À la piscine

Robinson commence à rire dès qu’il reconnaît le parking dans lequel je gare ma voiture. La piscine. Il rit même tellement fort qu’il éprouve quelques difficultés à tenir debout en marchant vers la porte d’entrée. À l’intérieur — il fallait s’y attendre avec ce beau temps —, une file impressionnante et très disciplinée se dresse devant nous, barrant l’accès aux bassins déjà bruyants même à distance. Nous nous plaçons en bout de queue. Robinson, profitant de son élan, continue à rire, heureux de la perspective qui se présente à lui. Je commente à voix haute son hilarité, feignant de l’interpeller : « Toi au moins, tu te réjouis ! », alors que je m’adresse secrètement à celles et ceux, autour de moi, qui s’étonnent de son attitude. J’ai honte de mon subterfuge, honte de me soucier plus d’autrui que de mon fils. Celui-ci me rappelle d’ailleurs aussitôt à lui : son rêve s’interrompt subitement et il tire sur mon bras et commence à grogner, me signifiant que cette activité-là ne l’intéresse nullement. Quel intérêt trouves-tu, papa, à marcher très lentement, de façon presque immobile, derrière d’autres gens ? C’est à la piscine que je veux aller. Nous retrouvons le problème récurrent des files d’attente, déjà évoqué supra au sujet des attractions foraines : j’ai beau expliquer à mon fils qu’il faut payer pour entrer, le combat est de plus en plus rude. Robinson se laisse tomber à terre. Il m’est arrivé, dans ce genre de situation, de bénéficier de la compréhension de mes semblables et de dépasser tout le monde en répétant des mercis souriants et confus. Mais là, non. J’ai affaire à d’autres parents, redevables de l’impatience d’autres enfants — ce qui justifie pleinement leur soudaine surdité : sans doute ferais-je pareil à leur place. Pour finir, je prends mon fils dans les bras. Il se débat, ce qui provoque un lancement dans mon dos.

Notre tour approche. C’est notre tour. La caissière fronce les sourcils : les cris de Robinson ne lui permettent pas d’entendre ma requête — que je répète, en articulant posément :

— Une entrée enfant, une entrée adulte.

— J’avais compris, merci.

La grande difficulté consiste alors à lâcher Robinson de la main gauche pour m’emparer de mon portefeuille, le poser vite sur le comptoir, saisir le premier billet qui se présente — j’ai probablement le compte exact mais tant pis. L’eau monte, l’eau bout, s’agite sur mon côté droit tandis que je récupère la monnaie. Je transpire à grosses gouttes. Ouf, nous y sommes. Nous passons la porte. Les cris des enfants indiquent de façon indubitable à Robinson la direction la plus courte vers les bassins. C’est par là, veut me persuader une secousse au bout de mon bras. Et pourtant, malgré ses injonctions, je me dirige dans la direction inverse : vers les vestiaires. Nous nous enfermons à deux dans une cabine qui me semble à chaque visite plus étroite.

Il s’agit à présent de se montrer rapide et efficace : j’ai pris la précaution, à la maison, pour gagner deux secondes précieuses, d’enfiler mon maillot sous mon pantalon. Une fois en tenue ad hoc, j’extrais, du grand sac en plastique qui contient nos affaires, à la fois le maillot de mon fils et — il ne faut surtout pas l’oublier — la pièce de cinquante centimes nécessaire au bon fonctionnement du casier-consigne dans lequel il me faudra bientôt enfermer nos vêtements. Comme ma tenue aquatique n’est pas munie de poche, je glisse la pièce entre mes lèvres, ainsi qu’un vieux mégot, et j’enfonce mes vêtements dans ma trousse pour enfin m’occuper de Robinson. Auparavant, je lui mettais un petit slip de bain traditionnel, semblable au mien. Mais, comme il ne nage pas, son corps se refroidit vite dans l’eau et se met à trembler. Cela ne l’empêche pas de vouloir prolonger les jeux aquatiques, en affichant un viril mépris pour les rhumes et les bronchites auxquels il est pourtant souvent sujet. Il s’ensuit un combat douloureux — qui noircit la fin de la fête. Aussi ai-je opté pour une de ces combinaisons isothermes à la mode aujourd’hui et Robinson sort de la cabine avec un petit air de surfeur qui, ma foi, lui sied à merveille. Je souris, content rien qu’à le voir, pour une fois, sans lange sur les fesses.

