Robinson a pris son bain. Il est propre et apaisé. Tandis que je bouquine dans ma chambre, il s’occupe dans la sienne en chantonnant un air continu et répétitif : il s’amuse en musant. Joue-t-il ou effectue-t-il un travail à la fois agréable et contraignant ? Écoute-t-il son bon plaisir ou une obscure volonté qui lui semble extérieure à lui-même ?
Il est debout devant son coffre à jouets — dont, par prudence, j’ai dévissé depuis belle lurette le couvercle. Il s’y empare d’une ficelle de scoubidou orange, l’entortille soigneusement, un bout dans chaque main, en frotte une extrémité sur les minuscules crans de la vanne du radiateur, puis il cherche à la redresser devant lui, observant la façon, molle et lente, dont elle retombe sur elle-même. Il fait ensuite deux pas et lance ce fin cordonnet sur la large étagère qui se trouve au-dessus de son lit. Passons au point suivant de l’ordre du jour. Dans sa malle, il saisit cette fois la rampe d’accès d’un garage pour petites voitures, pièce qu’il a arrachée il y a déjà longtemps à sa place d’origine et qui constitue désormais un objet à part entière. Il tapote ce dernier contre ses dents, puis, sans attendre, l’envoie également en l’air afin qu’il atterrisse sur l’étagère, déjà bien encombrée. Ensuite, du bout du pied, il fait délicatement glisser sous le lit une ou deux balles légères et colorées qu’il a libérées le matin même lorsqu’il a renversé la boîte en carton qui en contenait une bonne centaine. Il laisse en suspens cette tâche pour ramasser un bol orange — pourquoi traînait-il donc là par terre ? — qu’il fait d’abord rebondir contre ses incisives avant de s’en servir pour marteler doucement le châssis de sa fenêtre. Il s’aperçoit alors que le récipient réfléchit le soleil, à tel point qu’il en projette devant lui quelque peu l’éclat : Robinson le secoue alors, régulièrement, de bas en haut, pour déplacer sur le mur un faisceau de lumière brillante. Après quoi, il se retourne, cogne à nouveau deux ou trois fois le bol contre ses dents, l’examine avec le regard grave d’un chimiste considérant une éprouvette, puis, hop ! le lance, en soupirant — au-dessus de l’armoire, cette fois-ci, pour changer un peu.
Le coffre lui fournit ensuite un gros bonhomme Duplo, personnage fabriqué à l’intention des très petits enfants, de façon schématique, le corps étant constitué de trois parties moulées ensemble, tête jaunâtre, torse vert (sans doute est-il vêtu d’un chandail de cette couleur) et jambes rouges. Robinson ne semble d’ailleurs pas lui conférer plus d’humanité qu’au scoubidou ou au bol. Il en use de la même manière : tapotage contre ses incisives, quelques coups contre la veilleuse au-dessus de son lit avant le jet final vers l’étagère. Et si tel ou tel jouet (personnage, ourson, foreuse) appelle des manipulations spécifiques, celles-ci sont inspirées par ses caractéristiques morphologiques — et non par le réel représenté. Ainsi, ce petit pont de bois bleu, finement taché de formes rectangulaires vertes disposées en quinconce, qui s’intégrait autrefois à un jeu de construction offert par ma mère, doit-il vraiment être considéré comme un pont en miniature et, à ce titre, participer à une reproduction de la ville, de la route, de la campagne ? Que nenni ! Sa matière permet, en revanche, de produire une nouvelle variété de tambourinage : les carreaux blancs sur le mur, dans le coin de la pièce, sont d’ailleurs tout indiqués pour procéder à l’opération, pop, pop, pop. De la même manière, ce gros tricératops de trente centimètres de long, tout à fait réaliste (si ce n’est la couleur mauve et bleu de sa peau), qui, si je le munissais de piles, marcherait d’un pas lourd sur le sol du Crétacé en poussant un fier rugissement, ne participe à aucune histoire ni à aucune préhistoire. Il n’effraie personne, n’a ni nom ni cri : Robinson, invariablement, lui gratte le ventre entre les pattes, là où sa carapace est la plus rugueuse, puis joue avec sa queue articulée, qu’il met à l’occasion en bouche. Enfin, transformant le tricératops en ptérodactyle, il le lance en l’air.
Ayant déjà ainsi, mine de rien, abattu pas mal d’ouvrage, Robinson souffle un quart de seconde : il en profite pour observer ses propres doigts, en louchant presque. Après quoi, il s’approche de l’armoire et caresse de l’ongle sa serrure dorée, ce qui dispense — qui d’autre s’en est avisé ? — une petite musique d’orgue de Barbarie désaffecté. Puis il donne au montant de bois une sorte de chiquenaude du majeur impossible à reproduire pour un non-autiste, le doigt ne prenant nullement appui sur le pouce, toc toc toc. Il pose ensuite son pied nu sur une balle bleue, la fait très délicatement rouler de deux ou trois centimètres sous sa voûte plantaire.
L’ensemble de ces opérations ne l’a pas occupé pendant plus de trois minutes. Tout va bien. L’angoisse, la peine, l’ennui n’ont aucune place dans ce tableau.
