Ai-je toujours eu un enfant dans les bras ? Calé sur mon flanc droit, à cheval sur mon bassin, les mains sur mes épaules, les fesses soutenues par mon bras le plus solide ? La vie au coin de ma vie ?
Comme son nom l’indique, le cimetière de Robermont se situe au sommet d’une ronde et large colline. Les tombes immobiles semblent en grimper ou en descendre les flancs. Quand de vieux arbres n’emplissent pas l’espace, le promeneur y jouit à chaque pas d’un paysage différent, campagnes qui s’étagent au loin, chemins tortueux, faubourgs de la ville lovés en contrebas, contre le fleuve… Aujourd’hui, alors qu’en compagnie d’Hadrien et de Zoé je parcours ce labyrinthe mélancolique et voluptueux à la recherche de nos morts, mes parents, mes grands-parents, qui ne sont pas regroupés, mon ami Arthur (dit Titus), un oncle, un cousin, je porte Robinson dans les bras. Malheureusement, il se débat : à ses yeux, cette plaine de jeux, avec ses modules psychomoteurs en marbre ou en granit, bien durs, mais pas trop hauts, faciles à escalader, est tout à fait irrésistible. Il est trop grand et mon dos est devenu trop fragile : je suis obligé de le laisser descendre. Malheureusement, il refuse tout autant de rester sagement à côté de moi en me donnant la main que de profiter du point de vue surélevé dont il jouissait dans mes bras. Comme je l’empêche de fuir, il crie, il enrage, il pleure de colère. Nous arrivons devant la tombe de ma grand-mère maternelle, située dans un tournant, au pied d’un arbre, un orme, je crois.
Je n’ai pas le temps d’en admirer l’épitaphe, une phrase en latin : « Sit tibi terra levis / La terre te soit légère », car Robinson, profitant de notre immobilité, redouble d’ardeur : il tire avec détermination mon bras, m’écartèle, s’agenouille pour augmenter encore sa force de traction, hurle à tue-tête et se mord férocement le doigt en dardant dans mes yeux un regard plein de désespoir, comme pour me signifier qu’il ne comprend nullement ma folle obstination. Je n’en peux plus. Les voisins de ma grand-mère ne sont guère fleuris, même en cette période de Toussaint, et le temps n’a même pas respecté leur patronyme : personne n’a pris soin de recoller les lettres de métal qui ont glissé sur la pierre, de sorte que les DETHIER ne s’appellent désormais plus que D HIER, ce qui n’est pas faux mais peut paraître vexant. De guerre lasse, dans un moment de faiblesse, je lâche Robinson, advienne que pourra ! Il se met aussitôt à escalader la tombe abandonnée. Mais une fois perché sur la croix, il attire les regards d’un couple de vieilles personnes. Un homme en manteau de chasseur vert, qui — pas de chance — ressemble à mon grand-père, tend vers mon second fils un doigt accusateur. Le caractère sacré du lieu l’empêche de crier sa colère — tout en la justifiant.
Grand-maman, grand-maman, j’aimerais t’adresser quelques pensées, te retrouver dans ma mémoire, ta démarche claudicante, le grain particulièrement caillouteux de ta voix, raconter à Zoé et à Hadrien ton entrée à l’université à une époque où les filles y constituaient une glorieuse exception, mais… je ne peux décemment pas laisser ton arrière-petit-fils profaner ton cimetière ! Je sens se poser sur moi de nombreux regards, tandis que, à la force du poignet, j’entraîne Robinson dans l’allée.
La colère des gens me transperce. Je plaide coupable, mais j’aimerais pouvoir faire état de circonstances atténuantes auprès de ces inconnus qui me jugent de loin, au vu d’un segment de ma vie, capté avec la technique de la caméra, en ne bénéficiant que d’une très mauvaise prise de son, un brouillard phonique d’où ne sourdent que les étranges lallations de Robinson, sans le secours d’un narrateur omniscient pour leur expliquer les tenants et les aboutissants de cette désagréable scène — un seul segment tronqué, certes, mais bien réel : telle est bien ma vie à cet instant précis, la mienne et celle de personne d’autre.
Mes deux aînés, frustrés, une fois de plus, par la tournure que prennent les événements en présence de leur cadet, m’emboîtent le pas et nous dévalons le sentier comme des voleurs, en entraînant un Robinson toujours aussi récalcitrant.
Je ne sais quel parti prendre : poursuivre la promenade ou battre en retraite. La tombe suivante, celle de ma grand-mère paternelle, se trouve à l’autre extrémité du cimetière. Nous pouvons, pour nous y rendre, emprunter des allées larges, dans lesquelles il sera plus facile de contenir Robinson. Nous passerons devant une statue funéraire blanche représentant une pleureuse tout entière recouverte d’un drap de marbre, que, depuis une dizaine d’années, une structure de verre et de métal protège des passants et des intempéries.