Robinson est calmé — mécaniquement calmé, par usure naturelle de l’impatience. Et, toujours en le tenant par la main, je parviens sans trop de difficulté à fourrer notre barda pêle-mêle — ma montre, mes clés et mes lunettes à l’abri au fond de ma chaussure gauche — dans le casier métallique uniformément gris que la pièce de cinquante centimes m’a permis d’ouvrir.

Nous profitons des premiers beaux jours. L’hiver, cette année, a pris son temps. Il est revenu plusieurs fois à la charge alors qu’on s’en croyait quitte, relançant par surprise une offensive von Rundstedt de flocons en plein mois de mars, inlassable comme la mer, comme une vague refusant la marée basse — si bien que le printemps, enfin triomphant, a des allures d’été : pour rattraper le mauvais temps, il en oublie la douceur et brûle trop vite les peaux impatientes de se libérer des couches et des couches de vêtements. Aussi la piscine est-elle prise d’assaut — comme si déjà, après deux jours de soleil, nous avions besoin de fraîcheur.

Je regrette un peu cette situation météorologique, car je préfère le printemps à l’été, la promesse de beaux jours aux beaux jours — voire la fin du mauvais temps au beau temps. Une douleur qui s’interrompt n’équivaut-elle pas à la plus vive des jouissances ?

C’est peut-être la conception du plaisir que s’est élaborée Robinson, qui a pris l’habitude de se mordre férocement l’index droit, à tel point que celui-ci s’en trouve boursouflé, craquelé, vieilli : peut-être éprouve-t-il une vive volupté à sentir l’effet de la morsure disparaître. Pour l’instant, en revanche, il est tout à fait hilare tandis que nous prenons un bain de pieds — pratique obligatoire — dans le couloir étroit qui conduit aux bassins. Quant à moi, j’ai envie de me boucher les oreilles, tant sont assourdissants les cris des enfants et des adolescents que réverbèrent l’eau et les baies vitrées. Au moins, me dis-je, ici, les sons étranges qui sortent de la bouche de mon fils passeront-ils inaperçus : ils ne dérangeront personne.

Nous nous arrêtons à l’entrée de la grande salle qui contient deux bassins, l’un pour les nageurs, l’autre pour les enfants, où ceux-ci « ont pied », comme on dit, partout. La lumière s’allie au bruit. Nous sommes éblouis par le soleil qui traverse la grande baie vitrée, à la façon d’une cohorte de chars d’assaut remontant un boulevard, et se réfléchit dans l’eau chlorée. Je demeure un instant interdit, devinant, sans le secours de mes lunettes, à travers le battement de mes paupières, une humanité extrêmement mobile et criarde. Le grand bassin est divisé en deux, dans sa longueur, par des flotteurs rouges et blancs disposés parallèlement. La première moitié est réservée aux infatigables sportifs qui nagent en ligne droite, à des allures diverses, les uns peaufinant une remarquable condition physique, les autres luttant contre l’âge ou contre une surcharge pondérale ou encore contre ces deux maux réunis ; la seconde moitié du bassin, beaucoup plus désordonnée quant aux mouvements qui l’animent, bouillonnante, éclaboussante, cacophonique, est vouée au jeu : un grand toboggan jaune y aboutit après avoir tournicoté sous le plafond, être sorti du bâtiment proprement dit, sous forme de tube fermé, en passant à travers la baie vitrée, pour revenir finalement dans l’espace de la piscine et amerrir avec éclat.

