Robinson n’est presque jamais seul. Et ce « presque » est déjà de trop à ses yeux. Il use de toute son imagination pour m’interdire de m’éloigner de lui. Parfois, quand un couple se distend, celui ou celle qui ne veut pas que l’autre parte menace de se suicider. Voilà le lien entre l’amour, la mort et la merde : Robinson, lui, menace de faire ses besoins partout. C’est encore plus efficace.
Mais les non-autistes sont ingénieux et cherchent toujours des trucs et des ficelles, des systèmes D et des bouts de sparadrap pour se sortir de l’embarras. À l’organique, au primordial, ils répondent par du pratico-pratique. À la merde ontologique, ils finissent par trouver la parade concrète.
Ma parade a pour nom : la salopette.
J’ai essayé les ceintures et les bretelles, mais il a facilement contourné ces obstacles rudimentaires. La salopette seule ne suffirait d’ailleurs pas. Elle doit être recouverte d’une chemise ou d’un pull pour faire preuve d’efficacité. Champion du monde quand il s’agit de baisser son pantalon en un temps record, Robinson est incapable d’ôter un chandail, sans doute parce que le moment du passage obscur de la tête dans le col, métaphore immortelle de la naissance, lui fait peur. Quant à ses chemises, il ne sait pas en ouvrir les boutons et, par miracle, n’a encore jamais songé à les arracher.
De toute façon, les magasins de vêtements, j’ai beau chercher et interroger anxieusement les vendeuses, ne proposent plus à leurs clients de salopettes pour les garçons — ou alors pour les tout petits bébés. Vivement que revienne la mode. J’ai donc acheté une salopette de fillette, un peu serrée. Comme je n’aime pas que mon fils soit ridicule, je la recouvre de ses vêtements habituels. La chemise ou le chandail ont donc un double usage : empêcher Robinson de se déshabiller et cacher cette grotesque camisole de force antimerde.
Or, puisqu’il faut tout dire, puisque ces pages ne constituent nullement un témoignage véridique, mais appartiennent au domaine de la fiction, plus précisément de la poésie épique, et qu’à ce titre elles participent à l’artifice de la littérature qui ne dit la vérité que lorsqu’elle ment, à moins que ce ne soit l’inverse, on sera content d’apprendre que, tout de même, ces épisodes éprouvants présentent un aspect positif — voire un progrès. Car, lorsque Robinson fait mine de se déshabiller, je le conduis ipso facto aux toilettes et il accepte alors d’y faire ses besoins, alors qu’il fut un temps, pas si lointain, où il préférait nettement remplir son lange. J’attendais longuement assis auprès du siège blanc sur lequel il se trouvait. Je lisais un peu de poésie — « Vieil Océan, aux vagues de cristal […] ; tu es un immense bleu, appliqué sur le corps de la terre : j’aime cette comparaison » —, puis, perdant patience, j’habillais mon fils, certain qu’une demi-heure plus tard il profiterait d’un moment de distraction pour emplir son lange de matières alvines, aux vagues de labour.
Ce temps est derrière nous, semble-t-il, les couches-culottes que je dois changer régulièrement ne sont plus lourds que de vagues d’urine aussi blondes que la rencontre fortuite, sous un soleil ardent, d’un épi de blé mûr et d’un surligneur jaune fluo.
Je suis alors sans cesse devant un dilemme : salopette — le nom, je m’en aperçois en l’écrivant, est déjà ridicule — ou pas salopette ?
La lui mettre, c’est opter pour la sécurité mais renoncer à toute éducation. Si je vois qu’il est temps pour lui de se rendre aux toilettes, le nombre d’opérations à effectuer afin d’y arriver à temps augmente de façon critique.
Ne pas lui mettre, c’est vivre dangereusement.
J’ai choisi le compromis. La plupart du temps no salopette et je le surveille de près. Si je dois le laisser seul — par exemple pour m’enfermer à mon tour aux waters, eh oui, ou si je veux faire une sieste : salopette.
À l’école (je ne parle guère ici de l’école — mais on ne peut pas tout faire), Robinson se déculotte encore plus souvent que chez son père, paraît-il, et devant les institutrices — il suffit qu’elles soient occupées par un autre petit oui-autiste —, mais seulement pour uriner — à chacun son dû, à chacun sa croix. Plus ingénieuses que moi, les institutrices ont inventé un autre système : une corde qu’elles faufilent à la place d’une ceinture dans les passants de son pantalon puis qu’elles croisent dans son dos, font passer derrière ses épaules et croisent à nouveau sur ses omoplates. Ainsi Robinson a l’air d’un cycliste des temps héroïques transportant avec lui sa chambre à air de rechange — ou d’un aviateur avec son parachute.
— Nous avons acheté une corde d’alpiniste dans un magasin spécialisé pour que sa peau ne soit pas irritée, m’ont expliqué ces femmes au courage exemplaire.
Il m’est difficile d’imaginer avec précision l’opération, Robinson se débattant tandis que les institutrices cherchent à le ligoter en douceur. Mais peut-être se laisse-t-il faire ? Il est capable de méfiance : il ne mange aucun aliment, même dûment répertorié par ses soins, sans au préalable en vérifier l’odeur. Il fronce les sourcils si je m’empare de sa brosse à dents. Mais, comme jamais il ne se projette dans autrui, sa méfiance est directe et ne devine rien des détours retors et pernicieux des non-autistes. La salopette, a priori, ne le gêne pas (et sans doute en va-t-il de même pour le cordage des institutrices) : il ne se rebiffe pas quand je la lui enfile, lève le pied comme pour son pantalon. Il oublie que, bientôt, elle sera une cage lui interdisant de peindre le mur avec sa merde.