Robinson isole, au milieu de la trop longue phrase que je viens de prononcer, les trois mots « brosser les dents » qui, pour lui, ne doivent former qu’un seul vocable et qui, en tout état de cause, provoquent aussitôt un vif mouvement de recul accompagné d’un gniiiii sonore. Il file dans son lit, se cache sous ses couvertures. Cela recommence : le grand non-autiste est encore pris de cette lubie incompréhensible ; lui d’ordinaire plutôt inoffensif, voilà qu’il caresse à nouveau le projet de me violer la bouche au moyen d’un ustensile mesquin et absurde.
Ma première tactique est de l’ordre de la douceur, de la persuasion, de la pédagogie : je prends ma voix la plus ronde, j’articule lentement, je souris. Robinson ouvre vaguement la mâchoire, mais il la resserre dès que j’y introduis la brosse à dents, qu’il mord de toutes ses forces. Le second assaut est encore plus inopérant : les bras de mon fils semblent se multiplier comme ceux de Shiva pour s’interposer entre ma main et son visage.
Je pourrais renoncer, pensez-vous peut-être, à quoi bon ? Hélas, il s’agit d’une de mes hantises : les caries, les maux de dents, l’insupportable douleur qui vrille le cerveau. J’immobilise donc Robinson comme je peux, en le couchant à terre, et j’opère de force, contre son gré. Cela ne contribue pas à nous préparer au sommeil, ce rude rituel, chaque soir.
Pour nous remettre de nos émotions et pour nous réconcilier, je propose moi-même ensuite à Robinson une petite séance de bulles de savon par la fenêtre de sa chambre.
Ce soir, j’ai une idée. Et si j’inversais l’ordre des opérations ? J’ouvre alors gratuitement la fenêtre et me munis à la fois de la brosse à dents et du nécessaire-à-bulles (si je puis dire). Robinson marque une certaine surprise, mais aussi une forme de satisfaction. Bientôt, il se met à rire alors que les premières sphères légères glissent au-dessus des toits. Je tente alors le tout pour le tout : je lui montre sa brosse à dents et le prie d’ouvrir la bouche. Il obtempère tranquillement et me laisse donner partout, molaires, canines, incisives, mâchoire supérieure, mâchoire inférieure, des petits coups de brosse vifs et précis. Je le félicite. Puis nous en revenons à nos bulles de savon. Même la guerre de Cent Ans a un jour pris fin.