Me voilà en maillot, avec un bonnet ridicule sur la tête, d’où sortent mes cheveux un peu trop longs, tenant Robinson par le bras et contemplant une humanité vêtue de tenues de bain et coiffée, elle aussi, d’absurdes bonnets. Elle est sympathique, ainsi, l’humanité : à part l’un ou l’autre garnements qui s’éclaboussent, les humains ne se font guère la guerre, en maillot. Ils sont bonhommes avec leur bonnet, populaires et patauds en pataugeant et, même s’ils nagent le plus vite qu’ils le peuvent, repliés sur eux-mêmes, concentrés, comptant les longueurs et les secondes, ils ne font de tort à personne. Mais ils ne sont pas très beaux, non, ni les hommes ni les femmes, en maillot et en bonnet. C’est l’inverse du juste milieu : c’est l’injuste milieu. Habillés, ils se montrent capables d’une ingéniosité sans limites pour mettre en valeur leurs atouts et pour masquer leurs défauts, améliorant la Nature qui les laisse toujours insatisfaits. Nus, ils sont nus : les choses se remettent en place — qu’ils soient trop maigres ou trop gros, mal taillés, vieillissants, ils ont le mérite d’affronter la vérité de cette Nature ingrate et une sorte d’équilibre se laisse pressentir dans la laideur même — sans compter les sexes, je veux dire les appareils génitaux, horribles, monstrueux ou magnifiques et merveilleux, comme on voudra, mais de toute façon fascinants. En maillot, rien de ce qui pourrait être beau n’est valorisé. Pire : l’élastique du slip de bain fait ressortir même les ventres plats. Quant au bonnet, il parachève l’ensemble d’une touche exquise. Habillé, l’on peut être impérial. Nu, insolent. En maillot, l’on est ridicule. Seuls les enfants, à la rigueur, qui ici crient et courent, parviennent à faire oublier le grotesque de leur tenue.

Nous nous dirigeons bien entendu vers le petit bassin. Celui-ci est lui aussi divisé en deux parties par une ligne de flotteurs — bleus ceux-là : le côté gauche est réservé aux leçons de natation, données, à un groupe de petits enfants baptisés « Les Têtards », par deux jeunes femmes plutôt costaudes, Lindsay et Alisson (informations que je relève sur des tee-shirts orange vif superposés à leur maillot). La seconde partie du bassin est presque vide et semble une oasis de paix et de calme si on la compare à la zone où aboutit le toboggan tumultueux.

Cependant, à mon grand étonnement, Robinson refuse de s’approcher de l’eau. Il prend place le long d’un mur de brique rouge orangé et demeure immobile, riant toujours du spectacle. Quel parti prendre ? Je m’installe près de lui, en le tenant par la main. Au fond, je ne suis pas plus mal là que dans l’eau froide. Je sais que, de toute façon, je ne pourrai pas le laisser seul pour aller nager dans les grandes profondeurs afin d’affiner ma musculature. Alors rester au bord ou patauger dans le petit bassin, qu’est-ce que cela change ? Je suis quand même là pour faire plaisir à Robinson.

Malgré ma théorie sur les maillots, mon regard a tôt fait de s’attarder sur quelques baigneuses qui ne s’en tirent pas si mal que cela, finalement, avec leur une-pièce à la coupe sportive et leur bonnet hyperserrant. Évidemment, deux circonstances m’empêchent de bien en juger : ma myopie et l’absence de mes lunettes, ce qui m’oblige à ralentir mes regards, à leur laisser un peu de temps pour régler leur focale défaillante. Une baigneuse me remarque : sans doute se méprend-elle sur mes intentions et confond-elle ma myopie avec du voyeurisme. Et mon étrange immobilité sèche et muette n’est pas de nature à la rassurer. Je me sens tenu, par respect, de porter mes yeux ailleurs et je me mets à contempler un bout de jardin de l’autre côté de la baie vitrée, à quelques mètres de nous. Trois pâquerettes se répartissent dans l’herbe, formant un triangle isocèle, ou presque, comme si chacune d’elles avait délimité son territoire par rapport aux deux autres. Je porte un bonnet rouge et blanc dont l’élastique se détend et un maillot noir, ceinturé par une ficelle blanche que j’ai pris soin d’attacher au moyen d’un double nœud pour éviter de le perdre en plongeant, et cette tenue prosaïque ne m’empêche pas d’être étrangement ému par ces trois petites fleurs pâles et poétiques dont je connais le nom depuis toujours : « Tout n’est pas perdu, me dis-je spontanément. Mon enfance n’est pas encore tout à fait morte. »

