ville. Nous pouvons nous y rendre à pied : Robinson connaît bien les lieux. Où que nous allions, il cherche toujours à me faire obliquer en direction de ce parc familier.

Aujourd’hui, je le tiens à l’œil et demeure debout en marge de l’aire de jeux, dominée ici par une araignée de corde à escalader. Mais il est calme : il s’amuse à faire des grimaces avec ses doigts, comme s’il cherchait à inventer des ombres chinoises inédites.

Je n’ai pas le courage de lire debout et j’observe deux petits garçons qui, visiblement, viennent de lier amitié ; nul doute qu’ils ne proviennent pas des mêmes horizons sociaux. L’un porte une jolie chemise beige, qui a été repassée aussi soigneusement que ses cheveux ont été coiffés, l’autre arbore une tenue de sport bon marché. Je repère vite l’adulte qui veille sur le petit prince : probablement sa grand-mère — chignon parfait et air doux. Elle n’a pas l’air aussi émue que moi par la facilité avec laquelle, à cet âge, les amitiés se nouent en dépit des étiquettes sociales. J’ai même l’impression qu’elle est quelque peu inquiète. Je crois d’abord à un désagréable réflexe de classe. Mais, à y regarder de près, les deux gamins ont bel et bien des airs de conspirateurs : accroupis, ils se parlent tout bas comme s’ils préparaient un mauvais coup. La grand-mère s’est levée sans un bruit. Elle se trouve à présent debout à trois pas de moi. Suis-je en train de me laisser envahir par l’inquiétude excessive de cette vieille dame ? Ou de devenir franchement parano ? J’ai l’impression que les deux conjurés jettent tour à tour vers Robinson des coups d’œil qui n’ont rien d’amène. Je me rassure en constatant que mon fils, plus âgé qu’eux, les dépasse en taille de deux bonnes têtes. À peine cette pensée a-t-elle traversé mon esprit que les deux complices, plus rapides encore, s’élancent en hurlant comme des Sioux bel et bien en direction de Robinson.

— Guillaume ! Que fais-tu là ? s’écrie la grand-mère, horrifiée.

Mon fils se retourne. Il n’a pas l’air d’avoir peur. Il sourit même et se met à courir autour de l’araignée pour échapper à cette meute bisociale.

Faut-il que j’intervienne illico ? J’hésite : pour une fois que Robinson entre en interaction avec d’autres enfants… Mais voilà qu’il se laisse rattraper et qu’il se jette à terre. Pris d’une sorte de frénésie bestiale, les deux complices se préparent à le frapper, heureusement sans art, avec maladresse. Je me précipite et ils s’enfuient — par prudence, mais sans remords. Seule la grand-mère nous présentera ses excuses.

 

Ces deux petites filles sont assorties : même chemisier blanc avec un liseré rose à la boutonnière, même jeans quelque peu bouffant, certainement de bonne qualité. Elles sont les deux seuls enfants, ce matin, à occuper la plaine, avec Robinson. Manifestement bien élevées, ces sœurs ne parlent guère, mais les regards qu’elles échangent entre elles et, occasionnellement, avec leur mère, assise sur le même banc que moi, en disent long : j’y lis une forme de peur et une forme de dégoût à l’encontre du gamin qui crie d’une étrange façon à deux pas d’elles.

Je confie alors à la mère de ces deux fillettes circonspectes le nom du mal dont souffre Robinson — elle avait compris, bien entendu, mais, du fait que je lui ai adressé la parole, elle peut transmettre l’information sans paraître impolie. Tout en restant assise sur mon banc — alors que je me suis levé pour empêcher Robinson de mettre en bouche un bout de bois —, elle hausse la voix afin d’expliquer à ses filles que le petit garçon est autiste, comme cet enfant que vous avez rencontré à l’école l’an dernier. Le diagnostic a un effet magique : ramenant l’inconnu au connu, il annule aussitôt la peur et le dégoût. Voici les deux sœurs qui essaient d’aider Robinson à escalader l’araignée.

 

Depuis peu, quand nous nous rendons à pied au parc, Robinson délaisse l’aire de jeux. Il préfère s’approcher de l’étang, heureusement entouré d’un grillage d’un mètre vingt de haut. Mais je dois le suivre de près, tant il manifeste le désir de passer outre et de se jeter à l’eau.

