En entrant dans la chambre de Robinson, je tourne spontanément mon regard vers un livre d’enfant, Le Grand Livre des mots de Richard Scarry, exposé au sommet d’une étagère en bois, à l’abri de Robinson, qui a accès à d’autres livres plus petits et surtout plus solides, dont toutes les pages sont cartonnées. Quand il en parcourt un, il fait claquer son majeur, selon un geste qui lui est propre, sur chacune d’elles, rythmant sa lecture d’un bruit régulier. Le Grand Livre des mots est donc là pour décorer la pièce (j’aime sa couverture), mais il joue aussi à mes yeux un rôle (un peu irrationnel et idiot) de talisman, d’amulette protégeant mon fils — ou plus vraisemblablement me protégeant. Car ce livre m’a appartenu quand j’étais petit enfant — c’était mon livre préféré et j’ai passé des dizaines d’heures à le feuilleter. Il ne raconte pas d’histoire mais présente le monde, de façon ordonnée, dans sa moderne diversité. À côté de chaque objet représenté figure son nom en caractères d’imprimerie : peut-être mon amour des dictionnaires remonte-t-il au Grand Livre des mots. Le titre sans doute n’est pas indifférent : il conjure l’absence de langage qui caractérise Robinson. Et puis surtout ce livre, par-delà mon enfance, me ramène à ma mère. Sa couverture, à la suite de péripéties que j’ai oubliées, est abîmée : une languette de papier manque, en plein milieu de l’image. Celle-ci représente une maison vue de l’extérieur, avec un jardin traversé par une allée qu’emprunte un gentil facteur animalier, une taupe, lettre à la main. La partie arrachée couvrait un bout du jardin, un pan de l’allée, les pieds du facteur et les lettres « fac » du mot désignant ce dernier. Ma mère, avec tout le soin dont elle était capable, a complété le dessin, cherchant puis trouvant les crayons dont les couleurs étaient les plus proches du dessin original et, au moyen d’un feutre, qui a coulé un petit peu sur ce carton trop absorbant, elle a complété le mot « facteur ». Après quoi, elle a recouvert l’ensemble au moyen d’un plastique transparent autocollant, avec précaution, sans laisser la moindre bulle d’air en altérer la surface, et elle a renforcé le dos du livre grâce à un épais papier collant blanc disposé de façon tout à fait parallèle à ses bords. Je ne crois évidemment pas que ma mère et son amour soient présents par le truchement de ce livre. Ni même qu’à travers lui elle veille, du haut du céleste empire, sur son petit-fils — ma mère est morte et bien morte, je le mesure à chaque instant — mais, tout de même, j’éprouve une sorte de tendre réconfort à voir ce livre-là, à cette place-là, réparé par des doigts qui n’exécutent désormais plus aucun geste.
Aujourd’hui, comme d’habitude, en entrant dans la chambre de Robinson, je tourne donc mon regard vers Le Grand Livre des mots. Il n’est plus à sa place habituelle : il est à terre, déchiré en trois morceaux, la couverture est séparée en deux : une partie du dessin est restée sur le carton d’origine, l’autre est demeurée collée au papier transparent qui le recouvrait. Le pan restauré par ma mère est déchiré. Je ne me sens même pas fâché : je suis abattu. Robinson grandit plus vite que je ne veux bien l’admettre. À le voir, pas de doute qu’il a accès au sommet de son étagère. Je ramasse Le Grand Livre des mots de Richard Scarry et le mets à l’abri. Je le réparerai quand j’en aurai le courage.