Bien entendu, songé-je ensuite, pas plus qu’un autre, je ne crois au bonheur. Je sais, comme tout un chacun, qu’il s’agit d’une chimère : longtemps exploité par les religions, qui le promettaient dans l’au-delà, le bonheur, en tant que concept, a été récupéré assez récemment par les marchands de grille-pain, de canapés, d’ordinateurs, de shampoings ou d’automobiles, qui vous garantissent la jouissance ici-bas. Pourtant, même s’il n’existe pas, je l’ai rencontré, le bonheur. Mais au passé. Le bonheur, c’est mon enfance. Plus précisément : les vacances de mon enfance dans la maison de mes grands-parents, à la campagne, quand je partageais mon imaginaire fécond avec mon frère César, débarrassé du tracas de l’école, des insupportables devoirs et de la méchanceté des camarades, entouré par une double couche d’absolue bienveillance, celle de mes grands-parents, celle de mes parents, jouissant d’un temps infini, me réveillant des seules grâces de la fin du sommeil, le soleil laissant deviner sa caresse à travers les pans des volets, me levant dans un corps sans douleur, parfaitement ajusté à ma taille et à mes mouvements, l’imagination emplie des mille trouvailles qui allaient peupler la journée, ne souffrant ni du froid ni de la chaleur, profitant de tout, même de la pluie, m’envolant à vélo sur la petite route conduisant aux rochers que nous escaladions avec ferveur, impavides et sans peur, trouvant, quand la faim risquait de se ressentir, un repas toujours prêt par miracle au bon moment, qui nous plaisait toujours et qui ne nous avait coûté aucun effort, qu’il ne m’avait fallu ni planifier ni préparer. Chaque instant était un instant de plaisir facile, profond et tendre. Même aller au « petit coin » était délicieux : dans l’odeur fade de mes excréments d’alors, je lisais des magazines de bandes dessinées avec ravissement. Liberté, douceur et insouciance.

Quoi qu’il en soit de mes souvenirs, la situation a assez duré et le petit-bourgeois en moi ne peut réprimer l’adage mesquin qui veut que, puisqu’on a payé pour aller dans l’eau, il faut aller dans l’eau. Ce serait de l’argent jeté par les fenêtres — bien qu’on ne paie pas de supplément en demeurant sur le bord. J’essaie donc d’entraîner Robinson vers le petit bassin. Mais il se cabre, s’assied sur le sol de béton inconfortable et râpeux, grognant pour me signifier que sa décision est prise : il ne bougera pas. Un maître-nageur, qui a l’avantage sur les autres humains de n’être pas en maillot — mais qui ne porte pas pour autant une robe de bal —, nous regarde un peu étonné et me sourit, l’air de dire : « Ah les enfants ! ils ne savent pas ce qu’ils veulent ! » et, à voix haute, sans avoir l’air de trop y croire, en passant devant nous, il lance rapidement à Robinson : « Courage, mon garçon, il ne faut pas avoir peur de l’eau ! » Je détourne cet encouragement de façon qu’il s’adresse à moi plus qu’à mon fils : je prends le risque de lui lâcher la main, de faire les deux pas qui me séparent du petit bassin et, hop, d’un bond me voilà dans l’eau froide. Je me tourne vers Robinson en espérant qu’il va me suivre. En fait, je ne me fais guère d’illusion : un oui-autiste n’imite jamais autrui. Il suit son propre chemin. Pour lui, ni bon ni mauvais exemple, ni envie ni jalousie : il fait toujours ce qu’il doit, selon des normes impossibles à comprendre pour un non-autiste. Je l’appelle tout de même et ma voix se perd dans le vacarme ambiant. Je suis debout et l’eau arrive en haut de mes cuisses, juste à fleur de maillot, ce qui me semble soudain un peu indécent — davantage que d’être debout hors de l’eau, selon une logique tout bonnement absurde. Je m’assieds, bouge un peu pour me réchauffer, mais je ne perds jamais Robinson des yeux, de peur qu’il ne se mette à courir je ne sais où. Le voilà qui se lève et se dirige vers l’eau. Il y trempe la main, barbote un peu. Mais, voyant que je m’approche, il bat en retraite et regagne sa place de départ le long du mur. Déçu, je tourne à nouveau mon regard vers les trois pâquerettes. Malheureusement, à cause d’un changement de perspective, les pauvres fleurs perdent de leur intérêt. À moins que ce ne soit pas leur disposition qui ait changé, mais mon regard. C’est seulement en me prenant par surprise qu’elles pouvaient m’émouvoir un instant. Là, je n’en ai plus rien à foutre des pâquerettes, à vrai dire. Et mon enfance jamais n’a été aussi loin de moi. Peut-être est-ce une constante : quand je suis avec Robinson, je suis tout à fait un adulte, comme si je n’avais jamais été un enfant, comme si mon fils oui-autiste ne laissait plus de place à l’enfance en moi — ou alors une enfance tout à fait autre que la mienne, une enfance que je n’ai pas vécue, que je vis maintenant à travers lui, une enfance à sa mesure.

