Au Maroc

Quel plaisir d’imaginer les cruels frimas dont souffre la vieille Europe, en ce mois de janvier, tandis que l’on prend son petit déjeuner dehors, au bord de l’océan marocain, dans cette ville universitaire, située à une centaine de kilomètres au sud de Casablanca, sous prétexte de quelques cours à donner, pendant une semaine, au sujet de la littérature de son pays, Simenon, Toussaint, Savitzkaya, Lamarche, dans le cadre des études francophones.

Chaque jour, je m’installe de bon matin à la même table. Sur la plage, en contrebas, de grands adolescents jouent au football, tandis que, sur la jetée, circulent des garçons équipés d’un nécessaire à chaussures : ils travaillent, eux, cirant les souliers, les bottes ou les bottines pour quelques sous. L’un des cireurs attire particulièrement mon attention : non seulement son regard, magnifique, brillant d’une intelligence vive et précoce, me rappelle celui des beaux voyous dans les films de Pasolini, mais, surtout, il a exactement la taille et la corpulence de Robinson, ce même petit air solide et décidé, ces épaules larges, cette tête carrée : peut-être ont-ils le même âge, l’enfant qui doit déjà gagner sa vie et celui qui semble ne jamais vraiment devoir commencer la sienne.

J’ai l’impression que le petit cireur n’est pas content de son sort et qu’il regarde avec mépris les flandrins efflanqués qui peuvent se permettre de jouer au ballon à quelques centaines de mètres de lui. De son côté, sans doute se rend-il compte de l’intérêt que je porte à sa personne et à sa condition — sans savoir quelle est la nature exacte de cet intérêt : voilà qu’il s’adresse à moi, ce que n’ont jamais osé faire ses concurrents, et me propose, en français, ses services. Que convient-il de faire dans pareille situation ? Accepter, c’est participer à un système détestable qui veut que les enfants travaillent. Refuser aussi, en un sens. Ma bonne et ma mauvaise consciences sont déjà de trop, ma présence est déjà de trop. Au fond, je préfère les frimas européens : mais mon absence n’arrangerait en rien les affaires du petit cireur pour qui un client, c’est un client. Lui donner de l’argent ? Ce serait l’humilier : il a un travail honorable et n’est pas un mendiant. Et même si je n’ai rien contre les mendiants… Bref, aucun parti ne me semble être le bon, dans cette situation sans issue, et c’est surtout par prudence, je l’avoue, que je refuse avec embarras de me faire cirer les chaussures, ce matin : hier, le ressortissant français avec lequel j’ai déjeuné m’a mis en garde en me racontant qu’il ne donnait plus aux petits mendiants depuis qu’en pleine rue un inconnu l’avait traité de pédophile… Le petit cireur enregistre mon refus sans broncher et poursuit sa triste route en baissant la tête. Je ne suis pas particulièrement fier de moi.

La veille de mon départ, en fin d’après-midi, alors que je sirote un jus d’orange à la même table, le petit cireur passe aux grands moyens : il s’agenouille devant moi sans crier gare, s’assied à mes pieds avec une paradoxale autorité :

— Je veux cirer tes chaussures, me dit-il.

Je le vois, en contre-plongée, qui m’adresse un regard malicieux et frondeur. Il ne ressemble pas du tout à Robinson ainsi — la situation est inversée, d’ailleurs, en général, je suis à genoux devant Robinson qui trône et non assis au-dessus de lui —, il est l’anti-Robinson, adulte prématuré là où Robinson est un nourrisson tardif, enfant auquel l’enfance est volée et enfant volant dans l’éternelle enfance… Pourtant ce sont deux garçons du même âge, condamnés à grandir, à mourir, à connaître la douleur, la faim, la soif, la peur.

— D’accord. Dis-moi combien cela coûte.

— C’est toi qui décides, Monsieur. Tu ne m’as rien demandé et tu me donneras les sous que tu voudras me donner.

Il sait donc que l’argent n’est pas soumis à la même échelle de valeur au Maroc et en France — car il me prend certainement pour un Français — et que, même en me voulant avare, je serai prodigue et généreux. Cette situation me gêne et je me tourne vers un vieil homme, qui a l’air d’un marabout, vénérable et sage, dans sa djellaba immaculée, et qui est assis devant un café serré à la table voisine.

— Monsieur, combien pensez-vous que je doive donner à ce garçon ?

— Donne-lui vingt dirhams, répond l’homme sans une hésitation.

Vingt dirhams : le petit cireur a l’air un peu déçu, mais le marché est conclu, il se met au travail.

Et si Robinson avait été non-autiste ? Et s’il avait été marocain ? Le petit cireur s’applique et réalise son ouvrage avec un soin méticuleux, usant de plusieurs brosses différentes, ne lésinant pas sur le cirage, par respect pour lui-même probablement : il doit savoir que, bientôt, son éphémère client retournera dans son lointain pays.

Ce qui devait arriver, malheureusement, arrive : cinq, six, sept, huit autres petits garçons surgissent d’on ne sait où en souriant et commencent à me demander l’aumône. Du regard, je cherche à nouveau de l’aide autour de moi, mais le vieux sage en djellaba blanche contemple l’océan d’un air impénétrable et ne prête aucune attention à cette situation tristement banale. Survient alors le garçon de café, qui crie en une langue que je ne comprends pas et qui chasse les enfants, comme des mouches, en faisant claquer son torchon. Il enguirlande ensuite celui qui est à ses yeux responsable de ces désagréments causés à son client. Le petit cireur répond dans la même langue tout en peaufinant son œuvre.

— Combien d’argent vous a-t-il demandé ? m’interroge soudain le serveur.

— Vingt dirhams, réponds-je sur la défensive, en me sentant coupable de donner une si maigre somme (si maigre dans l’absolu comme au vu du travail effectué).

— Vingt dirhams ? Mais vous vous êtes fait avoir, Monsieur ! C’est le quadruple du prix !

Et il s’en retourne dans l’établissement, furieux et vexé. S’ensuit un silence. Le vieux sage me sourit de façon énigmatique. Le petit cireur range ses affaires. Puis il se redresse.

— Combien as-tu payé pour cela ? me demande-t-il en désignant mon verre de jus d’orange presque vide.

— Dix dirhams.

— Cela vaut cinq dirhams, déclare-t-il alors, dévalorisant ainsi, avec un bel orgueil, le travail de celui qui s’est permis de déprécier le sien.

Son regard brille alors d’un feu impérial. Agamemnon remettant Achille à sa place de subalterne, Grand d’Espagne offusqué, Ahmad al-Mansur chassant les Turcs du Maroc. Il est aussi royal, même si c’est d’une tout autre façon, que Robinson sur son trône de faïence blanche. Mais ces royautés imaginaires et fantasmatiques ne diminuent en rien les profondes injustices du réel.