Robinson, après m’avoir jeté à la figure un morceau d’aspirateur, après avoir déchiré deux livres, tenté de se déculotter alors que je me trouvais à un mètre de lui, puis s’être emparé devant moi par deux fois d’un flacon de parfum malgré mon interdiction, réussit enfin à me faire perdre mon calme et, de rage, je jette par la fenêtre le cahier dans lequel s’accumule la première version des petits textes ici réunis. Cela ne me prend qu’un instant, juste le temps de crier : « Je n’ai même plus envie d’écrire sur toi ! »
Qu’est-ce qui m’a pris ? J’ai immédiatement conscience d’avoir commis un geste similaire au sien — lui qui n’aime rien tant que de jeter un objet le plus loin possible. Je m’en prends à lui, à travers ces textes qui nous relient — mais surtout à moi-même, comme si je crevais délibérément la bouée de sauvetage grâce à laquelle j’évite la noyade. C’est un petit suicide — oui — qui me rappelle la façon dont Robinson se mord l’index de la main droite. Ma honte ne fait qu’augmenter ma colère et je me mets à hurler : « Tu vas me tuer ! », comme si je voulais qu’il endosse la culpabilité de mon propre forfait — tout en sachant qu’il ne peut rien comprendre de mes mots ni de mes gestes — seulement souffrir du fait que je crie ainsi à tue-tête.
À vrai dire — à vrai mentir —, mon acte s’est voulu spectaculaire et autodestructeur, mais pas fatal : au moment de le lancer, je savais qu’il n’allait pas s’envoler, mon cahier, et qu’il tomberait soit dans la cour, soit sur la terrasse en bois qui la surplombe. Mais ai-je trop bien, trop mal visé ? Le cahier est parti de côté et a atterri dans la corniche du toit de l’annexe de la maison.
Un plombier est tombé de ce toit et, si l’homme en question s’en est sorti par miracle, il n’est pas imaginable d’emprunter le même chemin.
Cette situation absurde me calme. Confiant Robinson à la garde d’Hélène, je descends dans la cave et j’y retrouve rapidement un très long manche, auquel peuvent se fixer divers outils de jardin. Cet ustensile a appartenu à mon père, qui aimait jardiner. Après sa mort, quand nous avons vidé la maison, il m’est revenu car je suis le seul à posséder quelques ares de verdure en pente, même si je ne m’en occupe guère. Je remonte muni de cette hampe bienvenue et jusqu’alors inusitée.
Le manche s’approche de mon cahier, mais cinq mètres de parcourus n’empêchent pas cinq centimètres de nous en séparer. Je retourne dans la cave. Où donc sont passés les outils censés s’emmancher sur cette hampe ? Cela doit être cela : un râteau et ceci — comment cela s’appelle-t-il donc ? une serpette ?
La serpette enclenchée sur son manche touche mes feuillets, mais, comme je suis à bout de bras, je n’arrive qu’à la glisser et non à la soulever, si bien que je risque de pousser le cahier plus loin au lieu de le rapprocher. Heureusement, je parviens à me servir du rebord de la corniche comme d’un levier et la serpette pose ses griffes entre deux pages. Je la retire et le cahier, docile, l’accompagne.
Peut-être n’ai-je jeté mon cahier par la fenêtre qu’afin de ressentir la satisfaction de le retrouver — presque intact — à la façon dont Robinson éprouve du plaisir quand il cesse de se mordre l’index droit. Toujours est-il que ce texte, longtemps impossible, nous unit, lui et moi. S’en séparer, c’était nous disputer, alors qu’il ne le lira jamais — et que, paradoxalement, je ne l’écris que parce qu’il ne pourra jamais le lire. Le texte établit ainsi entre nous une communication tout à fait paradoxale.