Ce jour-là, comme un soleil tant attendu couronne enfin le ciel, le parc est envahi par des groupes de jeunes gens assis dans l’herbe, formant des cercles intimes, autour de bouteilles, d’un guitariste, voire d’un joueur de djembé. Sans crier gare, Robinson se met à courir. Je le suis à la trace et nous slalomons dans l’herbe entre les diverses petites assemblées disséminées dans le parc. Voilà pourtant qu’il s’arrête en riant, en plein milieu d’un cercle — plus précisément entre les jambes d’une jeune fille en minishort et en haut de maillot vert fluo. Il est beau comme un séraphin, mignon et innocent — chacun rit de son sans-gêne. Mais je dois user de ma force pour le retirer de là, à la fois embarrassé par la situation, veillant à plier les genoux, selon les conseils de ma kiné, à rentrer le ventre pour protéger mon dos et songeant avec amertume que, dans quatre ou cinq ans, plus personne ne trouvera qu’il est « craquant » dans ce genre de situation.

Comme celle-ci s’est répétée quelques fois, j’ai cherché un autre parc, agencé d’une autre façon. Oublions la grande aire, juchée au sommet de la colline de Cointe : les joueurs de foot ou de basket y jouxtent de trop près les jeux d’enfants. Reste cet espace ombragé dans le tournant d’une rue pentue, qui n’offre à ses usagers ni terrain de sport ni douce couche d’herbe, mais seulement une construction en bois qui n’intéresse que les enfants.

Nous nous y rendons en voiture. Plein d’espoir, je m’assieds sur un banc de bois et, tandis que Robinson escalade une espèce de fortin moyenâgeux, j’ouvre mon livre, un livre savant consacré à l’ironie dans le roman contemporain — ce qui prouve mon optimisme. Mais l’ironie du sort s’empare de ma propre existence sans me laisser le temps de mesurer ses effets sur la littérature d’aujourd’hui : Robinson, une fois arrivé au sommet du fortin, baisse en riant son pantalon et son lange sous le regard interdit d’enfants beaucoup plus jeunes que lui et de leurs mères. Je n’ai guère le choix : je grimpe à mon tour sur le frêle édifice, en espérant qu’il ne s’écroule pas sous mon poids — ouf ! cela tient — et je rejoins très vite Robinson, entravé dans sa course par son pantalon descendu sur les genoux. Je sens tellement peser sur moi le regard accusateur d’une mère outrée, deux mètres plus bas, que, pour bien lui montrer que je maîtrise la situation et que je ne tolérerai pas une seconde incartade de ce type, je donne une petite claque à la fesse gauche de mon fils — geste inutile et absurde qu’il ne comprend pas. Je remonte ensuite ses vêtements avec un peu trop d’empressement, déchirant les couches-culottes dont les attaches ne tenaient plus qu’à un fil.

Robinson pleure et râle : pourquoi, à peine arrivé, doit-il repartir ? Papa-le-grand-non-autiste est-il devenu fou ? Je l’entraîne de force vers la voiture, à la fois furieux et coupable, ma fureur et ma culpabilité se nourrissant l’une de l’autre. J’en oublie sur mon banc l’ouvrage dont j’avais à peine entamé la lecture. Il reste à espérer qu’une des mères pudibondes veillant sur ce parc s’intéresse à l’ironie dans le roman contemporain.

 

Les cerisiers sont en fleurs et parsèment de blanc ou de rose la grisaille urbaine. L’un d’eux, isolé, se tient au bord du sentier du parc où nous arrivons, Robinson et moi. Mon fils reconnaît les lieux — il a d’ailleurs une très bonne mémoire topographique — et cherche à dégager sa main de la mienne : il sait que, dans les parcs, il a droit à cette liberté-là. Je le lâche. Il détale aussitôt. Quoi de plus beau qu’un petit garçon qui court ? Mais il faut le suivre, ce petit garçon-là, et je le suis, à grandes enjambées, malgré la fatigue d’une nuit agitée, fixant des yeux la vitesse de ses jambes comme pour y puiser de l’énergie. Ce n’est qu’à la dernière seconde que j’aperçois la branche basse du cerisier — une branche morte, dépourvue de fleurs comme de feuilles —, je me penche pour l’éviter et poursuis la course vers l’étang heureusement grillagé.

J’imagine alors le choc de la branche sur mon front, mon arrêt, ma chute peut-être, voire mon évanouissement passager. Puis l’angoisse obscure en reprenant mes esprits : où est passé Robinson ?