Robinson me désigne régulièrement, en haut de l’armoire, le cylindre de plastique jaune servant à produire des bulles de savon. Il se fâche si je lui dis « Non » sous prétexte que je suis occupé, qu’il pleut, ou qu’il fait trop froid. Je préfère dire « Oui » et lui offrir ce petit plaisir durant un laps de temps très court plutôt que le lui refuser tout net. Il supporte mieux la frustration partielle que la frustration totale. Je vérifie alors qu’il n’a en main aucun objet susceptible d’être jeté par-dessus bord et j’ouvre la fenêtre. Celle-ci lui arrive à l’épaule : il met les mains sur la rambarde. Et, d’un souffle, je produis des bulles de savon qui s’éparpillent entre les toits et que nous avons tout le loisir d’observer, du haut de notre troisième étage.
Aujourd’hui, le vent traverse la ville avec brutalité, s’engouffrant dans notre rue comme s’il y poursuivait un voleur puis, changeant brutalement d’avis, tournant sur lui-même, opérant un demi-tour ou s’immobilisant soudain selon un caprice incompréhensible à nos yeux. Les bulles de savon, pourtant émises d’un même souffle, suivent des chemins contradictoires : le quart de seconde qui sépare leurs formations respectives suffit à les faire glisser sur un courant différent et à conférer à chacune un destin autonome. Elles semblent s’envoler à leur guise. S’il est rare qu’elles partent dans des directions diamétralement opposées, il serait plus exceptionnel encore de les voir se suivre en file indienne. Au vrai, cela n’est jamais arrivé. Je suis des yeux l’une d’elles qui atteint le bout de la rue et tourne au coin pour disparaître, exploit authentique, avant d’avoir éclaté.
Parfois, un passant pressé voit apparaître devant lui l’une de ces sphères fragiles qui lui rappelle sans doute sa lointaine enfance et il lève les yeux vers nous. Il est arrivé que le passant pressé en question nous lance alors un regard méfiant, incrédule, voire réprobateur — mais, le plus souvent, c’est un sourire, franc, gratuit, lumineux, qui parvient jusqu’à nous. (Cela fait du bien, tout de même, en ces pages, de parler de savon, d’autant qu’il y a beaucoup à dire du savon, comme dit un poète, exactement ce qu’il raconte lui-même jusqu’à disparition complète, épuisement du sujet et non de ce qu’il peut servir entre autres choses à nettoyer.)
Phénomène tout à fait exceptionnel, que j’observe aujourd’hui pour la première fois : une bulle qui vient de se former autour de mon souffle cogne une plus ancienne, émise lors de la tournée précédente — en général, le ciel, plus grand qu’une piste de pétanque, leur permet de s’éviter. Je me tourne vers Robinson en espérant qu’il a bien profité de ce spectacle inouï.
Mais je ne suis pas sûr qu’il regarde les bulles de savon se disséminer un moment en l’air. Il ne les suit en tout cas pas des yeux et assiste peut-être seulement à leur envol fugace à travers son champ de vision. Rien ne se passe quand je lui en désigne une, particulièrement grosse, subtilement irisée ou courageusement voyageuse. Et si je place devant sa bouche la lunette de plastique bleu dans laquelle une cuticule de solution savonneuse s’est laissé cueillir, il ne cherche nullement à m’imiter et à souffler au travers.
Pourtant, lorsque je me dis que j’ai l’air fin, à m’extasier ainsi tout seul, à voix haute, devant ces décevantes bulles de savon qui, en dépit de notre espoir d’enfin en voir une résister à la pression, finissent toujours par disparaître sans un mot, lorsque, en d’autres termes, j’en ai bel et bien ras-le-bol du bal des bulles dans le ciel bleu et que je m’interromps, Robinson se retourne aussitôt vers moi pour m’inciter à souffler derechef. Peut-être s’en fiche-t-il des bulles aériennes et craint-il simplement de me voir ensuite refermer la fenêtre. Peut-être est-ce la situation — moi derrière lui, la ville devant, l’air, ses bras sur la balustrade — qui lui plaît davantage que le jeu. Je n’en sais rien. Je sais que, dans ces moments-là, quelle que puisse être plus tard sa vie, quand je serai trop vieux, quand je serai mort, il est heureux.