Robinson, soudain, prend un drôle d’air, que je connais trop bien. Et son maillot-combinaison-de-plongée-bien-étanche se met à gonfler à hauteur de son entrejambe. Je sors de l’eau. À un mètre de lui, cela sent déjà horriblement l’urine. Cette fois, il faut agir sans barguigner ! Mais Robinson refuse de me suivre, croyant sans doute que je veux le pousser dans la piscine. Aux grands maux, les grands remèdes, je décide de le porter de gré ou de force. Il se débat une fois encore et je dois faire un effort violent pour m’emparer de lui, effort qui se répercute dans mon dos par le truchement d’une douleur, que je connais bien elle aussi. Heureusement, les douches ne sont pas loin. Robinson, un peu étonné du tour que prennent les événements, quitte mes bras et se laisse déshabiller. D’autres petits garçons circulent autour de nous, mais cela ne le gêne guère : il n’a aucun sens de la pudeur. L’été dernier, alors qu’il ne possédait pas encore de combinaison, il avait lui-même enlevé son slip de bain à l’entrée des vestiaires et, sans que je m’en aperçoive, l’avait jeté dans un casier, à la stupéfaction de son cousin germain, qui nous accompagnait alors et qui était atrocement gêné à sa place. Mon neveu m’avait aidé à retrouver le maillot en question, mais il s’était montré incapable de ramasser l’objet du crime, se contentant de me le désigner prudemment.

Une fois qu’il est nu, je prends à nouveau Robinson dans mes bras et nous nous glissons ensemble sous la douche. Il sursaute d’abord, puis semble y prendre goût, se gardant tout de même, par des torsions vers le haut, de se mouiller le crâne ou la figure. De ma main demeurée libre, je tourne et retourne la combinaison sous le jet pour la rincer elle aussi.

Faire et défaire, c’est toujours travailler, dit-on : Robinson est à présent re-emmailloté et, puisque nous sommes mouillés et que je le porte à nouveau, je décide d’entrer à deux dans le petit bassin sans lui laisser le temps de se ressaisir. Alors qu’il s’agrippe à mon cou frénétiquement, en passant très vite du rire au cri d’effroi, je m’agenouille lentement dans l’eau. Il se libère immédiatement à la fois de mon étreinte et de sa peur et prend le large, libre comme la théine ocre qui, au contact du liquide bouillant, sourd du sachet où elle est enfermée. Il frappe alors l’eau de ses deux mains, faisant jaillir autour de lui des milliers de petits geysers hilarants. Satisfait moi aussi, je suis à deux doigts de pousser de petits cris semblables aux siens. Après quelques instants, tout en le surveillant, je m’adonne quelque peu à la brasse, pour me réchauffer, mon torse raclant le sol trop proche et mes pieds y cognant leurs orteils. Un garçonnet qui s’amuse à marcher en arrière m’oblige de toute façon à m’arrêter presque aussitôt. Seul adulte dans le petit bassin, les jambes pliées en canard, je vois arriver soudain, d’on ne sait où, tout un groupe d’enfants, ayant entre cinq et sept ans, si nombreux et surtout si mobiles qu’il est tout à fait impossible de les compter. Ils sautent, ils plongent, sortent et rentrent dans l’eau sans raison apparente, se disputent une planche molle qui flotte mollement, font des cumulets aquatiques, nageotent, s’éclaboussent, multiplient les mouvements rapides, incompréhensibles et saccadés. De tailles et de corpulences diverses, ils sont tous différents les uns des autres et leurs maillots arborent une grande variété de couleurs vives et de motifs, fleurs exubérantes, animaux exotiques, figures géométriques, personnages de fiction, Mickey, Spiderman, Winnie l’ourson, l’ensemble illustrant notre temps de façon aussi complète que le bouclier d’Achille l’époque mycénienne, mais ces enfants aux irréductibles identités tournent tellement vite entre l’air et l’eau qu’ils ne forment à mes yeux qu’une seule sarabande indistincte, une armée de guérilleros compacte et inoffensive, attaquant de partout avec des balles à blanc liquides. J’envie non seulement l’insouciance que je suppose en leur esprit, mais aussi la capacité de ces petits corps qui se dépensent sans avoir l’air de produire le moindre effort — corps pleins correspondant à leurs limites, denses, serrés, sans courbatures, presque indestructibles —, comme des sphères qui s’entrechoquent dans le vide et dont nous, les adultes, nous cherchons à maîtriser l’énergie atomique. Un frêle galopin galope dangereusement sur le bord tout en s’assurant que ses bouées en forme de manchons sont bien ajustées à ses bras. Une petite fille glisse, avec un sérieux que rien ne semble pouvoir entamer, sur un minuscule toboggan fixé au bord de l’eau. Un garçon, dont le bonnet ronge les sourcils, frappe sa sœur (ou sa cousine), un autre pleure en montrant, à son pied, une petite coulée de sang… Du coup, je m’aperçois que Robinson, dans son coin, près du bord, a cessé de frapper l’eau du plat de la main. Il me regarde le regardant et son sourire devient si malicieux que j’éprouve le besoin de m’approcher de lui : il est trop tard, il se penche et boit une grande gorgée d’eau finement chlorée. Pourquoi lui dis-je qu’il ne peut pas — ou qu’« on » ne peut pas, comme si je tenais, pour me montrer le plus persuasif, à formuler une loi universelle plutôt qu’un interdit ciblé ? Je sais qu’il le sait puisqu’il me sourit avec des yeux de coquin. Du moins a-t-il compris que je ne voulais pas qu’il boive de cette eau — de même que je l’empêche de goûter à celle de son bain pleine de savon. Mais il ne s’agit pas d’un interdit : c’est un caprice de grande personne, à ses yeux, qu’il est de bon ton, et très amusant, visiblement, de contrarier.