Il faudra ensuite s’approcher des grilles de sortie, longer un moment l’enceinte de briques rouges noircies par la pollution, contourner cette tombe lascive sur laquelle est toujours assise une femme nue de pierre beige, bombant la poitrine et penchant la tête en arrière. Si Robinson le veut bien, nous redescendrons ensuite une large allée et je connais le nom de la tombe après laquelle il conviendra d’obliquer vers la droite. Ce nom a une histoire qui mêle en mon passé propre, au plus loin, les propres fils qui nouent inextricablement l’amour, la mort et la merde.
Ai-je toujours eu un enfant dans les bras ? J’étais exactement au même endroit de la terre, une quinzaine d’années plus tôt, Robinson n’était pas né, mes parents étaient toujours pleinement en vie — c’était ma grand-mère qui venait de mourir, celle dont je porte le nom de femme mariée. Et c’était Hadrien qui occupait une place entre mon flanc et mon bras droit. Je suivais, en portant mon fils aîné, le convoi funéraire et, en prévision de visites futures, je cherchais autour de moi des points de repère à travers le champ de tombes.
Quelques jours plus tôt, mon frère César, en plein repas familial, s’était écrié, un large sourire aux lèvres :
— Sais-tu comment on appelle un pet un peu trop fort qui salit le calbar ?
— Euh, un pet mouillé, peut-être…
— Oui, mais c’est une expression. Il y a mieux et en un seul mot.
— Je ne sais pas…
Et il avait éclaté d’un rire tonitruant, répétant « Un bonus ! Ah ! Ah ! Ah… », avec une jovialité telle que, même si l’on ne trouvait pas cela si drôle, cette assimilation d’un misérable accident intestinal avec un cadeau publicitaire, il était difficile de ne pas le suivre dans son hilarité scatologique.
Lors de l’enterrement de notre grand-mère, comme le cortège tournait, une fois de plus, dans les dédales du cimetière, j’avisai une tombe, large, blanche et haute, sise au coin de l’allée dans laquelle nous nous engagions. J’en lus alors l’inscription dans l’espoir d’y relever un moyen mnémotechnique.
Par malheur, mon frère était à côté de moi. Je lui filai un discret petit coup de coude et lui désignai la tombe.
— Regarde…
Il éclata de rire, malgré lui. Et, malgré moi, je me mis moi aussi à rire de façon maladive et désagréable, secouant dans mes bras Hadrien incapable de comprendre ce qui nous arrivait.
Je n’avais pas encore pleuré, ce jour-là : la mort ressemblait à un spectacle dans lequel je ne parvenais pas à entrer, malgré l’affection que j’avais éprouvée pour ma grand-mère tant qu’elle était en vie. Et soudain, le rire et la merde, ces deux inénarrables compagnons, me projetaient au cœur de la scène, dans l’intime de la vie, la vie de la mort, même si c’était à une place que je ne voulais pas : celle du rieur et non celle du pleureur.
Je riais parce que mon frère riait, mon frère continuait à rire parce que je partageais son rire, nous riions parce que nous ne pouvions pas rire, parce que notre grand-mère était morte, parce qu’il existait des blagues scatologiques, parce que la mort est triste, la merde drôle et agressive, parce que nous avions envie de pleurer et que, comme un mangeur qui avale de travers, nous nous étions trompés de chemin, parce que nous n’étions pas des dieux mais de simples mortels et parce que, sur une tombe, nous avions lu les mots : « Famille BONUS ».
Un peu plus tard, à peine avions-nous repris nos esprits que notre cortège funéraire s’immobilisait et formait un cercle autour d’un trou au fond duquel un cercueil de bois clair était enfoncé par deux hommes habillés de toile bleue. Quand mon grand-père, qui avait pour nous toujours incarné l’ordre, l’assurance, la droiture et la bonté, l’air désespéré, perdu, paumé, frêle comme un enfant déguisé en vieillard, fit deux pas vers la fosse comme pour retenir sa femme, ou la suivre, dans mes bras, mon fils sentit le cœur de son père sursauter avec violence. Il prit peur : il crut que je mourais, moi aussi, que j’allais m’effondrer, tomber à terre et tomber sur lui. Mais je restais bien droit : j’éclatai, enfin ! en sanglots.
Zoé, Hadrien, Robinson et moi arrivons au carrefour immémorial où trône la tombe des Bonus — mais le plus jeune membre de notre quatuor s’est comporté de façon infernale durant tout le trajet : devant chaque tombe, il a cherché à se dégager en maugréant. Or, plus loin, le chemin s’avère moins praticable, les voies se resserrant, les tombes tentatrices se rapprochant — plus loin, c’est-à-dire après que l’on a dépassé la tombe mythique de la famille Bonus.
Aussi, la mort dans l’âme, après un dernier coup d’œil vers la vallée, nous renonçons ; nous qui aimons les souvenirs, les cimetières et la famille, nous faisons demi-tour pour rejoindre la voiture.