Nouvelle chiquenaude, sur le radiateur cette fois, qui se révèle beaucoup plus sonore que le bois. Passons aux choses sérieuses ; dans le coffre, Robinson récolte à présent trois jouets différents d’un coup : un cylindre creux et ouvert, uniformément mauve, à la base duquel une baleine humoristique s’inscrit en bas-relief et qui faisait jadis partie d’un jeu d’emboîtement, une fausse scie égoïne, qu’il glisse sous son bras, et une espèce de large clé de plastique bleu, qui servait auparavant à ouvrir les portes grossières d’une maisonnette aujourd’hui démolie. Il se concentre d’abord sur ce dernier ustensile, le tapotant bien sûr contre ses dents, mais en s’inspirant d’une nouvelle technique, selon un mouvement de bas en haut qui permet de frapper la mâchoire inférieure puis la supérieure en un va-et-vient des plus efficaces. C’est ensuite la solidité du mur qui est mise à l’épreuve, tac tac tac. Tout en gardant la clé en main et la scie sous le bras, il se consacre ensuite au cylindre mauve, dents puis chambranle. Tiens, quelque chose, peut-être simplement l’horizon varié des constructions urbaines, attire son regard par la fenêtre. Il s’immobilise durant un bref instant. Ne rêvons pas trop longtemps : la clé cogne à son tour le chambranle. Il compare ensuite le bruit obtenu avec celui produit, sur la même surface, par le récipient mauve. C’est bien cela. Et hop, en deux temps trois mouvements, tout ce matériel vole vers l’étagère. Cette petite voiture, puisée à la même source, subit d’abord un sort original : le pouce et l’index droits posés chacun sur l’une des deux roues arrière, Robinson la fait osciller, avec dextérité, sur l’axe transversal de son arbre de roue. Après quoi, peut-être parce qu’elle est orange comme le bol lumineux de tout à l’heure, il tente de s’en servir pour capter les rayons du soleil, mais elle demeure opaque. Alors, l’on en revient au destin commun : tapotages et tapotements divers et lancer en l’air. Toutefois, le petit véhicule se montre rétif : il rebondit sur le mur et tombe par terre. Cela ne contrarie pas Robinson, qui fait preuve de plus de patience vis-à-vis de ses jouets récalcitrants que face aux ordres de son père : il ramasse l’automobile (pour le coup vraiment auto-mobile). Le deuxième essai sera le bon.
Il est temps de s’agenouiller, de se coucher par terre pour faire rouler en dessous du lit les balles qui traînent encore dans la chambre. Une, deux, trois, quatre balles vont rejoindre ainsi leurs camarades dans la pénombre. C’est sans compter sur un soudain changement dans les ordres qui viennent d’en haut : Robinson s’avise qu’il faut chasser toutes ces balles de là, les faire regagner l’air libre, sans doute, on verra bien, pour les ranger ensuite dans leur grande boîte en carton. Il rampe donc sous le lit, ce qui représente, vous en conviendrez, une besogne plutôt pénible, comme l’attestent de sourds gémissements. Mais Robinson s’arrête presque aussitôt, paraît réfléchir dans l’ombre : il mesure peut-être l’étendue de la tâche à accomplir. Les balles sont mal mises, comme si elles se blottissaient le long du mur, contre la plinthe… Il renonce — ou bien : on lui signifie, là-bas, en haut lieu, qu’il faut renoncer. Robinson s’extrait alors de cette mine souterraine. Se relève. Se rend dans la chambre de son père et de sa belle-mère. S’empare sur ma table de nuit de ma boîte de boules Quies. Cherche à l’ouvrir. M’adresse un regard mutin. Grâce à celui-ci, j’enregistre deux informations : d’une part, Robinson sait très bien que je n’ai pas du tout envie qu’il éparpille partout mes bouchons d’oreilles, d’autre part, je ne suis pas, à ses yeux, le grand manitou qui prend les décisions importantes en haut lieu. Il jette alors la boîte contre ma commode. « Ramasse ! » dis-je. Et il obéit. Tapote néanmoins la boîte contre ses incisives inférieures. La repose gentiment sur la table de nuit, à la place exacte où il l’a prise. Il s’apprête ensuite à saisir le fil électrique alimentant ma radio. « Non, Robinson ! », y renonce, se couche dans notre lit et se recouvre de notre édredon en faisant montre d’un certain sens du confort. Rit de bien-être. Regarde ses doigts. La vie est belle, n’est-ce pas ? Se blottit en position fœtale. Remue doucement. Fait claquer sa langue dans sa bouche, cloc cloc cloc. S’assied. Se recouche aussitôt. Glousse nerveusement et se mord l’index. Se relève. Jaillit hors de l’édredon, s’étale de tout son long sur le ventre à l’autre bout du grand lit. Bat des jambes et gigote comme un serpent, les bras le long du corps, arquant le dos vers l’arrière avec une souplesse étonnante. S’immobilise. S’agenouille. Sort du lit, fait deux pas, se recouche, se recouvre à nouveau de l’édredon, prend un air pensif en observant le plafond. Considère sa main droite. Actionne ses doigts en laissant à chacun d’eux une autonomie prodigieuse. Réfléchit profondément durant un quart de seconde. Se met debout sur le matelas. S’esclaffe, me lance un regard frondeur, s’apprête à sauter à pieds joints comme sur son trampoline. Ouste : je le chasse de mon lit.
Il a regagné sa chambre. Rigole encore un peu. Se met à genoux et, dans une pose qui rappelle la prière du fidèle, appuie ses deux mains sur son bas-ventre en oscillant le bassin.
Ces opérations qui se suivent à grande vitesse ont été réalisées en moins d’un quart d’heure. Bien moins de temps qu’il ne faut pour les décrire.