Pour le distraire, j’essaie d’enclencher un jeu : je le soulève et nous sautons tous les deux dans l’eau. Robinson adore cela et recommence à rire — mais, soudain, comme pris par une idée sérieuse, il lâche mes mains, s’écarte de moi et se rapproche à nouveau du bord. Hop, avant que je puisse intervenir et même si c’était prévisible, il avale encore une belle goulée d’eau.

Sauf en me collant à lui et en le contraignant physiquement à ne pas se pencher, d’un geste de la main qui doit être énergique — et donc violent —, je ne parviens pas à l’empêcher d’ingurgiter ainsi l’eau de la piscine. Tout en me demandant quel plaisir il peut y trouver, je me résous à déjà lever le camp — je ne vois tout simplement pas d’autre solution. Il n’est pas content, mais tant pis. La combinaison qui le protège du froid n’aura donc pas servi à grand-chose.

Après un nouveau passage par la douche, tenant Robinson d’une main et, de l’autre, encore trempée, récupérant nos vêtements et nos chaussures, je songe soudain à toutes les piscines que j’ai fréquentées dans ma vie — en me disant que ce moment a toujours été hautement désagréable : on n’éprouve plus aucun plaisir à être mouillé, on a toujours un peu froid, même en été, les vêtements tenus à bout de bras sont menacés par cette masse d’eau que l’on a quittée et dont des résidus nous accompagnent sur tout le corps, des cheveux (malgré le port obligatoire du bonnet ridicule) aux plantes des pieds… Il n’est pas plus confortable, ce moment, avec un Robinson mécontent à mes côtés.

Je cherche une cabine libre — elles sont toutes occupées par de nouveaux arrivants. Tout en traînant Robinson dans mon sillage, je me retourne, gagné par le vague sentiment d’avoir perdu quelque chose : en effet, l’une de mes chaussettes est tombée sur le sol détrempé. Robinson ne comprend pas que je le force à retourner sur nos pas. De peur de tout renverser en me penchant, je lui demande de récupérer la chaussette et de me la donner. « Ramasse ! » Il s’exécute. Mais les cabines ne sont pas devenues libres pour autant. J’avise un vestiaire vide, prévu pour un groupe, scolaire ou sportif. Il n’est sans doute pas permis de s’y enfermer à deux, mais la loi est faite pour l’homme et non l’homme pour la loi : nous occuperons bibliquement les lieux.

Un petit peu mal à l’aise tout de même, je me dépêche de m’habiller, me séchant trop rapidement, écourtant surtout le moment de la nudité, de sorte que, quand je l’enfile, mon pantalon rechigne à glisser sur ma peau encore moite. Vient le tour de Robinson. À peine lui ai-je ôté sa combinaison que son pénis enfantin, au contact de l’air, libère un jet pressant de liquide inodore et transparent, impressionnant, irrépressible, souverain. Mon fils rend au vestiaire l’eau qu’il a prise au bassin. J’ai juste eu le temps de m’écarter. L’urine ne sent rien cette fois — l’eau n’ayant fait que traverser le corps.

En sortant, je songe à fuir comme un voleur mais, au dernier moment, arrive une dame en tablier, à laquelle j’explique en deux mots l’incident. Je vais jusqu’à lui demander un torchon et une raclette pour éponger moi-même le liquide coupable. Sans doute ma requête est-elle quelque peu hypocrite : comment pourrais-je nettoyer le sol tout en tenant la main de mon fils ? En réalité, je compte sur la magnanimité de la dame que j’ai ainsi abordée. Je fais bien : celle-ci se montre compréhensive et me sourit quand je la remercie avec empressement.

Dehors, le soleil est toujours anormalement chaud : le printemps fait semblant d’être l’été, à la façon dont Robinson et moi faisons semblant d’être un père et un fils.

Dans la voiture, Robinson est calme, bien attaché sur son siège, à l’arrière. Plus de cris d’enfants réverbérés par les eaux. Je ressens une sorte de bien-être passager. Pour en profiter pleinement, je repousse de quelques instants le moment de démarrer le moteur. De nouveau, la sensation physique ravive le passé : d’autres fins de piscine me reviennent en mémoire, d’abord de façon imprécise, comme si une synthèse de ces moments s’emparait de mon esprit, comme si je créais un faux souvenir par collage en assemblant diverses piscines, divers états de mon corps, plusieurs âges et autant de saisons. Puis, de ce magma, de cette série indistincte, se dégage, petit à petit, un souvenir précis.

Mon frère et moi partageons une cabine avec mon père ; vu la taille gigantesque de celui-ci, je dois être encore petit : sans doute suis-je même plus jeune que Robinson aujourd’hui, je n’ai pas dix ans. Nous avons quitté le bassin : nous nous essuyons. Par-dessus mon père en contre-plongée, je vois la paroi qui semble à peine plus haute que lui et, plus haut encore, le plafond commun à tout le vestiaire. Profitant de ce moment d’intimité avec ses deux fils, mon père nous parle de Socrate et de Platon, des Grecs qui ont vécu il y a très longtemps. Rien ne m’étonne dans cette situation, cela me paraît normal : si l’on est avec papa, il nous parle. S’il nous parle, c’est qu’il veut nous apprendre quelque chose. Et s’il veut nous apprendre quelque chose, cette chose ne ressemble en rien à ce qui se trouve dans nos bandes dessinées ou à ce qui se raconte à la télévision. Donc pourquoi pas Socrate à la piscine ? Soudain, une grosse voix s’élève, venant d’au-delà des parois de notre cabine, du monde extérieur. C’est une voix d’homme, immense, furieuse. Elle crie notre nom de famille, mais s’adresse en fait à mon père seul, qu’elle interpelle sans juger nécessaire de prononcer son prénom. La voix ajoute : « Fous la paix à tes gosses ! »

Quelques instants après, rhabillés, nous sortons et nous nous trouvons face à un type goguenard, que mon père reconnaît et qui se marre bruyamment : « Parler des philosophes grecs à ses moutards à la piscine ! » Je comprends que ce n’est pas normal — que mon père n’est pas tout à fait comme les autres —, que tous les papas ne cherchent pas à apprendre à leurs fils qui est Socrate, qui est Platon, qui est Freud, qui est Lacan. Il me serait plutôt difficile de suivre son exemple aujourd’hui.

Je tourne la tête vers l’arrière de la voiture : Robinson regarde toujours sereinement à travers la vitre et n’a pas l’air de s’étonner de notre immobilité. Il est très beau.